La Guerre, ou le film vendangeur de Marcel Dugas

Rafaël Cham­ber­land

Résu­mé
L’article se veut une pré­sen­ta­tion sui­vie d’une lec­ture du poème « Film. La Guerre » paru dans le numé­ro de juin 1918 du Nigog, signé sous le pseu­do­nyme de Hilaire Le Jeune par Mar­cel Dugas. Suite à une mise en contexte socio-his­to­rique (Richard, Lacasse, Dje­ba­bla) et bio­gra­phique (Hay­ward, Dugas), nous pro­cé­de­rons à une lec­ture du poème en nous appuyant sur les concepts de pos­ture (Garand) et de sub­ver­sion de la notion de genre (Bonen­fant, Fil­teau) . Dans ce qui paraît être une triple géné­ci­té – conte allé­go­rique, poème en prose et ciné­ma – nous dis­cer­ne­rons les impli­ca­tions ciné­ma­to­gra­phiques en lien avec la struc­ture du poème et l’enchaînement des images ver­bales; une atten­tion par­ti­cu­lière sera por­tée à la pré­sence enva­his­sante du sang (Garonne, Dura­four) et à com­ment elle contri­bue à ins­crire pré­co­ce­ment le poème dans une lignée ciné­ma­to­gra­phique (Bazin, Dura­four) et poé­tique (Apol­li­naire, Fon­dane). Nous nous pen­che­rons aus­si sur ce qui relie le film (et la guerre) à une autre figure antique : Cybèle (Bor­geaud). Nous ver­rons com­ment ces impli­ca­tions dif­fèrent d’avec les pre­mières ten­ta­tives de Dugas dans Psy­ché au ciné­ma (1916), le ciné­ma­to­graphe n’inspirant plus un voyage inté­rieur dans une inti­mi­té démon­tée, mais au contraire, un regard sur la Nature. Ain­si, l’œuvre ne se réduit pas au dis­cours polé­mique de la revue, elle le dis­sout, le liqué­fie à même la prose, alors que l’auteur emprunte une pos­ture toute différente.


Il eut été étrange qu’à une époque où l’art popu­laire par excel­lence, le ciné­ma, est un livre d’images, les poètes n’eussent pas essayé de com­po­ser des images pour les esprits médi­ta­tifs et plus raf­fi­nés qui ne se contentent point des ima­gi­na­tions gros­sières des fabri­cants de films. – Apol­li­naire, L’esprit nou­veau et les poëtes, 1917 (p. 4)

Pré­sen­tée d’octobre 2014 à mars 2015 au Musée natio­nal des beaux-arts du Qué­bec, l’exposition « Vers un renou­veau artis­tique », dédiée aux peintres et sculp­teurs asso­ciés de près ou de loin au Nigog sou­li­gnait l’importance de l’art visuel pour le groupe d’auteurs de l’hebdomadaire. À l’occasion de son cen­te­naire, nous vou­drions tour­ner notre regard vers un autre type d’images insé­rées dans la revue : les images-ver­bales du poème en prose. À la suite des tra­vaux de Domi­nique Garand sur le fonc­tion­ne­ment dis­cur­sif des articles du Nigog pen­dant la « que­relle des régio­na­listes » au Qué­bec, Luc Bonen­fant a vou­lu réflé­chir sur les restes de la rhé­to­rique pro­pre­ment polé­mique de la revue, sur cet ensemble de textes que forment les brefs poèmes en proses qui jalonnent les numé­ros. Il y recon­naît une « appli­ca­tion directe des prin­cipes cri­tiques mis en place dans le dis­cours de la revue », et remarque tout par­ti­cu­liè­re­ment l’« ambi­va­lence for­melle de ces poèmes » (Bonen­fant, p. 126). Récit, conte, poème… scé­na­rio, ciné-poème? Dif­fi­cile de tran­cher consi­dé­rant le silence cri­tique « astu­cieux » des auteurs de la revue en ce qui a trait à la poé­sie en prose. Ces der­niers argu­mentent prin­ci­pa­le­ment au sujet de la poé­sie ver­si­fiée. « C’est sur le mode de l’implicite et du sous-enten­du qu’ils agissent sur la conscience poé­tique des lec­teurs de l’époque. Ils montrent […] le pou­voir de sub­ver­sion ins­ti­tu­tion­nelle que la notion de genre met en place. » (Bonen­fant, p. 126) C’est vers cet impli­cite et ce sous-enten­du que nous vou­drions por­ter notre atten­tion, en s’attardant à l’une des neuf proses poé­tiques de la revue.

« Film. La Guerre », signé par Mar­cel Dugas sous le pseu­do­nyme d’Hilaire Le Jeune, appa­raît dans le sixième numé­ro de juin 1918 (pour lire le poème, voir l’annexe 1 ci-des­sous)1. Après une pré­sen­ta­tion du contexte socio­lo­gique de l’époque au Qué­bec et du par­cours bio­gra­phique de l’auteur en lien avec le pre­mier conflit mon­dial, nous ten­te­rons une lec­ture du poème en cher­chant com­ment la forme ciné­ma­to­gra­phique inter­vient dans le déploie­ment de sa force poé­tique et contri­bue à son indé­ter­mi­na­tion géné­rique. Nous avons déjà réa­li­sé une pareille ten­ta­tive à pro­pos du recueil en proses Psy­ché au ciné­ma (1916) publié par le même Dugas2. Le ciné­ma y était vu comme un agent de l’exotisme prô­né par le cercle de l’auteur. Cepen­dant, plus qu’un exo­tisme de forme ou de conte­nu, nous en iden­ti­fiions un de type essen­tiel­le­ment intime et iden­ti­taire où le ciné­ma­to­graphe appa­rais­sait comme le moyen kaléi­do­sco­pique d’une inves­ti­ga­tion de soi. Deux ans plus tard, avec « Film. La Guerre », il nous semble que la convo­ca­tion du ciné­ma serve à bien autre chose qu’une des­cente inté­rieure pour Dugas (ou pour Hilaire Le Jeune). Le ciné­ma ne lui ins­pire plus un voyage inté­rieur dans une inti­mi­té démon­tée, mais au contraire, un regard scien­ti­fique décen­tré et dis­tan­cié sur la Nature, sur l’extérieur à soi. Psy­ché cède alors l’écran à Cybèle en temps de guerre. Le cadre change aus­si et passe du recueil intime à une revue d’art à ten­dance polé­mique. Remar­quons que les rap­ports étroits et cer­tai­ne­ment cli­chés entre le polé­mique, la vio­lence et la guerre sont rapi­de­ment éta­blis par Garand à l’aide du concept de posture :

Prendre posi­tion par rap­port à la vio­lence ou à la guerre consiste à vou­loir l’éliminer, sinon à la régle­men­ter. En par­lant de pos­ture je veux pro­po­ser une autre atti­tude, repo­sant sur le constat, que la vio­lence (le polé­mique) est au prin­cipe de toute socié­té et de tout dis­cours. […] la paix ne peut qu’être arra­chée à la guerre, gagnée de haute lutte; elle n’est pas non plus absence de guerre (rap­pe­lons-nous Héra­clite : « La guerre est père et mère de toutes choses. ») (Garand, p. 10).

C’est donc en rap­pro­chant le polé­miste du lut­teur que Garand éla­bore un sché­ma d’intervention à quatre prises : la prise de parole, la prise de pou­voir, la prise de posi­tion et fina­le­ment, la prise de pos­ture. Sans faire abs­trac­tion des trois pre­mières, il nous appa­raît que les poèmes en prose du Nigog exé­cutent, à leur façon, de for­mi­dables prises de pos­ture où le dis­cours « s’affirme par un style, une cer­taine atti­tude glo­bale [qui résulte de] l’inscription du sujet dans le lan­gage, de la manière dont il fan­tasme son dis­cours » (Garand, p. 30).

Une mystique persistante

Pour bien sai­sir les idées de Dugas sur la guerre, pour com­prendre leur évo­lu­tion au cours des années 1910, il nous faut nous pen­cher sur la figure du poète-sol­dat Charles Péguy, tué d’une balle au champ d’honneur le 5 sep­tembre 1914. Les tra­vaux cri­tiques de Dugas sur ce der­nier pré­dis­posent en quelque sorte la publi­ca­tion du poème « Film. La Guerre ». Dès le pre­mier numé­ro du Nigog, en jan­vier 1918, Robert de Roque­brune rédige une cri­tique de Ver­sions, recueil de deux confé­rences de Mar­cel Dugas, l’une sur Le Car­don­nel, l’autre sur Péguy. La constance et l’obstination de l’écrivain sont d’abord van­tées : « […] alors que plu­sieurs hésitent devant l’indifférence crois­sante d’un public entiè­re­ment sub­ju­gué par le ciné­ma, Mar­cel Dugas s’obstine avec un heu­reux entê­te­ment à publier ses livres », écrit Roque­brune (p. 27). Il pour­suit en sou­li­gnant la « quo­ti­dien­ne­té » de sa culture et en célé­brant l’artiste qui « n’ignore rien des récentes ten­ta­tives » (p. 28). On y note à la fois un désir chez le poète d’atteindre le public avec l’efficacité toute récente du ciné­ma, mais ce, par autre chose qu’un spec­tacle sub­ju­guant. « Après l’hommage à Ver­laine […], qui révé­la le sym­bo­lisme à un public stu­pé­fait, après le diver­tis­se­ment de « Psy­ché au Ciné­ma », Mar­cel Dugas fait paraître sur l’écran Le Car­don­nel et Péguy. » (p. 28) C’est cer­tai­ne­ment à autre chose qu’à du diver­tis­se­ment que Dugas convie main­te­nant son public. Ce qui étonne, c’est com­ment Roque­brune résume le par­cours du poète exac­te­ment comme celui d’un arti­san du ciné­ma qui fait « paraître » les hommes et les choses sur « l’écran », mais qui demande et appré­cie un public édu­qué, plu­tôt qu’un autre pris sous le joug d’une machine.

Ce qui atten­drit Dugas chez Péguy, c’est de le consta­ter heu­reux à l’idée de deve­nir un pay­san de la Loire, bûche­ron d’une forêt d’Orléans, de l’entendre faire l’éloge de ces tenaces aïeux pay­sans, vigne­rons. Main­te­nant, ce qui le charme, c’est de le voir dres­ser une mys­tique de Bon­té et de Liber­té, sym­bo­li­sée par Jeanne d’Arc, figu­ra­tion sublime de la France. Écou­tons Dugas qui nous révèle de quoi est com­po­sée la mys­tique de cet homme :

De tout, des sou­ve­nirs de l’histoire, du souffle vivi­fi­ca­teur que l’idéalisme fai­sait pas­ser sur le front des pro­phètes, de la brise qui sou­le­vait les che­veux de la Ber­gère, lorsqu’elle condui­sait ses agneaux boire aux fon­taines, de la fièvre d’un Miche­let écri­vant l’Histoire de France, de la pro­tes­ta­tion des âmes libres qui durant l’Affaire se coa­li­sèrent afin d’empêcher la condam­na­tion d’un inno­cent (p. 47).

Dans cet idéal, le souffle vivi­fiant et la brise mou­vante du monde s’allient aux fièvres et aux pro­tes­ta­tions, tan­dis que dans le même mou­ve­ment, les pro­phètes et his­to­riens se mêlent aux pay­sans et autres drey­fu­sards. L’essentiel pour Péguy demeure que la mys­tique, qui réunit le peuple, son his­toire et son envi­ron­ne­ment en un tout, ne soit pas dévo­rée par la poli­tique à laquelle elle a don­né nais­sance. Et en cas de crise géo­po­li­tique, que fait Jeanne d’Arc la gardienne :

Elle se penche sur l’âme des sol­dats fran­çais; elle les pénètre d’influences sub­tiles et d’illusions qui appri­voisent la mort, la font rece­voir avec délices ou fureur, ou espoirs de libé­ra­tions défi­ni­tives. En sep­tembre 1914, on meurt sur les bords de la Marne, pour une idée de déli­vrance; on s’en va tuer la guerre! Enthou­siasme col­lec­tif, mais qui, au sein de ce tré­pas gigan­tesque où s’abîment les jeunes forces de la France et de l’Allemagne, fait jaillir, sem­blable à une reine, jamais vain­cue, l’Illusion vic­to­rieuse de la nuit et de la mort (p. 62).

C’est une défi­ni­tion de la guerre quo­ti­dienne (pour reprendre le mot de Roque­brune) que Dugas tire de Péguy. Celle-ci est vue comme un enthou­siasme col­lec­tif où s’abîment les forces de la jeu­nesse, et d’où ne jaillit qu’une Illu­sion. Remar­quons que c’est aus­si à coups d’illusions et d’influences que Jeanne serait à même de vaincre la pre­mière. La mort au com­bat n’a que la sem­blance d’« une reine, jamais vain­cue », de ce fait, tou­jours détrô­nable par la fureur et l’espoir. Ain­si, deux illu­sions s’affrontent sur les champs : le car­nage total et la libé­ra­tion défi­ni­tive. Nous ver­rons bien­tôt com­ment, dans la prose « Film. La Guerre », Mar­cel Dugas sus­ci­te­ra la ren­contre de ces deux reines, et arti­cu­le­ra ces deux pha­lènes illu­soires dans ce qui se pré­sente comme étant du cinéma.

Remar­quons d’abord avec Annette Hay­ward que c’est dans Ver­sions que Dugas révèle à quel point son séjour pour des études en France, de 1910 à 1914, a modi­fié cer­taines atti­tudes du temps de ses chro­niques étu­diantes au Natio­na­liste. Cer­tains chan­ge­ments annon­cia­teurs d’exotisme appa­rais­saient déjà dans Psy­ché au ciné­ma, en rap­port aux « créa­teurs de neuves esthé­tiques » avec qui Dugas sera doré­na­vant de tout cœur3. Mais « ces chan­ge­ments dans les idées lit­té­raires de Dugas sont minimes com­pa­rés à ceux qu’a subis sa phi­lo­so­phie poli­tique et sociale. » (Hay­ward, 2006, p. 307) C’est au moment du retour de France que la pen­sée de l’écrivain acquiert cohé­rence et matu­ri­té. S’éloignant de sa jeu­nesse monar­chiste et anti­sé­mite, il se révèle socia­liste même si l’on retrouve encore dans Ver­sions les ten­dances mys­tiques des pre­mières publi­ca­tions. Il accepte Jeanne d’Arc, qui se bat­tait pour l’amour de la patrie, mais « l’homme inté­gral », le « grand prince » contem­po­rain de la récon­ci­lia­tion reste Jean Jau­rès : « je garde son cri dans mon âme et mes oreilles; je sais que ce cri-là pour­rait déli­vrer la terre » (Dugas, p. 81). L’évolution poli­tique de Dugas a donc sup­pri­mé les vieilles contra­dic­tions d’un poète à la fois nova­teur et réac­tion­naire par ses rap­pro­che­ments avec la droite natio­na­liste de Lio­nel Groulx. En s’éloignant de ce der­nier, son anti-régio­na­lisme s’accommodera mieux d’un nou­veau gau­chisme. Avant de nous inté­res­ser à la prose, voyons com­ment son retour à Mont­réal, en l’éloignant du champ de bataille fran­çais, lui impo­se­ra du même coup la dis­tance due à la média­tion du conflit qu’opèrent la cen­sure et la pro­pa­gande en sol canadien.

Propagande, révolte et invasion

À Mont­réal, les vues ani­mées et la pro­jec­tion d’actualités dans les salles de ciné­ma repré­sentent un vec­teur d’information impor­tant pour la popu­la­tion lors du pre­mier conflit mon­dial. Au Qué­bec, le Bureau de la cen­sure entre en fonc­tion dès 1913 (Lever, p. 66). En 1915, Ernest Oui­met, qui fonde la Spe­cial­ty Film Import Limi­ted, devient repré­sen­tant pour Pathé au moment même où le ciné­ma amé­ri­cain entre en plein essor. Suite aux cou­pures du Bureau, les Mont­réa­lais ont donc devant eux, en par­tie, une repré­sen­ta­tion de la Grande Guerre édul­co­rée par les auto­ri­tés qui pro­vient d’un tiers acteur, d’une tierce culture (les États-Unis de Woo­drow Wil­son ne rejoignent la Triple-Entente qu’en 1917). Mou­rad Dje­ba­bla s’est récem­ment attar­dé aux films de fic­tion sur la guerre dif­fu­sés en Onta­rio et au Qué­bec durant les années 1914–1918. Il en res­sort qu’un bon nombre se rap­proche de la pro­pa­gande; le film consti­tuant alors un « inter­mé­diaire entre le front, sa réa­li­té et la com­pré­hen­sion que les auto­ri­tés poli­tiques vou­laient que les civils aient de la guerre » (Dje­ba­bla, p. 11). Le ciné­ma et ce qu’on appe­lait les « News­reels » servent à entre­te­nir une illu­sion dans la popu­la­tion. On évite par exemple les images de cadavres, on filme les pré­pa­ra­tifs aux assauts et les ruines mais les mili­taires limitent l’accès aux com­bats (ce n’est qu’en octobre 1915 que les Bri­tan­niques accordent le droit aux opé­ra­teurs d’accéder au front) (Lacasse, p. 35). Du côté des films de fic­tion, l’amour indi­vi­duel y est asso­cié au com­bat natio­nal et le sacri­fice fémi­nin s’élève en exemple pour encou­ra­ger pères et fils à s’engager. Des dif­fé­rents titres que relève Dje­ba­bla, rete­nons l’exemple type de Hearts of the World, sor­ti au prin­temps 1918 au Qué­bec. L’œuvre du cinéaste David W. Grif­fith répond à une com­mande bri­tan­nique et fran­çaise à des fins de pro­pa­gande en Amé­rique du Nord. Le film « offre aux civils un paral­lèle entre une vie pai­sible dans un vil­lage fran­çais d’avant-guerre, mar­qué par l’innocence de jeunes amou­reux, et l’arrivée de troupes alle­mandes, à l’été 1914, détrui­sant les mai­sons et tor­tu­rant leurs habi­tants ». En incluant des images tour­nées au front, le film donne « un savant alliage entre fic­tion et réa­li­té qui per­met d’entretenir l’ambiguïté » (Dje­ba­bla, p. 17). Comme si l’indéterminisme conflic­tuel entre réa­li­té et fic­tion, qui consti­tue une che­ville impor­tante du ciné­ma, était exa­cer­bé en trai­tant la guerre de cette façon, réelle et recons­ti­tuée à la fois. La repré­sen­ta­tion du conflit armé force l’invasion mutuelle se jouant entre une réa­li­té cap­tée par la machine et une autre construite de toutes pièces. On doit y faire croire, sans tou­te­fois apeu­rer les spec­ta­teurs à outrance. Reste que le thème de l’invasion « revient sou­vent dans les pro­duc­tions afin de confron­ter les civils cana­diens à la “réa­li­té” de la menace alle­mande au Cana­da. » (Dje­ba­bla, p. 18)

Au Qué­bec, menace réelle ou pas, le constat est una­nime en cette qua­trième année de guerre, le temps est au sou­lè­ve­ment popu­laire. La Révo­lu­tion bol­ché­vique de 1917 ayant éli­mi­né un enne­mi des Alle­mands à l’est, les auto­ri­tés cana­diennes s’alarment en voyant le front de l’Ouest s’ouvrir, bien sûr, mais aus­si en rai­son de cet exemple de révolte popu­laire qui pour­rait ins­pi­rer le peuple qui s’affirme de plus en plus contre la conscrip­tion. Dès 1915, le volon­ta­riat s’essouffle. Le prin­ci­pal motif de dis­pense? Être agri­cul­teur. Avec tous les « spot­ters » qui chassent les dis­si­dents par toute la pro­vince, l’invasion semble drô­le­ment plus locale qu’étrangère. Atti­sés par le sen­ti­ment de ser­vir de boucs émis­saires, les Cana­diens fran­çais, à l’image des Irlan­dais de 1916, s’insurgent un lun­di de Pâques, le 1er avril 1918. Le 4 avril, la Loi mar­tiale est pas­sée à Qué­bec et s’entame le règne sans par­tage de l’armée. Quelque 6000 hommes fini­ront par être déployés au Qué­bec entre avril et juin 1918, soit pen­dant les trois mois qui pré­cé­dent la publi­ca­tion de « Film. La Guerre »4.

Les émeutes de Qué­bec ne sont donc pas l’expression d’une rage opi­née, mais bien le débor­de­ment annon­cé d’un sen­ti­ment d’injustice géné­ra­li­sé. Car, au-delà, des joutes ora­toires qui opposent impé­ria­listes anglo­phones et natio­na­listes fran­co­phones, une réa­li­té demeure, sou­vent oubliée, celle du peuple, qui voit son quo­ti­dien com­plè­te­ment bou­le­ver­sé par la conscrip­tion. À l’époque, le Qué­bec demeure lar­ge­ment une socié­té rurale pré­in­dus­trielle. Y domine une agri­cul­ture de type fami­lial, fai­ble­ment méca­ni­sée, laquelle néces­site une main‑d’œuvre mas­cu­line abon­dante (Richard, p. 156).

L’équilibre socio-éco­no­mique étant pré­caire chez le peuple agri­cul­teur, l’invasion de vil­lages euro­péens sur l’écran ne fait qu’encourager cette prise de conscience d’une vul­né­ra­bi­li­té consti­tu­tive. En plus d’y voir un symp­tôme de l’assujettissement du Qué­bec au Cana­da, Béa­trice Richard recon­naît l’émergence d’une conscience citoyenne en rup­ture avec les élites tra­di­tion­nelles, « une volon­té d’affirmation, encore informe, désor­ga­ni­sée, bal­bu­tiante, mais annon­cia­trice de moder­ni­té » (p. 159). Une émer­gence qui semble se jouer de la sorte sur dif­fé­rents plans sociaux du Qué­bec d’alors.

La guerre au Nigog

La guerre tra­verse de bout en bout les douze publi­ca­tions du Nigog. Nous avons droit dès le pre­mier numé­ro de jan­vier à la chro­nique heb­do­ma­daire Dia­logue des bêtes, où Paul Bru­not (Paul Pré­fon­taine) s’amuse à faire par­ler le peuple, peu édu­qué et naïf, sur des thèmes divers. La guerre est le pre­mier à y être dis­cu­té. On y entend chez les bêtes, la convic­tion de la supé­rio­ri­té des Alle­mands. « Les Fran­çais ont vou­lu enle­ver l’image du Christ du pré­toire et, comme puni­tion, Paris sera détruit. […] Par­lons d’autre chose; la guerre c’est si ennuyeux. J’ai jus­te­ment une bonne qui… » (Nigog, p. 32). Au mois de mars, sur le thème du Feu de Bar­busse, qu’on juge anar­chiste, immo­ral et voyou, on entend dire : « La guerre actuelle n’est pas poé­tique, il n’y a pas d’actions d’éclat; cette lutte de tran­chée enlève toute beau­té à la guerre. Nous vivons dans un temps bien pro­saïque; les héros n’existent plus. Oh! que j’aurais aimé vivre avec Jeanne d’Arc! » (Nigog, p. 100) Dans une autre rubrique heb­do­ma­daire, La Mare aux gre­nouilles, où, en fin de numé­ro, les auteurs cor­res­pondent, annoncent, sou­lignent, rec­ti­fient, on peut lire dès jan­vier, et plus sérieu­se­ment, ceci sous la plume de Robert de Roque­brune à pro­pos des récents Poèmes de guerre et d’amour d’Apollinaire :L’amour dit reste ici mais là-bas les obu­sÉ­pousent ardem­ment et sans cesse les buts

Ces deux vers ren­ferment plus de véri­té et sont une vision plus exacte de la guerre que les pages sen­ti­men­tales appe­lées solen­nel­le­ment par mon­sieur Lave­dan : « Les grandes heures » et qui encombrent l’Illus­tra­tion. La guerre aura ins­pi­ré les poëmes réa­listes d’Apollinaire, Le Feu de Bar­busse et la Vie des Mar­tyrs de Georges Duha­mel. Il fal­lait ces œuvres pour com­pen­ser l’innombrable lit­té­ra­ture de guerre (Nigog, p. 34).

Très peu de textes sont jugés inté­res­sants par­mi les sen­ti­men­ta­lismes de guerre outra­geu­se­ment publiés depuis le début des hos­ti­li­tés. On doit y remé­dier, chez les exo­tiques qué­bé­cois comme ailleurs. Luc Bonen­fant appro­fon­dit la lec­ture de deux poèmes en prose du Nigog signés Robert Laroque de Roque­brune, « Vent sur la route » et « Prose mar­tiale », qui consti­tuent cha­cun une réponse pra­tique à l’appel de la revue, en plus d’être la mise en œuvre du pro­jet exo­tique. Il recon­naît dans le second poème un conte socio­lo­gique com­por­tant une morale d’ordre uni­ver­sel; l’intemporalité étant sou­li­gnée par le « Il était une fois » emprun­té au genre. Il est clair qu’à l’examen, les proses de la revue se rap­prochent sou­vent de la forme du conte, « forme qui s’oppose à la réfé­ren­tia­li­té du genre nou­vel­lis­tique par son aspect réso­lu­ment allé­go­rique et énig­ma­tique » (Bonen­fant, p. 128). Aus­si, Bonen­fant prend soin de sou­li­gner l’utilisation inédite de l’iconographie dans « Prose mar­tiale ». La der­nière image s’arrête sur trois croix au faîte d’une col­line : « Et ces trois sol­dats morts pour la patrie et qui ne se connais­saient pas, dorment ensemble ». (Nigog, p. 53) Cette image clôt dou­ble­ment la prose selon lui; dans son pro­pos, elle « ava­lise la fata­li­té de la guerre » et tex­tuel­le­ment, « elle garan­tit la fin de la parole » (Bonen­fant, p. 129). Dans l’univers méta­pho­rique de Dugas, nous croi­se­rons aus­si de telles allé­go­rie et énigme. Avec « Film. La Guerre », nous serons encore une fois confron­tés à la fata­li­té et à la mort muette. Il y aura cepen­dant autre chose, l’imprécision des proses du Nigog quant à leur genre fait d’eux « des textes à part qui peuvent être lus sur un axe de géné­ci­té double » (p. 131) Le poème en prose est pra­ti­qué depuis très peu de temps au Qué­bec, les repères sont rares (outre L’Invitation à la vie de Robert de Roque­brune et Psy­ché au ciné­ma de Mar­cel Dugas; Sil­vio, Édouard-Zotique Mas­si­cotte et Gas­ton de Mon­ti­gny ont publié cer­tains poèmes en prose à la fin du XIXe siècle (Bonen­fant, p. 131)). Le conte allé­go­rique, aux racines du texte qui nous occupe, pre­nant la forme d’un cycle allant du tableau buco­lique au tableau apo­ca­lyp­tique, croise le poème en prose dans une triple géné­ci­té qui intègre aus­si le film. Ce der­nier struc­ture le poème de Dugas, son concept englo­bant autant le texte pré­pa­ra­toire ou des­crip­tif d’un scé­na­rio que les impli­ca­tions for­melles et tech­niques qu’il charrie.

Une lecture

« L’âme est à Dieu ce que l’œil est au soleil » — C. G. Jung, Psy­cho­lo­gie et alchimie

Le poème se pré­sente d’emblée sous les aspects d’un film pre­nant pour sujet une guerre qui res­te­ra indé­ter­mi­née. Le texte s’organise en une série de des­crip­tions d’images fil­mées répar­ties sur quatre bobines de film dis­tinctes. Cha­cune d’elles débute par l’expression « Le film s’allume » – for­mule agis­sant à la manière d’un « Il était une fois ». Mais plu­tôt qu’au loin­tain pas­sé indé­fi­ni et mer­veilleux du conte, la for­mule ren­voie ici à un pré­sent machi­né et uni­ver­sel. La pre­mière bobine com­porte une sorte de pro­logue éva­nes­cent lais­sant peu à peu place à une ronde de beau­té entre le soleil et un pay­sage. Ce dégra­dé de cou­leurs – vio­let, mauve, rose – se déploie comme une gri­saille, un camaïeu qui évoque l’imprécision des pre­miers pho­to­grammes d’une bobine de film tout juste enga­gée dans un pro­jec­teur, une indé­ter­mi­na­tion lumi­neuse que l’on com­pare à une « lampe qui fume ». Pré­cé­dant l’avènement du pay­sage enso­leillé, sur­viennent tou­te­fois deux per­son­nages : Cybèle et son amant ano­nyme. Si la Psy­ché de Dugas était conviée à la salle de ciné­ma, ou encore, cachée der­rière l’écran, Cybèle appa­raît ici clai­re­ment sur la pel­li­cule et n’est plus cette âme mys­té­rieuse sur laquelle enquê­ter, mais bien notre Terre-Mère, Mère des dieux et des hommes : « une puis­sance ancienne donc, pri­mor­diale, féconde et jus­ti­cière » (Bor­geaud, p. 28). La convo­ca­tion de Cybèle, autre figure mil­lé­naire à nou­veau jointe au ciné­ma, engendre donc un dépla­ce­ment pano­ra­mique du regard, pas­sant de l’intérieur vers l’extérieur, de l’individu aux peuples et peu­plades du monde. L’œil de la prose porte main­te­nant sur la Nature exté­rieure d’une façon toute imper­son­nelle – « on voit », « notre vue », « on dirait ». Ain­si, ce n’est plus le dis­po­si­tif d’un ciné­ma inté­rieur ou de la psy­ché mais une révé­la­tion (al)chimique, un dévoi­le­ment (Apo­ca­lypse) qui annonce une mise en colère ou en crise, non plus d’une iden­ti­té, mais de la Nature, force devant laquelle nous ne sommes désor­mais que simples spec­ta­teurs, sinon agents ano­nymes. Dugas aurait-il eu vent, lors de son pas­sage à Paris, de la monu­men­tale mono­gra­phie de 1912 par Hen­ri Graillot por­tant sur la figure de Cybèle (Bor­geaud, p. 17)? Dans son enquête récente sur les décli­nai­sons du mythe de la Mère des Dieux, Phi­lippe Bor­geaud nous ramène au socle ori­gi­nel de cette déesse qui plonge judi­cieu­se­ment son regard sur la Terre du haut d’un sommet :

[…] un trône sur la mon­tagne auquel il convient d’associer, sculp­tée dans la falaise d’Akpinar à quelques kilo­mètres de Mani­sa, ce que les Grecs recon­nais­saient comme la plus ancienne image de Cybèle […]. La Phry­gie, au sens large, est en effet terre de Cybèle. La déesse tire d’ailleurs son nom, dans la tra­di­tion grecque, d’une mon­tagne de cette région, lieu non iden­ti­fiable de sa pre­mière épiphanie.

La Phry­gie fait l’objet d’un double dis­cours : elle est à la fois une enti­té à jamais dis­pa­rue, le royaume de Midas, deve­nu légen­daire; et la sur­vie, rela­ti­ve­ment misé­rable, sur le même ter­ri­toire, d’une culture, d’une langue, d’une région. Midas, en grec clas­sique, désigne tan­tôt le grand roi de jadis dont on se plaît à impro­vi­ser l’épitaphe, tan­tôt, chez Aris­to­phane, un esclave de comé­die (Bor­geaud, p. 21).

Avec cette pré­sence antique qui ouvre le poème, nous sen­tons le désir chez Dugas de rap­pro­cher l’histoire natio­nale de l’histoire uni­ver­selle, de les enchaî­ner en iden­ti­fiant le régio­na­lisme aux pre­miers résis­tants d’une loin­taine anti­qui­té (y aurait-il un rap­pro­che­ment à faire entre la mère Cybèle et la mère sainte Anne?). Rap­pe­lons-nous que, comme chez bien d’autres, le bon­net phry­gien a été emprun­té par les rebelles patriotes de 1837–39, en signe de liber­té fon­da­men­tale des peuples, de leur affran­chis­se­ment, et en espoir d’une légi­time sur­vi­vance. Plus qu’au tra­gi-comique roi Midas, la déesse reste insé­pa­rable de son parèdre Attis. Sans doute caché der­rière ces méto­ny­miques « doigts jaunes », l’amant dévoile les formes pures du monde dont la prose nous indique le deve­nir san­glant, inex­tri­cable d’un amour délié par la vio­lence. Dans les dif­fé­rentes varia­tions du mythe, le jeune amant meurt, soit vic­time du père de sa maî­tresse, soit à l’issue d’une mal­heu­reuse chasse au san­glier, soit encore par le résul­tat d’une cas­tra­tion, cette ver­sion étant à l’origine des galles romaines (voir le cha­pitre « L’invention d’une mytho­lo­gie », Bor­geaud, p. 56–88). Mythe fon­da­teur des épan­che­ments rituels, le déchi­re­ment du voile des mains d’Attis annonce le déluge san­guin final qui, pour l’instant, se reflète sur la « face sai­gnante d’or » du soleil muet – inver­sion de l’image finale et ins­crip­tion d’un cycle. La prose attire ensuite notre regard sur un « car­ré de lumière » et cadre notre atten­tion inté­rieure par l’entremise d’un tra­vel­ling qui s’effectue dou­ce­ment. D’une forêt de peu­pliers à une petite mai­son blanche où, « plus loin », « en plein axe », une ville fumante appa­raît en pro­fon­deur de champ. « À gauche » du cadre, un lac zébré par des rayons roux accueille les troncs d’arbre comme des sphinx. La bobine se ter­mine sur le doux ruis­sel­le­ment d’une rosée qui clôt l’aurore.

Le deuxième film « s’allume » sur de simples actions pay­sannes. Le « balan­ce­ment des jambes » de la femme évo­lue à l’arrière-plan, tan­dis qu’« au pre­mier plan, dans le che­min du roi », les pieds des che­vaux « ravagent la terre » pour un ins­tant. Mais de ce deuxième mou­ve­ment pro­pre­ment violent des deux pre­mières bobines – le pre­mier étant le déchi­re­ment du voile qui révèle le monde – voi­là que « montent des pous­sières d’argent obs­cur­cis­sant un moment le car­ré de lumière ». Sont alors accom­plies deux fonc­tions oppo­sées de la vio­lence, éclai­rer et obs­cur­cir. La pre­mière moi­tié du poème se consacre néan­moins aux mou­ve­ments souples et doux, comme ceux pro­duits par la mai­son blanche « d’où monte une fumée blonde, mince, ténue – oh! ce che­veu de femme – imma­té­rielle presque. »5 Une alter­nance entre le mou­ve­ment et l’équilibre tra­verse l’entièreté du pay­sage qui ne cesse d’être per­tur­bé, pour ensuite reprendre son immo­bi­li­té. Ronde qui se per­pé­tue de l’aurore jusqu’à « l’azur étouf­fant de paresse et de par­fums ». Le balan­ce­ment du monde est mis en mou­ve­ment par le « vent léger, tiède, comme l’haleine d’un enfant »; nous recon­nais­sons subrep­ti­ce­ment ce souffle vivi­fi­ca­teur de l’idéalisme péguien qui sou­lève les che­veux des pay­sannes. Cette vie de l’habitant se tord dans un réseau séman­tique qui com­presse les images ver­bales et pro­cure au che­min du roi la valeur de tous les che­mins, à la pay­sanne celle de toutes les pay­sannes et au soleil celle de toutes les lumières. La Nou­velle-France s’imprègne d’une Nou­velle-Phry­gie, Midas se dore sous Louis XIV. Le monde révé­lé par les pro­chaines bobines subi­ra l’apothéose de cette alter­nance pérenne en s’abîmant sur son ver­sant néga­tif, obs­cur­cis­sant, jusqu’à en être réduit à néant.

En effet, la troi­sième bobine s’allume sur « un ciel rouge » qui a tout d’un embra­se­ment. « Le jour devient sombre. » L’effet de mon­tage est sai­sis­sant. La lumière de l’« osten­soir » diurne cède le cadre aux « innom­brables éclairs ». La dou­ceur des mou­ve­ments du pay­sage est chas­sée par une série de forces qui s’abattent sur la terre et le ciel pour tra­ver­ser la bobine. Une décli­nai­son trans­pa­raît : la terre est d’abord pres­sée par des forces natu­relles (tem­pête, trem­ble­ment, écla­te­ment), pour être ensuite fou­lée par la « mêlée » des sol­dats : « un tra­vail gigan­tesque des chairs s’opère, ample, for­mi­dable, cyclo­péen, et le pay­sage dis­pa­raît ». La déroute mène à la ter­rible image d’un océan rouge, annon­cée par l’urne vide du lac, où le sang des morts séjourne jusqu’à l’ouverture de la der­nière bobine. Le moment où « la terre, dans un der­nier spasme, écla­bousse le ciel en pourpre vio­la­cée », marque l’accomplissement de la ruine. Une chaîne séman­tique suit cette décli­nai­son : éclatent – s’aplatissent – tord – abat­tant – refou­le­ment – fou­lant – emplis­sant – forme rivière – déborde – conflue – s’infinise – écla­bousse. L’image se pres­su­rise, s’aplatit et se liqué­fie à l’instar des corps6. Et la guerre ne semble être qu’un moment dans cette trans­for­ma­tion, un effet décou­lant d’une cause plus grande qui aurait tous les aspects d’une colère divine. L’exemple, chez Ésaïe, de la célèbre para­bole biblique du Vignoble gas­pillé évo­quant le peuple élu com­pro­mis par un paga­nisme ingrat, est pro­bant. Au retour de sa ven­geance, le Sei­gneur se pré­sente aux portes de la ville où on l’accoste :

Qui est celui qui vient d’Édom / en habit lie-de- vin de Bos­tra / gra­cieux dans son bel équi­page / arc-bou­té sur sa force / immense? / – C’est moi qui pro­nonce la jus­tice / immense pour libé­rer / – que signi­fie le rouge sur ton bel équi­page / et cet accou­tre­ment de ven­dan­geur qui presse? / – Je presse tout seul dans la cuve / per­sonne avec moi, d’aucun peuple / je les presse dans ma colère / je les pié­tine dans ma rage / leur sang gicle sur mon habit / écla­bousse mes vête­ments – / oui : jour de ven­geance en mon cœur / voi­ci l’année de mon rachat – / je regarde : aucune aide / je m’en étonne : pas de relève / mais mon bras me libère / ma rage me relève / je foule des peuples dans ma rage / je les soûle de ma colère / et je répands leur sang par terre (Ésaïe, 63, 1–6).

La décli­nai­son des forces se pour­suit dans l’ultime bobine par les effets qu’elle entraîne, les vio­lences fai­sant d’abord tache pour ter­mi­ner leur course dans la ruine totale. Les actions sus­ci­tées par la colère divine dans l’Ancien Tes­ta­ment (presse – pié­tine – gicle – écla­bousse – foule – soûle – répands) s’accordent aisé­ment aux forces que Dugas choi­sit d’associer à la Guerre impla­cable. Dans un com­men­taire sur le pas­sage du livre d’Ésaïe, Daniele Gar­rone montre que la péren­ni­té de ce déver­se­ment de sang d’ordre pla­né­taire demeure la plu­part du temps en lien avec un revi­re­ment final qui ins­taure une res­tau­ra­tion et une fer­ti­li­té renou­ve­lée. Le confé­ren­cier évoque d’ailleurs la «Mar­seillaise », chant patrio­tique de la Révo­lu­tion fran­çaise, où le refrain chante ce renou­veau qui suit les mas­sacres : « Aux armes, citoyens/Formez vos bataillons/Marchons, marchons!/Qu’un sang impur/Abreuve nos sillons! » Même constat chez Bor­geaud qui, à pro­pos du mythe de la Mère des dieux, note ce moment essen­tiel du récit, comme à Éleu­sis, « celui d’un retour­ne­ment d’attitude. D’irritée à bien­fai­sante. De pas­sive à active. De la colère qui rend sté­rile à l’activité nour­ri­cière. […] Ce retour­ne­ment par le rire signi­fie la reprise des fonc­tions de vie » (Bor­geaud, p. 42). Chez Dugas, nul revi­re­ment ne s’opère, les « flam­beaux noirs » que forment les cadavres des peu­pliers7 «oscil­lent, s’éteignent », et aucun rire ne vient bri­ser le silen­cieux cata­falque. « C’est la mort, le silence, le néant ». Trois fini­tudes qui répondent aux trois croix du poème de Roque­brune et qui, mieux peut-être, nous font éprou­ver la fata­li­té de la guerre et nous cer­ti­fient la fin de la parole. Nous ne pou­vons nier l’aspect escha­to­lo­gique de cet épilogue.

Un peu de hauteur de vue

Le film n’était qu’image, nous sommes confron­tés au silence d’une bobine tout juste ter­mi­née, d’un pro­jec­teur main­te­nant éteint. Ce n’était qu’une illu­sion, se disent les spec­ta­teurs du ciné­ma, ras­su­rés, drô­le­ment secoués tou­te­fois par ces visions. « L’esprit nou­veau exige qu’on se donne de ces tâches pro­phé­tiques », affir­mait Apol­li­naire (p. 17). Nous viennent en tête, après ce dénoue­ment, les der­niers vers des Bohé­miens en voyage de Bau­de­laire, où Cybèle aug­mente ses ver­dures : « Devant ces voya­geurs, pour les­quels est ouvert/L’empire fami­lier des ténèbres futures »8. Ce temps que la Grande Guerre a d’ores et déjà ouvert; ce règne cou­tu­mier entr’aperçu par Charles Péguy, qui emporte avec lui l’illusion de la sau­ve­garde des hommes, nous lais­sant sur un mys­tère d’usage. Per­met­tez-nous de citer lon­gue­ment la finale de Ver­sions où Mar­cel Dugas exprime cet ultime aver­tis­se­ment du sol­dat fran­çais, comme quoi le sort de la civi­li­sa­tion est plus que jamais en jeu :

Péguy est mort ! Mais le des­tin des autres hommes ne s’est pas arrê­té. Il se com­plique d’un mys­tère: celui du feu, du sang et de la mort. Un feu qui obs­cur­cit tout l’horizon, un sang qui inonde les plaines de l’Europe, une mort qui frappe dans ses œuvres vives, dans les hommes de vingt et trente ans, les espé­rances du génie, de la liber­té et de la civi­li­sa­tion (p. 78–79).

[…] la cuve euro­péenne bouillonne de sang ver­sé; l’holocauste, pro­lon­gé par la science, ame­nui­sé, si je puis dire, par elle, plus direct et plus affreux, menace de gagner l’univers, que dis-je? l’enclave, le meur­trit, l’étouffe (p. 82–83).

Péguy est mort! et le crime, l’erreur de l’Europe s’élargissent; la rai­son, l’amour, la véri­té, le droit s’abîment dans une mer de sang; le sol « char­nel » se nour­rit, se gave de morts, de bles­sés, de mou­rants. C’est une espèce de curée de la terre où l’homme, avant de rede­ve­nir l’originelle pous­sière, se détruit et s’opiniâtre à la des­truc­tion de lui-même. Que de morts! Que de morts! […] Oui, Mes­sieurs, la terre s’éveille aux res­pon­sa­bi­li­tés, sou­lève le cou­vercle de son tom­beau; l’humanité repen­tante de ses hor­reurs, à moi­tié détruite, se redresse: la vieille mai­son va s’écrouler et elle ne sera que décombres devant la vie, sou­ve­raine du meurtre et qui va lui deman­der rai­son et le réduire. Et tous les morts, si broyés, si anéan­tis, si déchi­rés soient-ils, s’incorporant dans l’humanité ne feront plus qu’une gerbe auguste de cris, cla­mant la « Mar­seillaise » de la récon­ci­lia­tion uni­ver­selle. […] celle du maître Romain Rol­land, qui, sur la mon­tagne de Genève, riche de dépouilles pro­fa­nées, jette les sup­pli­ca­tions salu­taires à l’amour fra­ter­nel des peuples (p. 86–88).

Dif­fi­cile de recon­naître un tel salut dans « Film. La Guerre », mais nous sen­tons néan­moins l’urgence dans la pré­misse d’une récon­ci­lia­tion que semble pro­mettre cette vision sur­éle­vée de Romain Rol­land qui reçoit le prix Nobel de Lit­té­ra­ture en 1915 suite à la publi­ca­tion de son texte paci­fiste Au-des­sus de la mêlée (1914). Dugas trans­pose ce point de vue sur­plom­bant au trône bien­veillant de Cybèle et le reprend par l’angle d’une camé­ra en plon­gée. Le film-poème embrasse le lyrisme objec­tif d’un appa­reil d’enregistrement, lyrisme ren­du par ce camaïeu en début de bobine et par tous les efforts du poète enga­gé à renou­ve­ler, ou à flouer, les formes du poème. En 1917, Apol­li­naire, dans L’Esprit nou­veau, for­mule cet appel aux poètes :

Ils [les poètes] veulent enfin, un jour, machi­ner la poé­sie comme on a machi­né le monde. Ils veulent être les pre­miers à four­nir un lyrisme tout neuf à ces nou­veaux moyens d’expression qui ajoutent à l’art le mou­ve­ment et qui sont le pho­no­graphe et le ciné­ma. Ils n’en sont encore qu’à la période des incu­nables (p. 28–29).

Une décen­nie plus tard, le poète Ben­ja­min Fon­dane van­te­ra la tech­nique du ciné­ma­to­graphe qui est enfin « capable de for­ti­fier de mys­tère la réa­li­té, la plus vile soit-elle. Appa­reil à lyrisme, par excel­lence! » (p. 23) Pour l’instant, le pas­sage par le film per­met à la prose de Dugas d’emprunter cette vision glo­bale, large et toute puis­sante qu’offre la camé­ra, moins divine que décen­trée, exté­rieure et ano­nyme. Elle lui per­met de court-cir­cui­ter l’alchimie bau­de­lai­rienne des cor­res­pon­dances en fai­sant l’économie du sujet humain, d’une psy­ché indi­vi­duée9. Cette idée expli­que­rait-elle le choix d’un pseu­do­nyme pour la signa­ture de « Film. La Guerre »? Au-delà d’un goût du jeu, du théâ­tral et de l’imaginaire, Hay­ward remarque quelque chose de plus frap­pant. Ces signa­tures, tou­jours, « dési­gnent l’Autre, celui qu’on mar­gi­na­lise, qu’on rejette comme dif­fé­rent, qu’on per­sé­cute même par­fois afin de mieux défi­nir les para­mètres du moi et du même. » (Hay­ward, 1992, p. 126) La dési­gna­tion d’un Autre est néces­saire à l’émergence des conflits guer­riers qui se décident entre sol­dats incon­nus; pour­tant, à la fin de son film, Hilaire Le Jeune joint les enne­mis dans le car­nage et les fait repo­ser dans un même cer­cueil. Ils « dorment ensemble », nous dirait Roque­brune. L’art de masse que devien­dra le ciné­ma au XXe siècle par­ti­ci­pe­ra de cette ouver­ture du tom­beau de la terre. Il sera pos­sible de voir le sque­lette du monde, le crâne de Yorick s’étendre à l’échelle pla­né­taire un peu à l’image de cette « mai­son blanche » du coteau deve­nue crâne sans fond. Au terme de la lec­ture, nous pres­sen­tons les liens de sang qu’entretiendra le ciné­ma avec son siècle, de Resnais à Kubrick, du docu­men­taire à la fic­tion la plus fan­tasque. Dans un opus­cule sur l’œuvre du cinéaste Brian De Pal­ma, Jean-Michel Dura­four éla­bore une théo­rie du film envi­sa­gée comme sai­gne­ment, comme quoi les images ciné­ma­to­gra­phiques déclen­che­raient un épan­che­ment de signes vir­tuels : « […] c’est que les images de ciné­ma elles-mêmes saignent, qu’il y a un gou­let pul­sa­tile, une per­cep­tion dégout­tante des images » (Dura­four, p. 20). Et tout semble indi­quer que Dugas pro­cède, par les moyens de la prose, au dégou­lot­tage des images filmiques.

L’image est une trouée, une bles­sure ouverte sur le monde par laquelle le monde, coa­gu­lé en choses (les formes finies et contou­rées) par la per­cep­tion usuelle uti­li­taire, vient au devant de nous sous l’aspect d’évènements pro­cé­du­raux. L’image est cet entre-deux de la déchi­rure, de l’éclatement, de la dis­sé­mi­na­tion, plus ful­gu­ra­tion (expan­sive) que figu­ra­tion (close), appa­ri­tion qu’apparence (Dura­four, p. 50).

« Film. La Guerre » ne fait qu’exprimer cet entre-deux de la déchi­rure. La gaze ver­meille déro­bant Cybèle se rompt sous la bru­ta­li­té de l’amant ano­nyme, et de cette vio­lence « les formes sur­gissent nues, pures, dans toute leur beau­té » d’abord, et dans toute leur hor­reur ensuite. La ful­gu­ra­tion des appa­ri­tions sert à essen­tia­li­ser la guerre en péné­trant ses images par la prose poé­tique. Dugas recon­naît peut-être, comme Bazin plus tard, cet achè­ve­ment des images qu’entraîne le ciné­ma : « Pour la pre­mière fois, l’image des choses est aus­si celle de leur durée et comme la momie du chan­ge­ment. » (Bazin, p. 14) Une « face blême sur [un] cata­falque », mas­quée d’un voile qui « remue ».

Notion de genre et polémicité

Chez Ben­ja­min Fon­dane, que nous évo­quions plus tôt et selon qui « nous ne pou­vons nous inté­res­ser qu’à l’homme et à ce qui le détruit », le ciné­ma per­met de « regar­der plus avant dans les choses » (p. 24)10. Une pareille avan­cée se pro­duit chez Dugas où déjà, dans Psy­ché au ciné­ma, le ciné­ma­to­graphe per­met­tait de regar­der plus pro­fon­dé­ment en soi. Le poète cana­dien pour­suit cette avan­cée avec « Film. La Guerre » en annon­çant autre chose qui devien­dra un pro­gramme chez Fon­dane : le ciné-poème et le scé­na­rio intour­nable. Si le ciné­ma est pour Fon­dane une réponse polé­mique au clas­si­cisme, il repré­sente pour Dugas une réponse polé­mique au régio­na­lisme, un agent de l’exotisme reven­di­qué par son groupe. Nous recon­nais­sons bien la sub­ver­sion de la notion de genre iden­ti­fiée par Bonen­fant. La pos­ture emprun­tée par Dugas, sous pseu­do­nyme, pro­voque le lec­teur de façon désta­bi­li­sante (ses visions s’éloignent ter­ri­ble­ment de la majo­ri­té des films de l’époque) et exces­sive (jamais le Bureau de la cen­sure n’aurait per­mis à un tel car­nage d’être pro­je­té aux foules cana­diennes). L’œuvre ne se réduit plus au dis­cours polé­mique de la revue, elle le dis­sout, le liqué­fie à même la prose, cette der­nière auréo­lée d’une ambi­guï­té for­melle. En usant du pou­voir d’interpellation des images poé­tiques, d’autant plus fortes qu’elles se pré­sentent sous la forme d’un spec­tacle popu­laire, Mar­cel Dugas altère sa pos­ture et du même coup, son tra­vail de poète. Les dif­fé­rences mani­festes entre le ciné­ma de Psy­ché et celui de « Film. La Guerre » nous montrent en quoi le ciné­ma­to­graphe n’est pas qu’une tocade pour le poète, mais un réel outil ser­vant à ouvra­ger sa prose. Si pour les poèmes de Psy­ché au ciné­ma Claude Fil­teau par­lait à juste titre d’un « ciné­ma en prose », nous pour­rions, avec « Film. La Guerre », évo­quer le « film en prose ». Un genre inves­tis­sant moins l’aspect ima­gi­naire et psy­chique du ciné­ma que celui plus maté­riel du film comme tel.

Au terme de son ouvrage, Domi­nique Garand iden­ti­fie la parole lucide comme étant ce qui importe véri­ta­ble­ment devant la polé­mi­ci­té : « Une parole poé­tique […] capable de se jouer des mythes vio­lents qui sou­tiennent nos savoirs et nos idéo­lo­gies. Les faire jouer jusqu’au rire para­doxal, jusqu’à la contem­pla­tion silen­cieuse et sereine de l’inénarrable peur qui les fait naître. » (Garand, p. 224) Le ciné­ma cana­dien allait bien­tôt s’emparer d’un mythe qui relève de la femme guer­rière, la Jeanne de la Nou­velle-France, Made­leine de Ver­chères sor­ti­ra sur les écrans de 192211. Mar­cel Dugas, lui, aura déjà pro­je­té sur son écran les illu­sions de la guerre, leur ten­sion et leur déchirement.

ANNEXE 1

Film.La GuerreI

Le film s’allume.

On voit une lumière violette.

S’atténuant, le vio­let devient mauve; le mauve baisse d’un ton (comme on baisse la flamme trop haute d’une lampe qui fume) et du rose naît.

Alors, appa­raissent des doigts jaunes, longs et fluets, cares­sant dou­ce­ment, mol­le­ment la gaze ver­meille – soie déro­bant Cybèle aux yeux de l’amant qui fris­sonne sous le contact.

Les doigts jaunes, longs et fluets, par­courent les sur­faces du voile en d’infinies lan­gueurs; impa­tients, les doigts jaunes, longs et fluets, froissent le voile, et le voile se relève, se déchire; dans un geste bru­tal les doigts jaunes, longs et fluets, écartent com­plè­te­ment la gaze ver­meille : épar­pillés, effi­lo­chés, dis­pa­rais­sant, des lam­beaux montent dans l’azur. Et les formes sur­gissent nues, pures, dans toute leur beau­té : le soleil, un paysage.

Dans le car­ré de lumière chaude et ardente du matin d’août, à gauche, un bois de peu­pliers, immo­biles comme des sphinx, baignent leurs pieds dans un lac à sur­face de glace que zèbrent des rayons roux.

À tra­vers le bois, le bleu du ciel; des­sine des tri­angles, des losanges, des penta­gones, çà et là. À droite, une plaine, au ventre des blés mûrs, avec une mai­son blanche d’où monte une fumée blonde, mince, ténue, – oh! ce che­veu de femme – imma­té­rielle presque.

Plus loin un coteau.

En plein axe, au fond, des dômes verts, des clo­chers opa­lins à croix de cuivre, des toits gris et oranges aux che­mi­nées rouges et soufre d’une ville.

Le soleil est main­te­nant plus haut et radieux tel un osten­soir, darde sa face sai­gnante d’or sur le monde pros­ter­né et muet.

Et par­tout de la rosée ruis­selle, pal­pite, pleure, en bruine fine et fraîche où tour­noie une aurore fumeuse et douce.II

Le film s’allume.

Alors une femme sort de la mai­son et s’en vient au puits; elle repart déhan­chée, sous le faix du seau qui se ren­verse un peu au balan­ce­ment des jambes.

Une voi­ture passe au pre­mier plan, dans le che­min du roi; deux che­vaux la tirent, un homme marche à leurs côtés. Des pieds des qua­dru­pèdes, des roues de la char­rette, les­quels ravagent la terre, montent des pous­sières d’argent obs­cur­cis­sant un moment le car­ré de lumière épan­due devant nos yeux. Les pous­sières d’argent se dis­sipent et le pay­sage rede­vient normal.

Mais du vent léger, tiède, comme l’haleine d’un enfant, est appa­ru, passe : sous l’étreinte, les peu­pliers ont remué; le lac a ébau­ché des arabesques.

Mais le vent léger, tiède, a pas­sé; les peu­pliers lancent leur der­nier sou­pir; sur le lac, quelques lacis.

Puis le pay­sage reprend son immo­bi­li­té : c’est le règne des grands silences sous un azur étouf­fant de paresse et de par­fums.III

Le film s’allume sur un ciel rouge tra­ver­sé de longues fumées blanches et noires.

Le jour devient sombre. D’innombrables éclairs vrillent l’air empour­pré. Une barre jaune fait l’horizon.

Maintes gerbes de fumée éclatent dans la plaine, semblent sor­tir de terre. Maints peu­pliers se penchent, tombent, s’aplatissent. Un grand nombre de branches voltent en fusées sque­let­tiques. Telle une urne vide, voi­là le lac.

La mai­son blanche tord ses membres, plu­sieurs hommes, plu­sieurs femmes en sortent qui se sauvent. La che­mi­née tombe abat­tant du coup hommes et femmes.

Un che­val passe au galop, du sang au[x] naseaux.

Tout à coup, sur le coteau, des ombres ver­dâtres sur­gissent, sont dans la plaine. Et tou­jours d’autres ombres sur­gissent sur le coteau, des­cendent dans la plaine. Elles longent la route : ce sont des sol­dats. Ils se sont enfon­cés sous les bois. Sans inter­rup­tion, ils défilent, ils défilent : on dirait une inva­sion de mouches.

Un arrêt se pro­duit, le refou­le­ment pointe, se pré­cise, s’accélère, et en sens inverse le mou­ve­ment recom­mence. Main­te­nant à gauche, des sil­houettes bleues et vertes s’affrontent, la mêlée passe au centre; un tra­vail gigan­tesque des chairs s’opère, ample, for­mi­dable, cyclo­péen, et le pay­sage dis­pa­raît. Des masses tombent qui se battent encore; et d’autres masses passent fou­lant tout, crânes et ventres, sans pitié pour les tombés.

Puis sur le coteau des ombres ver­dâtres pour­sui­vies par des ombres bleues : la déroute.

Un brouillard voile notre vue. Quand la mer des vents a dis­per­sé ce brouillard on voit au centre une mon­tagne humaine; des jambes, des torses, des bras aux poings ten­dus vers le ciel, en blasphème.

Du sang, du sang coule des chairs des vivants, des cadavres; du sang emplis­sant le lac tan­tôt vide de son eau; du sang qui bouillonne, forme rivière. Le lac déborde, conflue avec la rivière, les deux forment mer, une mer gran­dis­sante, hou­leuse : l’océan.

Les vivants, les cadavres, se dis­loquent sous la pres­sion du sang, tour­noient, prennent le cou­rant et s’en vont vers des pôles loin­tains, vers leur destin.

Et ors un océan s’infinise, rouge de sang, où passent quelques épaves humaines.IV

Le film s’allume.

Cré­pus­cule.

La terre, dans un der­nier spasme, écla­bousse le ciel en pourpre violacée.

Une nuée lourde rase le sol rava­gé de rides pro­fondes et larges.

Là-bas, en plein centre, sur d’informes gibets, les sque­lettes aux bras levés grimacent :

la ville en ruine.

Les peu­pliers, tels des flam­beaux noirs, crispent leurs pointes en haut, implorent quelque chose, quelqu’un qui n’est pas venu. Nuit noire.

Len­te­ment, un à un les flam­beaux noirs s’illuminent au feu des constel­la­tions, pro­je­tant une lueur fade. Apo­théose d’horreur et de débris!

Ain­si qu’un grand cata­falque, le coteau estompe une sil­houette morne, impla­cable, irré­mis­sible. Une face blême sur ce cata­falque, la tête du mort : la mai­son blanche aux yeux sans fond.

Mais le voile qui cache le cer­cueil remue, les flammes des flam­beaux noirs oscil­lent, s’éteignent.

C’est la mort, le silence, le néant.HILAIRE LE JEUNE.

Bibliographie

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Notice biographique

Rafaël Cham­ber­land a étu­dié la lit­té­ra­ture com­pa­rée et le ciné­ma à l’Université de Mont­réal. Il a obte­nu une maî­trise à l’Université du Qué­bec à Mont­réal en études lit­té­raires. Il œuvre en tant que péda­gogue en inté­gra­tion cultu­relle et en ensei­gne­ment du fran­çais à Montréal.


  1. Des neuf proses publiées au Nigog, cinq sont signées R[obert] Laroque de Roque­brune (« Prose mar­tiale », p. 51–53; « Vent sur la route », p. 124; « La prime », p. 163–166; « L’univers en rond », p. 294; « Mont­réal », p. 400–402), trois Mar­cel Dugas (« Paillasse sur l’horizon », p. 177–180; « Ten­ta­tion », p. 323–324; « L’homme dans le champ de car­nage »; p. 281–286) et une Hilaire Le Jeune (« Film. La Guerre », p. 198–201), un des nom­breux pseu­do­nymes uti­li­sés par Dugas (voir Bonen­fant, p. 127).
  2. Rafaël Cham­ber­land, « Le ciné­ma comme agent de l’exotisme chez Mar­cel Dugas », Nou­velles Vues (revue sur les pra­tiques et les théo­ries du ciné­ma au Qué­bec), no 13, diri­gé par Els­pe­th­Tul­loch, hiver 2012, Uni­ver­si­té Laval. http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/fileadmin/nouvelles_vues/fichiers/Numero13icono/Le_ci nema_comme_agent_de_l_exotisme_chez_Marcel_Dugas__par_RAFAEL_CHAMBERLAND.pdf (consul­té le 5 avril 2018). Voir aus­si l’article de Claude Fil­teau en biblio­gra­phie : « Mais chez Dugas, c’est le mot « ciné­ma » pré­sent dans le titre du recueil ain­si que dans les énon­cés pro­gram­ma­tiques du para­texte qui, peut-être plus encore que l’ironie, fait signe à la moder­ni­té. Pour cette rai­son, nous par­le­rons désor­mais à pro­pos de Psy­ché au ciné­ma de « ciné­ma en prose ». » (p. 40).
  3. Voir Cham­ber­land, p. 4–5; Hay­ward, 2006, p. 217 et Fil­teau, p. 40–45.
  4. Voir Richard, p. 157.
  5. Ce che­veu de femme qui coupe la phrase est-il vrai­ment une méta­phore de la fumée ou plu­tôt un che­veu non dié­gé­tique qui s’est mal­en­con­treu­se­ment glis­sé dans le pro­jec­teur ou sur la pel­li­cule? Pré­sence d’une matière imma­té­ria­li­sée par la pro­jec­tion?
  6. Un film récent nous paraît avoir expri­mé cette pres­sion de l’image fil­mique sur les corps. Under the Skin (2014), du Bri­tan­nique Jona­than Gla­zer, raconte le pas­sage sur terre d’une extra-ter­restre andro­phage qui séduit les hommes afin de les absor­ber dans un plan de noir­ceur. Après coup, les corps y macèrent jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une peau de rai­sin dont le jus aura len­te­ment été extrait. Au fond, un canal, une rivière de sang for­mant la ligne rouge d’un hori­zon qui déter­mine un espace par­fai­te­ment obs­cur. « Dans ce lieu, il fal­lait faire en sorte que la noir­ceur soit infi­nie et que la lumière n’émane d’aucun endroit. J’ai ten­té de don­ner l’illusion d’un espace en une dimen­sion dans lequel les per­son­nages n’aient pas de pers­pec­tive, pas d’échappatoire. […] L’espace deve­nait un tom­beau ver­ti­gi­neux et sans issue. » Pro­pos de Daniel Lan­din, direc­teur de la pho­to­gra­phie numé­rique du film (Cahiers du ciné­ma, no 702, juillet/août 2014, p. 27)
  7. « Popu­lus L. – Peu­plier. Le nom géné­rique signi­fie peut-être sim­ple­ment : peuple ; chez les Romains on plan­tait cet arbre dans les lieux publics. » Frère Marie-Vic­to­rin, Flore lau­ren­tienne, Troi­sième édi­tion mise à jour et anno­tée par Luc Brouillet, Isa­belle Gou­let (éd. ori­gi­nale: Mont­réal, imp. de la salle, 1935), Les Presses de l’Université de Mont­réal, 1995, p. 161–162.
  8. Charles Bau­de­laire, Les Fleurs du mal, Paris, Gal­li­mard, 1996, p. 49.
  9. Pour « L’homme dans le champ de car­nage », der­nière prose de Mar­cel Dugas à être publiée au Nigog (vol. 1, no 12, p. 381, dédié à la mémoire du Lieu­te­nant Adolphe Oli­vier du ser­vice de san­té de l’armée cana­dienne, mort à 23 ans en octobre 1918), le poète pro­cé­de­ra autre­ment en se tour­nant plu­tôt vers les tech­niques du pho­no­graphe. Sept voix, âmes « échouées sur l’écueil de l’illusion », s’exaltent avant de rejoindre l’azur et se font entendre du poète; « tout revient sur le fil élec­trique que sont les nerfs » (Le Nigog, p. 382). Le champ de car­nage étant ici propre à chaque psy­ché, nous y recon­nais­sons les puis­sances post-mor­tem du cri de Jean Jau­rès seul capable de libé­rer la Terre et vaincre la Mort.
  10. Dans sa pré­sen­ta­tion, Michel Caras­sou rap­pelle que chez Fon­dane, à ses pre­miers vers écrits au temps de sa jeu­nesse en Mol­da­vie, alors que la Pre­mière Guerre mon­diale fai­sait rage, « la des­crip­tion de la cam­pagne mol­dave sur­gis­sait de sa mémoire comme une intime pro­tes­ta­tion contre la méca­nique des­truc­trice de la guerre ». (Fon­dane, p. 9) Plus tard, dans 2 x 2, l’introduction à ses Trois sce­na­rii (Ciné-poèmes de 1928) l’écrivain confesse sa perte de foi dans le pou­voir poé­tique : « C’est qu’une par­tie de moi-même que la poé­sie refou­lait pour pou­voir poser ses propres ques­tions, angois­santes, vient de trou­ver dans le ciné­ma un haut-par­leur à toute épreuve » (p. 26).
  11. Voir Ger­main Lacasse, « Écrire entre les lignes : Emma Gen­dron et le nou­veau ciné­ma qué­bé­cois des années 1920 », Nou­velles Vues, no 12 (prin­temps-été 2011), diri­gé par Jean-Pierre Sirois-Tra­han et Tho­mas Car­rier-Lafleur, Uni­ver­si­té Laval. http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/en/no-12-le-renouveau-dirige-par-jean-pierre-sirois-trahan/articles/ecrire-entre-les-lignes-emma-gendron-et-le-nouveau-cinema-quebecois-des-annees-1920-par-germain-lacasse/ (consul­té le 5 avril 2018).