La force de l’aveu comme intrigue cinématographique


Sophie Beau­par­lant


Résu­mé
Par l’étude des pra­tiques dia­lo­gales des films Mael­ström de Denis Vil­le­neuve et La Neu­vaine de Ber­nard Émond, cet article ques­tionne l’aveu, un acte de parole très pré­sent dans les scé­na­rios de films. Qu’il soit une révé­la­tion de laquelle émerge une intrigue ou encore ce vers quoi se dirigent les élé­ments du récit, l’aveu par­ti­cipe tou­jours à la ten­sion dra­ma­tique au ciné­ma. Notre hypo­thèse est que la mise en scène de l’aveu, et de ses troubles péri­phé­riques, peut être à la fois l’un des élé­ments por­teurs d’une intrigue ciné­ma­to­gra­phique et cela même qui capte l’attention du spec­ta­teur. En repre­nant notam­ment les concepts de mise en intrigue de Raphaël Baro­ni et de mise en phase de Roger Odin, nous pro­po­sons l’analyse du scé­na­rio de deux films qué­bé­cois pour voir en quoi la parole échan­gée (ou non) peut être un véri­table cata­ly­seur nar­ra­tif et un lieu de dévoi­le­ment de l’intériorité des personnages.


Le ciné­ma fas­cine notam­ment par sa façon de racon­ter des his­toires. Devant cet attrait irré­sis­tible, de mul­tiples ques­tions se posent, dont celle-ci : qu’est-ce qui incite le spec­ta­teur à entre­prendre et à pour­suivre l’aventure que lui pro­pose un film? Les rai­sons poten­tielles sont nom­breuses, du scé­na­rio aux per­son­nages, en pas­sant par les décors et la musique. Le tis­su ciné­ma­to­gra­phique est suf­fi­sam­ment riche pour qu’un même film inter­pelle des ciné­philes qui ont des inté­rêts dif­fé­rents. Et par­mi tout ce qui les tient en éveil, il y a sans aucun doute le dia­logue, et ce, tout par­ti­cu­liè­re­ment, lorsqu’une intrigue se construit autour de lui. Ain­si, la parole échan­gée et ses occur­rences signi­fiantes dans la confi­gu­ra­tion des évé­ne­ments et le par­cours dra­ma­tique des per­son­nages contri­bue­raient à créer et main­te­nir la ten­sion nar­ra­tive au cinéma.

Pour sou­te­nir cette hypo­thèse, nous pro­po­sons une étude de l’aveu, un acte de parole sin­gu­lier qui a des impli­ca­tions per­son­nelles, sociales et morales pour les sujets concer­nés. L’aveu sus­cite l’intérêt parce que les évé­ne­ments qui le font naître et ceux qu’il pro­voque, en amont comme en aval, créent un enjeu dia­lo­gal qui, d’une cer­taine manière, dépasse les autres évé­ne­ments du film. En effet, le retar­de­ment, l’évitement ou le dévoi­le­ment de cer­taines don­nées créent de la ten­sion, règlent la logique interne du récit en plus de deve­nir l’un des aspects qui lient le spec­ta­teur au film.

Par l’étude de deux films qué­bé­cois – Mael­ström (Denis Vil­le­neuve, 2000) et La Neu­vaine (Ber­nard Émond, 2005) –, nous sou­hai­tons voir dans quelle mesure la mise en scène de l’aveu, et de ses troubles péri­phé­riques, peut être à la fois l’un des élé­ments por­teurs d’une intrigue ciné­ma­to­gra­phique et cela même qui capte l’attention du spec­ta­teur. Les films choi­sis1 mettent tous en scène des per­son­nages aux prises avec la déli­cate ques­tion de l’aveu ain­si que, la plu­part du temps, celles de la culpa­bi­li­té, de l’isolement et de la crainte du juge­ment de l’autre. Ces oeuvres ciné­ma­to­gra­phiques sont riches pour scru­ter les com­por­te­ments lan­ga­giers de per­son­nages dont les des­tins ont en com­mun d’être entra­vés par un évé­ne­ment qui les confrontent aux écueils de la parole. Ce qui tra­vaille ces films de l’intérieur va au-delà d’un secret, d’un tabou ou d’une faute inavouable, et nous ver­rons que le carac­tère ten­sif de l’aveu peut modu­ler une intrigue et deve­nir le point d’intérêt du spec­ta­teur. Il sera ain­si pos­sible de rééva­luer le rôle de la parole dans la ges­tion de la ten­sion dra­ma­tique et de mesu­rer la force du duo aveu et intrigue lorsque la parole devient le point orga­ni­sa­teur de la nar­ra­ti­vi­té au cinéma.

Vibrer au rythme du film et de la parole

Des recherches récentes dans le domaine de la récep­tion des textes2 nous invitent à croire à une réelle ren­contre entre une œuvre de fic­tion et son des­ti­na­taire; ces études nous disent notam­ment que l’écoute d’un film implique le spec­ta­teur dans des dimen­sions émo­tion­nelle et cog­ni­tive. Nous par­ta­geons cette idée et c’est essen­tiel­le­ment par les concepts de mise en phase de Roger Odin et de mise en intrigue3 de Raphaël Baro­ni que nous obser­ve­rons la mise en scène de l’aveu en tant que point de connexion entre une œuvre et son interprète.

Pour sai­sir le rap­port qui s’installe entre un film et le spec­ta­teur, Roger Odin a mis au point un modèle sémio-prag­ma­tique afin d’aborder l’aspect fic­tion­na­li­sant4 des textes. Selon lui, la pro­duc­tion tex­tuelle est un double pro­ces­sus qui opère tant dans l’espace de la réa­li­sa­tion que dans celui de la lec­ture du texte. À par­tir de ce constat, le phé­no­mène de fic­tion­na­li­sa­tion s’envisage de la façon sui­vante : « voir un film comme un film de fic­tion, c’est vibrer au rythme des évé­ne­ments énon­cés par un énon­cia­teur fic­tif, de telle sorte que j’entre en phase avec ces évé­ne­ments et avec le sys­tème de valeurs qu’ils véhi­culent » (Odin, p. 64). Cette idée de vibrer au rythme des évé­ne­ments per­met la mise en phase qui est « une moda­li­té de la par­ti­ci­pa­tion affec­tive du spec­ta­teur au film » (p. 38). Selon Odin, les élé­ments qui règlent le condi­tion­ne­ment affec­tif et cog­ni­tif du spec­ta­teur sont mul­tiples5 et ce sont eux qui per­mettent une connexion avec le film puisque « [l]a mise en phase est une rela­tion de rela­tions : un même sys­tème struc­ture à la fois les rela­tions dié­gé­tiques et les rela­tions qui s’instaurent entre le film et son spec­ta­teur : les rela­tions fil­miques » (p. 44). Ces rela­tions fil­miques sont donc créées à rebours, après que le spec­ta­teur a été hap­pé par le résul­tat des rela­tions dié­gé­tiques que pro­pose le film. Ce résul­tat, qui se tra­duit sou­vent en effets et en affects, se pré­pare depuis l’écriture du scé­na­rio jusqu’à la réa­li­sa­tion et le mon­tage du film pen­dant les­quels s’organise la mise en scène du dia­logue dans l’espace fictionnel.

De son côté, Raphaël Baro­ni pro­pose une rééva­lua­tion des fonc­tions nar­ra­tives des textes en ajou­tant l’analyse cog­ni­tive et la psy­cho­lo­gie des émo­tions aux dimen­sions lit­té­raire, lin­guis­tique et sémio­tique. Il défi­nit le phé­no­mène de la mise en intrigue des évé­ne­ments comme étant « une stra­té­gie tex­tuelle ten­sive visant à intri­guer le des­ti­na­taire en retar­dant l’introduction d’une infor­ma­tion qu’il sou­hai­te­rait connaître d’emblée » (Baro­ni, 2006, p. 172). Les notions d’émotion et de com­pré­hen­sion opèrent conjoin­te­ment dans le tra­vail de lec­ture et per­mettent « l’expérience d’un heurt entre nos attentes et l’altérité que leur oppose le texte; expé­rience qui nous contraint à révi­ser nos pré­ju­gés de manière à pro­duire une com­pré­hen­sion renou­ve­lée du texte et du monde » (Baro­ni, 2007, p. 35). Baro­ni et Odin par­tagent donc une posi­tion simi­laire en ce qui concerne le tra­vail cog­ni­tif et l’implication émo­tion­nelle du spec­ta­teur face à une œuvre de fic­tion et nous allons dans le même sens qu’eux pour l’étude de l’aveu au cinéma.

Un des prin­cipes scé­na­ris­tiques les plus recon­nus veut que, de scène en scène, un film doive sus­ci­ter l’intérêt et don­ner l’envie de connaître la suite des évé­ne­ments et le dénoue­ment de l’histoire. Dans le même esprit, Baro­ni nous dit qu’il existe trois façons de créer une intrigue, soit en sus­ci­tant la sur­prise, la curio­si­té ou le sus­pense, qui se défi­nissent comme suit :

Sur­prise. La sur­prise serait carac­té­ri­sée par l’effacement de la sur­face tex­tuelle d’un évé­ne­ment ini­tial impor­tant […] C’est par consé­quent la dis­si­mu­la­tion pro­vi­soire d’une infor­ma­tion cru­ciale qui per­met­trait la créa­tion d’une surprise.

Curio­si­té. […] La curio­si­té est […] fon­dée sur une incer­ti­tude concer­nant “ce qui s’est pas­sé”, et le texte doit à la fois dis­si­mu­ler des élé­ments cru­ciaux et lais­ser trans­pi­rer cer­tains indices qui visent à exci­ter l’intérêt du destinataire.

Sus­pense. Le sus­pense serait enfin créé par un évé­ne­ment ini­tial ayant la poten­tia­li­té de conduire à un résul­tat impor­tant (bon ou mau­vais) pour un ou plu­sieurs des per­son­nages prin­ci­paux et il ne requer­rait par consé­quent aucune forme d’obscurité, mais, au contraire, un cer­tain res­pect de la chro­no­lo­gie (Baro­ni, 2007, p. 107–108).

Ain­si, la sur­prise est créée par l’apparition d’une infor­ma­tion nou­velle, la curio­si­té naît d’une rete­nue d’information et le sus­pense est lié à un évé­ne­ment ini­tial au poten­tiel trans­for­ma­teur cer­tain et à la chro­no­lo­gie des autres évé­ne­ments qui le sui­vront. L’effet que pro­duit un récit fil­mique chez le spec­ta­teur résulte donc de la mise en intrigue qui orga­nise la ten­sion, en fonc­tion de laquelle se réa­lise la mise en phase du spec­ta­teur avec l’univers fic­tion­nel. Ces effets prennent forme au ciné­ma par une mul­ti­tude de pro­cé­dés, mais il est frap­pant de voir à quel point un per­son­nage qui cache un secret, qui vit avec de la culpa­bi­li­té ou qui hésite à avouer sa faute pos­sède une force impres­sion­nante pour nour­rir une intrigue et créer de la tension.

Baro­ni nous dit par ailleurs que la ten­sion nar­ra­tive se joue selon trois phases du récit que le spec­ta­teur actua­lise suc­ces­si­ve­ment au fil de la lec­ture : a) le nœud qui « pro­duit un ques­tion­ne­ment qui agit comme un déclen­cheur de la ten­sion nar­ra­tive », b) le retard qui « confi­gure la phase d’attente pen­dant laquelle l’incer­ti­tude res­sen­tie est par­tiel­le­ment com­pen­sée par l’anti­ci­pa­tion du dénoue­ment atten­du », c) le dénoue­ment qui « fait sur­ve­nir ana­pho­ri­que­ment la réponse que four­nit le récit aux ques­tions de l’interprète » (Baro­ni, 2006, p. 170). Ain­si, tout au long de l’écoute d’un film dont le scé­na­rio est orien­té vers un aveu, le spec­ta­teur se pose plu­sieurs ques­tions qu’il rééva­lue au fil des évé­ne­ments : le sujet cou­pable va-t-il par­ler? Les autres per­son­nages savent-ils ou vont-ils savoir ce que nous savons? Quelles seront les consé­quences de l’aveu? Pour que ces ques­tions se posent, le ciné­ma use d’un outil scé­na­ris­tique de grande valeur, soit la ges­tion des savoirs6. Jouer sur des prin­cipes tels que ce que le public sait qu’un per­son­nage ne sait pas ou ce que le per­son­nage cache que le spec­ta­teur désire savoir sont autant de façons de créer une intrigue ciné­ma­to­gra­phique. En mani­pu­lant les infor­ma­tions, tant sur le plan de l’ordre que de la manière et du contexte dans les­quels elles seront annon­cées, le scé­na­riste tisse son his­toire en se demandant

s’il existe entre le nar­ra­taire et le(s) personnage(s) une inéga­li­té de savoirs – un défi­cit dans un sens ou dans un autre. Le savoir à prendre en compte est ici le savoir per­ti­nent pour le récit, et le défi­cit n’est inté­res­sant à consi­dé­rer que s’il pro­duit des effets nar­ra­tifs repé­rables. En effet, il est évident que, d’une façon géné­rale, le spec­ta­teur (lec­teur, nar­ra­taire) en sait tou­jours plus que le per­son­nage : il connaît, par exemple, les lois du genre, il a une idée du type d’événement sus­cep­tibles de se pro­duire, il sait que le héros – sur­tout s’il est incar­né par un acteur vedette – ne peut pas mou­rir au début de l’histoire, etc. Inver­se­ment, on pour­rait sou­te­nir que sur son monde et son his­toire, le per­son­nage sait néces­sai­re­ment des mul­ti­tudes de choses que le spec­ta­teur ignore et ne peut décou­vrir que pro­gres­si­ve­ment et par­tiel­le­ment (Roche et Taran­ger, p. 164–165).

Nous ten­te­rons donc de voir de quelle façon cha­cun des films de notre cor­pus crée volon­tai­re­ment cer­tains effets liés aux savoirs, comme des déca­lages épis­té­miques entre les per­son­nages et le spec­ta­teur, pour créer de la ten­sion par une intrigue bâtie autour d’un acte de parole au pou­voir trans­for­ma­teur et aux impacts rela­tion­nels certains.

L’aveu et la tension narrative dans le film Maelström

La ques­tion de l’aveu sous-entend, entre autres, le sens des valeurs et les images impli­cites de soi ain­si que la dua­li­té du bien et du mal, de la véri­té et du men­songe, de la faute et de la culpa­bi­li­té. Ces dimen­sions humaines ins­pirent les cinéastes qui en font un véri­table enjeu dia­lo­gal à par­tir duquel ils tissent la trame dra­ma­tique de leurs films. Étu­dier la parole en tant que point orga­ni­sa­teur d’un récit fil­mique nous invite à remar­quer qu’il y a plu­sieurs façons de nouer une intrigue autour d’un aveu; le per­son­nage avoue sa faute en début de film et la mon­tée dra­ma­tique est nour­rie par les consé­quences de l’aveu, le per­son­nage cache un secret et l’aveu est le point culmi­nant (cli­max) du scé­na­rio, le per­son­nage n’avoue jamais sa faute et le film explore les impli­ca­tions de son choix, etc. Mais peu importe la posi­tion de l’aveu dans le scé­na­rio et la forme de l’intrigue, ce qui sus­cite l’intérêt est néces­sai­re­ment lié au fait de par­ler ou non de cer­taines choses. Ain­si, le verbe est le point ten­sif du récit et c’est l’organisation nar­ra­tive et fil­mique qui per­met aux répliques de prendre leur pleine valeur et d’augmenter la mise en phase du spec­ta­teur. Par ailleurs, tout cela par­ti­cipe à faire naître et trans­pa­raître les enjeux et le thème du film par et dans le dialogue.

Dans le film Mael­ström, l’aveu est l’objet de la mise en intrigue. En mani­pu­lant les infor­ma­tions avec soin, le cinéaste Denis Vil­le­neuve joue avec la forme du scé­na­rio7 pour ren­for­cer l’effet intri­gant et la mise en phase du spec­ta­teur avec l’histoire. Au début du film, nous décou­vrons, dans une espèce de chambre de tor­ture, un pois­son san­gui­nolent qui a la facul­té de par­ler. Figure de nature fan­tas­tique dans un film qui n’est pour­tant pas de ce genre, ce pois­son y joue le rôle d’un nar­ra­teur qui, de façon méta­pho­rique, incarne le côté à la fois mor­bide et iro­nique des évé­ne­ments mis en scène. D’entrée de jeu, le pois­son qui vit une lente ago­nie nous dit : « une jeune femme entame un long voyage vers la réa­li­té ». Cette femme, c’est Bibiane, le per­son­nage prin­ci­pal qui, dès la pre­mière scène du film, vit un avor­te­ment. Cet évé­ne­ment trau­ma­ti­sant engendre de la culpa­bi­li­té et, mal­gré les paroles d’une amie qui prend soin d’elle – « La culpa­bi­li­té, c’est inutile. Il faut assu­mer » –, la femme dans la mi-ving­taine est per­tur­bée. Elle sort dans un bar pour s’étourdir et en ren­trant chez elle, au volant de sa voi­ture qu’elle conduit en état d’ébriété, elle happe un homme qui tra­verse la rue. Bibiane fuit la scène sans por­ter secours à la vic­time et ne voit pas l’homme qui se relève. For­te­ment secoué par l’accident, il se rend chez lui et meurt assis sur une chaise dans sa cuisine.

Dou­ble­ment trau­ma­ti­sée par l’avortement et l’accident, Bibiane se replie sur elle-même, garde l’accident sous silence et s’enfonce dans un lourd pro­ces­sus de culpa­bi­li­sa­tion. Mais autour d’elle, per­sonne ne voit l’ampleur de sa détresse, asso­ciant son trouble aux seules réper­cus­sions de l’avortement. Cet évé­ne­ment lui sert par ailleurs d’excuse pour vivre en silence le choc trau­ma­tique de l’accident. Mais son « voyage vers la réa­li­té » com­mence alors qu’elle apprend par la rubrique nécro­lo­gique d’un jour­nal que l’homme qu’elle a hap­pé, un pois­son­nier, est mort. Atter­rée, elle raconte son méfait à un homme ren­con­tré dans une sta­tion de métro, esti­mant sans doute l’aveu moins impli­quant lorsqu’il est livré à un incon­nu. Elle avoue avoir « tué quelqu’un par acci­dent » et lui demande si elle doit se dénon­cer à la police mal­gré le fait que per­sonne ne sait qu’elle est la cou­pable. Sur un ton déta­ché, l’inconnu lui répond « Il est mort. Si y est mort, qu’est-ce que ça change? Ça change rien », puis ter­mine par ce conseil : « Moi, si j’étais vous là, je fer­me­rais ma gueule ». À par­tir de ce moment, on sup­pose qu’elle prend la déci­sion de ne pas par­ler des évé­ne­ments et d’assumer les impli­ca­tions culpa­bi­li­santes de son choix. Mais la suite des actions a de quoi nous lais­ser per­plexes, tout en sus­ci­tant notre curiosité.

Contre toute attente, elle se rend au salon funé­raire où sa vic­time est expo­sée et, à son grand éton­ne­ment tout autant que le nôtre, y ren­contre le fils du défunt, Évian. Aucun indice ne lais­sait pré­sa­ger l’arrivée de ce nou­veau per­son­nage et cela nous force à revoir les pré­vi­sions que nous nous étions faites jusqu’ici sur le par­cours de la jeune femme8. Igno­rant l’existence de ce fils et déjouée dans ses plans, Bibiane use de men­songes pour mas­quer son iden­ti­té : elle dit à Évian qu’elle était la voi­sine de son père et qu’elle est hôtesse de l’air. Tout cela est évi­dem­ment faux et ali­mente la ten­sion nar­ra­tive en main­te­nant l’écart entre les infor­ma­tions connues par le spec­ta­teur et par cer­tains per­son­nages. Éton­nam­ment, peut-être par une pul­sion liée à sa culpa­bi­li­té, Bibiane accepte l’invitation d’Évian à aller boire un café. Le but et les motifs de la jeune femme ne sont pas mani­festes, mais la confu­sion et l’étrangeté qui tra­versent le film convainquent le spec­ta­teur de se lais­ser sub­mer­ger par le récit, quitte à aban­don­ner en che­min ses pré­vi­sions, main­te­nant pris dans un tour­billon dans lequel il prend plai­sir à s’étourdir au même rythme que le personnage.

De façon sur­pre­nante, Bibiane se retrouve avec Évian à la pois­son­ne­rie où tra­vaillait sa vic­time. Entou­rée par les col­lègues du défunt, elle est for­cée de par­ti­ci­per à un rituel décon­cer­tant. Réunis autour d’une table, les employés de la pois­son­ne­rie pro­noncent des mots dont ils ne peuvent mesu­rer la valeur qu’ils prennent pour Bibiane : « Je sou­haite que le tueur de votre père meure d’une mort lente et atroce » ; « Je sou­haite que le tueur meure dans la soli­tude la plus cruelle » ; « Je sou­haite qu’il meure éven­tré, les tripes au soleil, man­gé par les chiens ». Puis, l’escalade se ter­mine par une affir­ma­tion élo­quente d’Évian : « Si je le pogne, je le tue ». Ces énon­cés ampli­fient la gra­vi­té du silence et du conflit moral de Bibiane, de même que la bru­ta­li­té de ces pro­phé­ties qui l’éloigne encore plus de la confes­sion de son crime.

Alors qu’Évian s’apprête à remon­ter dans un avion qui doit le rame­ner au chan­tier où il tra­vaille comme plon­geur, Bibiane court sur la piste de l’aéroport et lui dit, à bout de souffle : « J’ai oublié de te dire… ». Que lui dira-t-elle? Qu’elle garde un secret ignoble? Qu’elle a tué son père par acci­dent un soir où elle avait trop bu? Elle ne dira rien de tout cela, mais plu­tôt : « J’ai oublié de te dire… Je vou­lais faire l’amour avec toi ». Cette demande crée de la sur­prise et force encore une fois le spec­ta­teur à revoir ses pré­vi­sions sur la suite des évé­ne­ments. Les deux étran­gers font effec­ti­ve­ment l’amour à l’appartement de Bibiane et, à par­tir de ce moment, un chan­ge­ment s’opère dans la ques­tion qui mène l’intrigue du film : de Bibiane va-t-elle dénon­cer son crime à la police?, nous pas­sons à Bibiane va-t-elle avouer la véri­té à Évian? Et, impli­ci­te­ment, se posent alors toutes sortes de ques­tions à pro­pos de cette rela­tion aux fon­de­ments quelque peu per­vers. Cette façon dont Vil­le­neuve joue avec les attentes du spec­ta­teur par­ti­cipe à aug­men­ter la ten­sion autour d’un pos­sible aveu et les paroles, autant celles qui se pro­noncent comme celles qui sont rete­nues, sont de véri­tables cata­ly­seurs dra­ma­tiques. L’avortement et la mort du pois­son­nier en début de récit ne sont pas réel­le­ment ce qui nour­rit l’intrigue puisque la culpa­bi­li­té et le secret de Bibiane sont le cœur véri­table de la ten­sion dra­ma­tique. Dans Mael­ström, les actions et les réac­tions liées au secret de Bibiane deviennent l’enjeu du film puisqu’elles sont dra­ma­ti­que­ment plus fortes que les évé­ne­ments qui les ont fait naître. Le thème de la culpa­bi­li­té fait ain­si « office d’élément fon­da­teur et de liai­son entre les autres élé­ments dra­ma­tiques » et par sa force il « arrive à sup­plan­ter à la fois le sujet et l’intrigue de l’œuvre » (Parent-Altier, p. 51).

Le désar­roi de Bibiane est évi­dem­ment ampli­fié par sa ren­contre avec Évian et le secret qu’elle cache semble la trou­bler au point de ten­ter un rachat en tis­sant des liens intimes avec le fils de sa vic­time. Et voi­là qu’un autre revi­re­ment inat­ten­du sur­vient : l’avion que devait prendre Évian pour retour­ner à son lieu de tra­vail s’est écra­sé et aucun des pas­sa­gers n’a sur­vé­cu. En l’invitant chez elle pour faire l’amour, Bibiane a sau­vé la vie d’Évian et ce geste, qui est loin de l’aveu que l’on attend, prend ici la valeur d’un véri­table rachat. Main­te­nant, par­le­ra-t-elle de ce qui la taraude? Ce qui s’agite chez Bibiane est à la fois sur­pre­nant et intri­gant, et cela vient contre­car­rer la façon d’appréhender le récit. Le spec­ta­teur se voit for­cé de réajus­ter son pro­nos­tic9, pos­ture inter­pré­ta­tive que Baro­ni décrit comme étant une « anti­ci­pa­tion incer­taine d’un déve­lop­pe­ment action­nel dont on connaît seule­ment les pré­misses » (Baro­ni, 2007, p. 110), qui pousse le spec­ta­teur à se deman­der de quelle façon le per­son­nage pour­ra s’en sor­tir. Dans Mael­ström, les inter­ro­ga­tions constam­ment réac­tua­li­sées par le spec­ta­teur sur le des­tin des per­son­nages donnent à la parole une véri­table valeur tensive.

Le silence de Bibiane l’oblige à vivre avec Évian une rela­tion où la parole sert et ser­vi­ra tou­jours, à moins de pas­ser aux aveux, à voi­ler des men­songes et à se tenir en marge de la réa­li­té. Si l’aveu, qui est une épreuve de véri­té, est si pénible pour Bibiane, c’est que le fait d’avouer sa faute « menace non seule­ment la bonne opi­nion d’autrui à son endroit, mais modi­fie éga­le­ment le regard que l’on porte sur soi et engendre une dépré­cia­tion de sa per­sonne » (Sar­thou-Lajus, p. 49). La jeune femme se rap­proche inti­me­ment d’un homme à qui elle demande d’être à la fois juge et bour­reau, et cela ne peut qu’augmenter le désordre interne et le conflit moral qui l’habitent. Alors qu’il lui dit « je t’aime », elle pleure et refuse cette décla­ra­tion, inca­pable de faire face à la situa­tion, aux prises avec le remords parce que « ce qui a été fait ne peut pas être défait. L’irrévocable exprime la fata­li­té d’actes qui engagent per­son­nel­le­ment et défi­ni­ti­ve­ment le sujet, sans jamais pou­voir être repris ou cor­ri­gés par lui » (p. 67). Mais les appa­rences ne pour­ront être main­te­nues plus long­temps et Bibiane passe fina­le­ment aux aveux. En disant la véri­té à Évian sur la mort de son père, elle enlève du même coup son masque et affronte la réa­li­té. À ce point pré­cis du récit, le spec­ta­teur est au sum­mum de sa mise en phase, voyant poindre le dénoue­ment de cette aven­ture imprévisible.

La mise en scène fil­mique de l’aveu fait par Bibiane à Évian trans­pose à l’écran le poids émo­tif de l’acte. Dans un plan fil­mé de façon très rap­pro­chée et dépour­vu de musique, elle pleure et pose sa main sur les yeux d’Évian. Elle chu­chote quelque chose à son oreille que l’on n’entend pas, mais que l’on pré­sume être l’aveu de son crime et de ses men­songes. Ce qui est mon­tré aug­mente la valeur de ce qui se dit, mais que l’on n’entend pas : l’image de cet aveu ciné­ma­to­gra­phi­que­ment muet force un rap­pro­che­ment avec les per­son­nages et aug­mente l’intensité de la confes­sion. Ce qui se dit est de l’ordre de l’indicible et devient inau­dible pour le spec­ta­teur par les moyens mis en œuvre par le cinéaste; tout cela a pour effet d’accroître la mise en phase avec les évé­ne­ments du film et d’augmenter la charge dra­ma­tique de ce moment que l’on atten­dait impatiemment.

Bibiane dit vou­loir mou­rir pour rache­ter son geste, elle demande à Évian de la tuer, pour être punie. La mort serait-elle le seul châ­ti­ment pos­sible? Est-ce le prix à payer pour avoir dit la véri­té? Face à la situa­tion, le spec­ta­teur, qui sait que la fin du film est immi­nente, est à l’apogée de ses attentes et de sa curio­si­té, et cela confirme l’idée que « lire en fonc­tion de l’intrigue, c’est lire en cher­chant une ligne orga­ni­sa­trice des évé­ne­ments, le fil, flai­rer le des­sein qui rend le récit conforme à quelque chose parce que fini et com­pré­hen­sible » (Vil­le­neuve, p. 30). Sachant que l’aveu est l’enjeu du dénoue­ment, le spec­ta­teur ter­mine un par­cours sinueux dont il n’aurait pu anti­ci­per la des­ti­na­tion en début de récit. Trans­por­tant avec lui la boîte de car­ton qui contient les cendres de son père, Évian se réfu­gie dans un bar et ren­contre, sans le savoir, le même homme à qui Bibiane s’est confiée dans le métro. Évian demande conseil à l’inconnu :

EVIAN : Qu’est ‑ce que je fais? Je suis amou­reux de la femme qui a tué mon père. Elle veut que je la tue, elle veut se faire punir.

L’INCONNU : Qui c’est qui est au courant?

EVIAN : Y a per­sonne d’autre qui est au cou­rant, à part moi.

L’INCONNU : Où c’est qu’il est le problème?

Cet étran­ger a conseillé Bibiane et Évian en tenant le même dis­cours : les fautes secrètes, et qui peuvent res­ter secrètes, ne se traitent pas comme celles admises publi­que­ment. Les aveux faits à un incon­nu prouvent aus­si que les fautes admises sont plus dif­fi­ciles à vivre dans l’intimité que dans l’anonymat. Néan­moins, l’onde de choc créée par l’aveu de Bibiane va main­te­nant se vivre en cir­cuit fer­mé, cha­cun des membres du couple ayant adhé­ré au prin­cipe selon lequel si per­sonne n’est au cou­rant de la faute, celle-ci ne consti­tue pas une entrave majeure pour la suite des choses.

Main­te­nant, le sort de Bibiane est entre les mains d’Évian et le désir d’entendre leur pro­chain échange nous main­tient dans un état d’éveil inéga­lé. Mais plus un mot ne sera échan­gé entre eux jusqu’à la fin du film. Silen­cieuse, la scène finale nous montre le couple sur un voi­lier, dans un pays nor­dique. Leur pré­sence com­mune sur ce bateau et le geste d’Évian qui lance les cendres de son père dans la mer confirment qu’ils ont choi­si de s’unir dans le secret et qu’il lui a accor­dé son par­don. Ain­si, cette finale laisse croire que les fautes avouées peuvent payer les dettes. Denis Vil­le­neuve ne dit pas si la rela­tion entre Bibiane et Évian occul­te­ra les évé­ne­ments du pas­sé, mais il est clair que dans cet uni­vers où le men­songe et le silence per­ni­cieux ont régné en maîtres s’opère main­te­nant un chan­ge­ment à par­tir duquel on peut espé­rer un nou­veau départ. Du début à la fin, les irré­gu­la­ri­tés du scé­na­rio de Mael­ström ont modu­lé la ten­sion nar­ra­tive par une pra­tique dia­lo­gale à la fois sin­gu­lière et dérou­tante. Et si plu­sieurs ques­tions res­tent en sus­pens une fois le film ter­mi­né, c’est parce que le rap­port à la parole mis en scène ici a jus­te­ment comme prin­cipe de ne pas tout dévoiler.

L’aveu est-il une affaire de confiance et d’intimité? Il s’agit de l’une des ques­tions qui se posent dans Mael­ström. Au départ, le film nous laisse croire que sa posi­tion sur l’aveu sou­tient l’hypothèse qu’il est plus facile de par­ler à un incon­nu, à quelqu’un avec qui les impacts rela­tion­nels sont nuls. En se confiant à un étran­ger ren­con­tré dans le métro et en ne disant aucun mot sur les évé­ne­ments à son entou­rage, Bibiane nous a fait croire que l’aveu était pour elle un acte impos­sible à faire dans l’intimité. Or, elle nous force à revoir nos pré­vi­sions alors qu’elle décide de confier son crime à Évian et par le fait même d’enlever son masque main­te­nant impos­sible à gar­der dans l’intimité. En par­lant, Bibiane met non seule­ment son sort, mais éga­le­ment l’avenir de leur rela­tion entre les mains d’Évian. En accep­tant de lui par­don­ner son crime et ses men­songes, ce der­nier s’engage à ne jamais dévoi­ler la véri­té à autrui, ce qui aurait pour consé­quences de bri­ser le couple et de mettre en péril la liber­té de Bibiane. La ges­tion des fautes et du par­don se fait en cir­cuit fer­mé, en dehors des prin­cipes de jus­tice de la com­mu­nau­té. En accep­tant de taire le crime avoué par Bibiane, Évian place les nou­veaux amants en marge de la loi, ce qui les contraint à par­ta­ger ce secret qui ne doit jamais trans­pa­raître au-delà des fron­tières de leur rela­tion. En gérant ain­si l’impact de l’aveu, Denis Vil­le­neuve illustre une concep­tion de la parole qui ques­tionne la nature de la faute et les liens entre les inter­lo­cu­teurs. Par­ler, men­tir, se taire; voi­là les options qu’explore le film et qui, en fin de compte, com­portent toutes des avan­tages et des incon­vé­nients sur les plans moral, per­son­nel et rela­tion­nel. La véri­té semble néan­moins avoir ici de l’importance pour bâtir les liens rela­tion­nels; si elle n’avait pas ren­con­tré Évian, Bibiane aurait bien pu vivre sa vie dans le silence, mais la nature de sa rela­tion avec l’homme, qu’elle a par ailleurs elle-même ini­tiée, l’a for­cée à parler.

Pour Bibiane, vivre une rela­tion avec Évian où le men­songe est omni­pré­sent semble impos­sible. Mais elle sait que le fait de par­ler a un prix et qu’en avouant sa faute, elle force l’autre à com­prendre sa réac­tion face à son crime, ses com­por­te­ments men­son­gers et sa moti­va­tion à par­ler des évé­ne­ments jusqu’ici secrets. En par­lant, elle se place dans la posi­tion de celle qui est vul­né­rable, qui confie la suite des évé­ne­ments à l’autre. La déci­sion de Vil­le­neuve de nous pré­sen­ter le couple uni à la der­nière scène du film montre que Bibiane a eu rai­son de par­ler sans néces­sai­re­ment révé­ler le sens qu’Évian a don­né aux évé­ne­ments. Cette der­nière scène sans dia­logue où le couple, d’une éton­nante séré­ni­té, envoie à la mer les cendres du père, évite de par­ler des réper­cus­sions de l’aveu et prend en quelque sorte un rac­cour­ci qui, en fin de par­cours, nous laisse croire que plus jamais Bibiane et Évian ne repar­le­ront des évé­ne­ments. Mael­ström fait ain­si de l’aveu un pas­sage obli­gé pour tis­ser des liens intimes, en nous mon­trant la valeur du par­don pour ceux qui passent aux aveux. Ici, l’honnêteté et l’amour triomphent des pires fautes.

L’aveu comme quête de sens dans La Neuvaine

Regar­dons main­te­nant la mise en scène de l’aveu et les pra­tiques dia­lo­gales dans le film La Neu­vaine de Ber­nard Émond10. L’intrigue se résume à une démarche de décul­pa­bi­li­sa­tion menée par Jeanne, méde­cin dans la qua­ran­taine, qui nous est pré­sen­tée dans un épi­sode de dépres­sion qui suit une ten­ta­tive de sui­cide. On le ver­ra, sa condi­tion res­semble, d’une cer­taine manière, à celle de Bibiane. Par de nom­breux retours en arrière, on apprend ce qui a mené la femme dans cet état : à la suite d’une ren­contre à l’hôpital, elle a pris sous son aile une jeune mère, vic­time de vio­lence conju­gale, et sa fille de deux ans. Après qu’elles aient été soi­gnées à l’hôpital, la mère et l’enfant ont été pla­cées dans une mai­son d’accueil pour se pro­té­ger davan­tage du mari violent. Alors que Jeanne leur rend visite, le mari la prend en otage et force la porte de la mai­son d’accueil. Sous les yeux de Jeanne, l’horreur se déroule : l’homme tire à bout por­tant sur sa femme et sa fille, puis retourne l’arme contre lui. Dans ce récit des évé­ne­ments pas­sés, on appren­dra par ailleurs que Jeanne a per­du un enfant il y a peu de temps, mort des suites d’une mala­die. Se sen­tant cou­pable des évé­ne­ments, Jeanne s’enfonce dans un mutisme que même ses proches ne peuvent per­cer. À sa mère qui lui dit « Jeanne, ce qui est arri­vé est pas de ta faute », elle ne répond pas, confir­mant ain­si son désac­cord avec cette vision de la réa­li­té. Elle s’accuse d’être à l’origine de ces morts vio­lentes, même si toutes les actions qu’elle a posées sont nées d’une volon­té de faire le bien. La ges­tion des consé­quences de ce qu’elle nomme « sa faute » est l’élément par lequel s’opère la mise en intrigue.

Mis à part l’impact des évé­ne­ments tra­giques, ce qui intrigue dans La Neu­vaine, ce sont les confi­dences en voix hors champ faites par Jeanne à un homme dont on ne connaît pas l’identité. Ces échanges, pré­sen­tés sur des images qui ne leur cor­res­pondent pas, captent l’intérêt du spec­ta­teur, qui se demande si ces paroles sont réelles ou ima­gi­nées, curieux de connaître l’identité de l’interlocuteur de Jeanne et s’interrogeant sur l’ampleur du déca­lage tem­po­rel entre ces aveux et la séquence des évé­ne­ments mon­trés. Ce dia­logue, qui donne l’impression d’être hors du temps, consti­tue un point de ten­sion puisqu’il nous met en phase avec le per­son­nage de Jeanne dans un degré d’intimité éle­vé. Voi­ci l’un de ces pre­miers échanges entre la femme et l’homme, pour le moment incon­nu par le spectateur :

HOMME : Vous vou­lez me dire quelque chose? Je suis là pour ça. Je vous écoute.

JEANNE : C’est une longue histoire.

HOMME : J’ai tout mon temps.

JEANNE : J’ai vou­lu me tuer.

HOMME : C’est terrible.

JEANNE : Le mal. Le mal pour le mal. Est-ce que vous croyez que ça existe?

HOMME : Oui, ça existe.

Contrai­re­ment à ce que lais­sait croire sa réac­tion aux paroles de sa mère, Jeanne semble vou­loir se confier et avoir trou­vé quelqu’un qui est « là pour ça ». Elle ne lui parle pas de la scène hor­rible à laquelle elle a assis­té, mais l’informe de ses pen­sées, de son échec, de sa res­pon­sa­bi­li­té qu’elle tra­duit par une envie de se faire mal à elle-même, en réponse au mal qu’elle estime avoir fait aux autres. Impli­ci­te­ment, on sai­sit que le sen­ti­ment cou­pable de Jeanne l’engage dans un par­cours vers une quête de sens.

Jeanne vit avec le remords et elle entre­prend, sans doute incons­ciem­ment, une route qui la mène­ra vers un aveu, libé­ra­teur, de non-culpa­bi­li­té. Mais pour l’instant, elle s’isole, se replie sur elle-même et coupe la com­mu­ni­ca­tion avec les autres. Cette situa­tion place éga­le­ment le spec­ta­teur dans une phase d’attente, en retar­dant nos pré­vi­sions en vue d’un dénoue­ment. Jeanne fuit la ville et sa mai­son où elle est sous sur­veillance pour s’exiler à la cam­pagne, à Sainte-Anne-de-Beau­pré, recon­nue pour être un lieu de pèle­ri­nage chré­tien. Ce choix étonne puisque, de son propre aveu, Jeanne est non croyante. Alors qu’elle est seule, fixant le fleuve assise sur un bloc de béton, elle ren­contre Fran­çois, un jeune homme qui fait une neu­vaine à la basi­lique pour sa grand-mère mou­rante. Jeanne ne parle pas de ce qui la trouble à Fran­çois, elle éco­no­mise les mots, mais on devine son désar­roi. Cette femme, qui se dévoile très peu, pro­duit suf­fi­sam­ment de signes par son silence et son air dérou­té pour que le jeune homme sai­sisse rapi­de­ment sa détresse. La bon­té de Fran­çois (il lui apporte des vête­ments chauds et de la nour­ri­ture) et sa vision du monde (il a espoir que sa grand-mère gué­ri­ra en fai­sant une neu­vaine) amè­ne­ront Jeanne à s’ouvrir aux valeurs humaines. Fran­çois et Jeanne sont sou­vent assis côte à côte sur des blocs de béton, à contem­pler cal­me­ment le fleuve. Cette mise en scène évoque les dis­cus­sions qui ont lieu dans un confes­sion­nal d’église, mais Jeanne reste silen­cieuse mal­gré ce contexte où, d’une cer­taine manière, seule la parole peut créer de l’action.

Tout sépare les uni­vers de ces per­son­nages dont la ren­contre a de quoi sur­prendre : elle vient de la ville, ne croit pas en Dieu et a peu d’espoir que sa vie retrouve un sens; il a tou­jours vécu à Char­le­voix, a la foi et entre­tient un espoir déme­su­ré que les choses s’améliorent. À défaut d’être un confi­dent, Fran­çois repré­sen­te­ra pour Jeanne un bien­fai­teur, celui qui, mal­gré lui, l’aidera à redon­ner un sens à son exis­tence. Leur rela­tion peut paraître super­fi­cielle, mais tout porte à croire que c’est ce dont Jeanne a besoin. Entre eux, ce n’est pas un pro­blème d’incommunicabilité qui explique les silences et les paroles sans pro­fon­deur appa­rente, mais bien une forme de rela­tion qui, d’une cer­taine façon, est sans attente. Sui­vant les conseils de Fran­çois, Jeanne se rend à Cap-Tour­mente pour voir les oies blanches. Selon lui, « quand on les voit, on pense à rien d’autre ». Sans avoir pu esti­mer que la gué­ri­son de Jeanne se fera par le vide et le spec­tacle de la nature, Fran­çois l’aura menée à cette expé­rience qui est le début d’une renais­sance. Après avoir décou­vert que Jeanne est méde­cin lorsqu’elle sauve la vie d’un pèle­rin à la sor­tie de la basi­lique, Fran­çois la sup­plie de venir rendre visite à sa grand-mère mou­rante. Ne pou­vant rien faire pour la dame âgée, visi­ble­ment affai­blie, Jeanne prend soin d’elle et l’accompagne serei­ne­ment vers la mort. Ces gestes de bon­té seront pour Jeanne une façon de se racheter.

Dans La Neu­vaine, il y a peu d’actions, peu de paroles et peu d’interactions et cela a pour effet d’amplifier la ten­sion nar­ra­tive. Ain­si, d’un bout à l’autre du film, on mise sur l’évolution du per­son­nage en met­tant en scène son inté­rio­ri­té, puisque c’est envers elle-même qu’elle a une dette. C’est elle qui doit mesu­rer sa faute, se par­don­ner et en même temps avouer sa vul­né­ra­bi­li­té et son inca­pa­ci­té à réécrire les évé­ne­ments du pas­sé. Le spec­ta­teur suit Jeanne en sachant que le trouble qui l’habite s’émancipera en silence tout en mar­quant un grand bou­le­ver­se­ment chez elle. Dans ce film, mis à part le meurtre abject qui est l’élément déclen­cheur de la quête de Jeanne, rien n’est très éton­nant dans la trame nar­ra­tive et les péri­pé­ties se font rares. Mais il y a bel et bien une mise en intrigue qui est liée au des­tin et au drame vécu par le per­son­nage puisque, au final, elle sera trans­for­mée, comme en témoigne le dia­logue qu’elle a avec cet homme qui nous est tou­jours inconnu :

JEANNE : Est-ce que vous croyez au destin?

HOMME : Non, nous sommes libres.

JEANNE : Alors nous sommes responsables.

HOMME : Oui.

JEANNE : Res­pon­sables de toutes les consé­quences de nos gestes. Res­pon­sables quand on veut faire le bien, quand on pro­voque le mal.

HOMME : Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’on peut être pardonné.

Sa réflexion sur la res­pon­sa­bi­li­té et les consé­quences des actions humaines la fait che­mi­ner vers le par­don, et cela sous-entend une des ques­tions cen­trales que pose Émond dans La Neu­vaine : l’aveu, même s’il en est un de non-culpa­bi­li­té, est-il le seul moyen d’accéder au par­don, à la gué­ri­son et à l’acceptation? La confes­sion, qui repré­sente la der­nière res­source pour retrou­ver la séré­ni­té, confirme que les silences et les rares paroles de Jeanne ont por­té, impli­ci­te­ment, la ten­sion nar­ra­tive jusqu’à la toute fin. Cet aveu final de Jeanne, celui qui annonce qu’elle a trou­vé un sens aux évé­ne­ments et à son exis­tence, se déroule en voix hors champ tan­dis qu’on la voit assise dans un auto­bus qui roule en bor­dure du fleuve :

HOMME : Vous vou­lez me dire quelque chose? Je suis là pour ça. Je vous écoute.

JEANNE : Je suis pas croyante.

HOMME : Ça ne fait rien.

JEANNE : Est-ce que vous pou­vez prier pour des morts? Moi, je peux pas.

HOMME : Oui.

JEANNE : Est-ce qu’on peut bénir quelqu’un qui est pas là?

HOMME : Oui.

JEANNE : C’est une per­sonne qui m’a sau­vé la vie.

HOMME : Est-ce que vous vou­lez me dire com­ment ça s’est passé?

JEANNE : C’est une longue histoire.

HOMME : J’ai tout mon temps.

Alors que l’on voit Jeanne, plan­tée debout devant une petite cha­pelle sur laquelle il est ins­crit « Béné­dic­tions », on com­prend qu’elle a eu cet échange, qui affleure en poin­tillé depuis le début du film, avec un curé. La répé­ti­tion des der­nières répliques de cette confes­sion, enten­dues en début de récit, nous per­met de remettre de l’ordre dans la séquence évé­ne­men­tielle. Ain­si, Jeanne a racon­té sa « longue his­toire » à un curé, mais seule­ment après avoir fait une ten­ta­tive de sui­cide, avoir vécu une dépres­sion, s’être exi­lée à Sainte-Anne-de-Beau­pré et avoir fait la connais­sance de Fran­çois et de sa grand-mère. La parole advient donc après un trau­ma et un pas­sage à vide qui a pris fin par une ren­contre empreinte d’humanité avec des étrangers.

Impas­sible, Jeanne reste droite devant les grandes vitrines à regar­der le curé, qui l’aperçoit après avoir béni une croyante. Aucune proxi­mi­té phy­sique entre eux ne sera visible, aucun mot ne sera pro­non­cé à la camé­ra; un échange de regards suf­fit pour confir­mer le lien qui les unit. En dévoi­lant en finale l’identité du confi­dent de Jeanne, après avoir insis­té à de mul­tiples reprises sur sa non-croyance en Dieu, le cinéaste nous étonne tout en lais­sant en sus­pens de nom­breuses ques­tions. Si le dénoue­ment apporte habi­tuel­le­ment toutes les réponses en ame­nant le per­son­nage au fil d’arrivée, ici on com­prend que Jeanne a fait la paix avec elle-même, mais son rap­port nou­veau avec la reli­gion, qui appa­raît à la toute der­nière minute, a de quoi intri­guer. De la per­sonne indigne qu’elle croyait être, Jeanne est main­te­nant récon­ci­liée avec elle-même, sor­tie des eaux troubles par la ten­dresse humaine et la bon­té que des incon­nus, et un rap­pro­che­ment avec le sacré, lui ont fait décou­vrir. Dans La Neu­vaine, la parole témoigne de l’évolution et de la trans­for­ma­tion du per­son­nage tout en intri­guant par son incom­plé­tude une fois le film terminé.

Avec La Neu­vaine, Ber­nard Émond s’interroge sur le sens des paroles lors d’événements trau­ma­ti­sants. Jeanne est aux prises avec une culpa­bi­li­té qui la ronge et le fait de par­ler ou non des évé­ne­ments qui l’ont mené dans cet état trouble n’a ulti­me­ment de l’importance que pour elle. C’est envers elle-même qu’elle doit négo­cier avec les enjeux de sa culpa­bi­li­té et cela remet en ques­tion le besoin de s’ouvrir aux autres. Le secret qu’elle porte la défi­nit, mais n’a pas de réelles impli­ca­tions rela­tion­nelles : elle ne connaît pas une infor­ma­tion qu’elle hésite à par­ta­ger, elle n’a pas tué les gens qui sont morts, elle n’a pas de faute à avouer qui chan­ge­rait la vie de son entou­rage. Son état, son mutisme et son retrait de la vie sociale sont impu­tables à elle-même et le conflit moral qu’elle vit, elle le vit avec elle-même. Cette inté­rio­ri­té crée assu­ré­ment toutes sortes d’affects chez le spec­ta­teur qui serait en phase avec les tour­ments silen­cieux de Jeanne.

Même si la ren­contre avec Fran­çois ne per­met pas la confi­dence, elle sera un élé­ment déclen­cheur qui l’amènera ulté­rieu­re­ment à par­ler. Jeanne cherche un sens aux évé­ne­ments pour cal­mer son mal de vivre et Fran­çois lui apporte, sans le savoir, la dose d’humanité dont elle a besoin. Elle cherche des expli­ca­tions à sa souf­france et elle a pré­fé­ré s’éloigner de sa famille et de son milieu de tra­vail pour y arri­ver. L’échange qu’elle a avec le curé marque jus­te­ment cette quête de sens. En par­lant avec lui, Jeanne choi­sit de se confier à un incon­nu, à quelqu’un avec qui elle n’entretient pas une rela­tion intime (de la même manière que le fait Bibiane dans Mael­ström). L’anonymat qu’apporte la confes­sion reli­gieuse place Jeanne dans une zone de confort qu’elle n’a pas trou­vée avec son entou­rage. De plus, le curé offre à la femme non croyante la décou­verte d’un monde nou­veau, d’une nou­velle façon de pen­ser les évé­ne­ments. Pour celle qui a depuis long­temps adop­té une logique scien­ti­fique, ce cadre reli­gieux et spi­ri­tuel semble offrir des réponses qui jus­ti­fient son choix de s’être confiée.

Dans le film d’Émond, la parole est un lieu de libé­ra­tion indi­vi­duelle. En échan­geant avec Fran­çois puis avec le curé, Jeanne arrive à se libé­rer de sa culpa­bi­li­té. Comme son sen­ti­ment cou­pable est tour­né vers elle-même, elle n’a pas à espé­rer leur par­don ou à négo­cier avec les impacts rela­tion­nels de son aveu. En par­lant, Jeanne par­vient à amoin­drir sa faute et à se réha­bi­li­ter pour réin­té­grer la vie sociale. L’aveu de Jeanne au curé est inté­res­sant puisqu’elle ne parle pas spé­ci­fi­que­ment des évé­ne­ments qui l’ont menée dans un état de désar­roi, mais plu­tôt des réflexions que tout cela a sus­ci­tées chez elle, notam­ment sur la res­pon­sa­bi­li­té des indi­vi­dus face à une situa­tion qui les dépasse. En fait, l’aveu a pour but non pas de mettre les faits au grand jour, mais plu­tôt de par­ler de l’impact des évé­ne­ments sur l’état de Jeanne. En se confiant au curé, Jeanne s’affranchit de ses démons inté­rieurs en par­lant à quelqu’un qui réflé­chit aux drames de la vie avec un rai­son­ne­ment qui est oppo­sé au sien. Ain­si, elle par­vient à don­ner du sens aux évé­ne­ments dans un para­digme jusque-là incon­nu. Ce choix est impor­tant pour com­prendre ce que Ber­nard Émond nous dit sur l’acte de la confi­dence : l’aveu, qui implique habi­tuel­le­ment une rela­tion inter­per­son­nelle, peut être une affaire per­son­nelle. Jeanne n’a pas de compte à rendre, comme c’est le cas pour Bibiane dans Mael­ström. La parole, pro­non­cée en dehors de la sphère intime, est ici un moyen de libé­ra­tion et une façon de don­ner du sens aux évé­ne­ments, ain­si que la voie vers un nou­veau départ.

Conclusion

Notre inten­tion était de voir dans quelle mesure la parole peut être l’objet de la mise en intrigue au ciné­ma et, par le fait même, un des élé­ments qui per­met la mise en phase du spec­ta­teur avec le film, en l’impliquant autant émo­ti­ve­ment que cog­ni­ti­ve­ment dans la lec­ture des évé­ne­ments. Ain­si, la parole peut deve­nir un des acteurs fon­da­men­taux de la ten­sion nar­ra­tive qui donne à la fois du sens au récit et à l’expérience inter­pré­ta­tive. Que ce soit dans La Neu­vaine ou Mael­ström, la mise en scène de la parole marque les lieux où le scé­na­rio encou­rage le lec­teur à pro­duire des pré­vi­sions sur la situa­tion dra­ma­tique. En mani­pu­lant les savoirs et les attentes du spec­ta­teur, cette façon de racon­ter, en pré­vi­sion d’un aveu ou après celui-ci, per­met de sti­mu­ler la curio­si­té en plus « d’engendrer du sus­pense, de pola­ri­ser la récep­tion par l’anticipation d’un dénoue­ment qui tarde à être expo­sé et qui pro­duit, en rela­tion avec l’excitation ludique de cette attente, un cer­tain plai­sir » (Baro­ni, 2006, p. 164). Dans les deux cas étu­diés, l’organisation nar­ra­tive et fil­mique met de l’avant un rap­port au dia­logue qui, au-delà d’agir sur le poten­tiel dra­ma­tique de l’aveu, mani­feste une volon­té de faire de la parole au ciné­ma un allié de pre­mier plan pour signi­fier la vision du monde, les valeurs et les conflits internes qui habitent les per­son­nages. Envi­sa­gé pour son poten­tiel de mise en intrigue et de mise en phase, l’aveu dépasse dra­ma­ti­que­ment tous les autres évé­ne­ments du film et cela nous incite à conclure que la parole par­ti­cipe à la fois à la nar­ra­tion et à l’identification au ciné­ma avec la même force que les autres élé­ments du lan­gage cinématographique.

L’analyse des pra­tiques dia­lo­gales mises en scène par Vil­le­neuve et Émond nous a per­mis de consta­ter qu’on y tient dif­fé­rents dis­cours sur la véri­té, la faute et la culpa­bi­li­té. Dans les deux intrigues, l’aveu est mis en scène comme un acte enga­geant et poten­tiel­le­ment ris­qué (pour soi, pour la rela­tion, pour la suite des évé­ne­ments), par lequel se marquent inévi­ta­ble­ment un avant et un après dans la vie des per­son­nages. On pré­tend de part et d’autre que par­ler d’une faute est un acte néces­saire pour s’affranchir de ses gestes fau­tifs, sans quoi la vie n’a plus de sens. De plus, ces films montrent que le par­don est la seule réponse satis­fai­sante à l’aveu, acte de parole dif­fi­cile à pro­non­cer et qui place for­cé­ment le confi­dent dans le rôle de celui qui est vul­né­rable et qui attend de l’autre une réac­tion qui déter­mi­ne­ra la suite des évé­ne­ments. Ain­si, par­ler sous-entend de mettre son sort, et sou­vent le sort de la rela­tion, entre les mains de l’interlocuteur. Les per­son­nages dont nous avons étu­dié le par­cours nous montrent qu’ils ont eu rai­son de par­ler, en sachant bien qu’un aveu est un acte de parole qui modi­fie non seule­ment les condi­tions de l’échange, mais éga­le­ment celles de la rela­tion. En avouant leurs fautes et leurs tour­ments inté­rieurs, Jeanne et Bibiane ont pu se déli­vrer de leur culpa­bi­li­té, sans tou­te­fois effa­cer les bles­sures du pas­sé. Les enjeux et les concep­tions du dia­logue qui sont véhi­cu­lés dans La Neu­vaine et Mael­ström montrent qu’il vaut mieux par­ler et qu’il est pré­fé­rable de miser sur la véri­té pour pou­voir exis­ter dans le monde qui nous entoure. L’aveu au ciné­ma serait donc une affaire de morale per­son­nelle, mais éga­le­ment un enjeu de socia­bi­li­té puisqu’il est un acte de lan­gage au poten­tiel de réper­cus­sions rela­tion­nelles élevé.

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Notice biographique

Sophie Beau­par­lant est cher­cheure affi­liée à FIGURA, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Ses tra­vaux de recherche actuels, finan­cés par le Fonds de recherche du Qué­bec Socié­té et culture, portent sur les théo­ries et les pra­tiques du scé­na­rio à l’ère du numé­rique. Diplô­mée du Doc­to­rat en lettres de l’Université du Qué­bec à Chi­cou­ti­mi, elle a rédi­gé une thèse sur le dia­logue au ciné­ma. Elle enseigne la scé­na­ri­sa­tion au Cégep de Jon­quière et à l’UQAC. Elle est pré­si­dente du conseil d’administration de REGARD fes­ti­val inter­na­tio­nal de court métrage au Sague­nay, et par­ti­cipe à de nom­breux pro­jets de ciné­ma, de web et de télé­vi­sion en tant que conseillère à la scénarisation.


  1. Nous avons choi­si ces films pour leur évi­dente per­ti­nence à l’égard des pré­oc­cu­pa­tions de cet article, mais plu­sieurs autres titres auraient pu ser­vir notre étude. Par­mi eux, nom­mons Un crabe dans la tête (André Tur­pin, 2001), La Grande Séduc­tion (Jean-Fran­çois Pou­liot, 2003), Les Aimants (Yves Pel­le­tier, 2004), Mémoires affec­tives (Fran­cis Leclerc, 2004), C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Val­lée, 2005) et Congo­ra­ma (Phi­lippe Falar­deau, 2006).
  2. Par­mi les nom­breux titres, citons Récits et actions. Pour une théo­rie de la lec­ture (1990) de Ber­trand Ger­vais.
  3. Baro­ni reprend le concept de mise en intrigue qui a été étu­dié notam­ment par Paul Ricoeur (Temps et Récit, 1983) et Jacques Bres (La Nar­ra­ti­vi­té, 1994).
  4. Dans l’ouvrage De la fic­tion (2000), Roger Odin décrit le mode fic­tion­na­li­sant selon une com­bi­nai­son de onze pro­ces­sus par­mi les­quels se trouvent la dié­gé­ti­sa­tion, la nar­ra­ti­vi­sa­tion et la mise en phase.
  5. À ce sujet, Odin regroupe les opé­ra­tions qui règlent la mise en phase nar­ra­tive en deux grandes caté­go­ries : les opé­ra­tions psy­cho­lo­giques et les opé­ra­tions énon­cia­tives. Pour appro­fon­dir la ques­tion, voir le troi­sième cha­pitre – mettre en phase – de son ouvrage De la fic­tion.
  6. À pro­pos des savoirs nar­ra­tifs au ciné­ma, de nom­breuses théo­ries ont été mises au point dans le domaine des études ciné­ma­to­gra­phiques. Par exemple, Fran­çois Jost expli­cite les phé­no­mènes de foca­li­sa­tion, d’ocularisation et d’auricularisation dans l’ouvrage L’Oeil-caméra. Entre film et roman (1987) et dans l’article « Narration(s) : en deçà et au-delà » (1983).
  7. La majo­ri­té des cri­tiques est una­nime sur l’originalité de la struc­ture du scé­na­rio et confirme notre hypo­thèse qu’elle par­ti­cipe à créer un effet intri­gant chez le spec­ta­teur. Pour sa part, Car­lo Man­do­li­ni constate que, face à l’organisation nar­ra­tive du film « le spec­ta­teur est confron­té à sa per­plexi­té (sa dif­fi­cul­té de trou­ver des repères nar­ra­tifs tra­di­tion­nels) et se voit for­cé de per­ce­voir le film avec d’autres schèmes de lec­ture. Du coup, le film réus­sit son objec­tif pre­mier, celui d’imposer une nou­velle vision, un nou­veau point de vue sur le monde et les gens » (2001, p. 35).
  8. L’apparition d’un per­son­nage impor­tant dans Mael­ström à la cin­quan­tième minute (sur une durée totale de quatre-vingt-six minutes) a de quoi éton­ner : les scé­na­rios clas­siques se per­mettent très rare­ment la venue d’un nou­veau per­son­nage dans le der­nier tiers de l’histoire. Ain­si, l’arrivée d’Évian a pour consé­quence d’augmenter l’effet intri­gant chez le spec­ta­teur.
  9. Baro­ni désigne le pro­nos­tic et le diag­nos­tic comme étant deux moda­li­tés pour inter­pré­ter un récit au niveau cog­ni­tif. À la dif­fé­rence du pro­nos­tic, le diag­nos­tic est une « anti­ci­pa­tion incer­taine, à par­tir d’indices, de la com­pré­hen­sion d’une situa­tion nar­ra­tive décrite pro­vi­soi­re­ment de manière incom­plète » (2007, p. 110).
  10. Avec ce film, Ber­nard Émond amorce ce qui devien­dra une tri­lo­gie – La Neu­vaine (2005), Contre toute espé­rance (2007) et La Dona­tion (2009) –, à pro­pos de laquelle plu­sieurs écrits ont été publiés. Citons notam­ment la ren­contre entre Ber­nard Émond et Simon Galie­ro publiée sous le titre La Perte et le lien (2009); l’entrevue d’Émond par Étienne Beau­lieu et Fré­dé­rique Ber­nier inti­tu­lée « Sor­tir du Cyclo­ra­ma » dans la revue Contre-jour : cahiers lit­té­raires (2005); et le texte de Daniel Tan­guay, « Après la mort de Dieu. Quelques réflexions sur l’inquiétude spi­ri­tuelle qué­bé­coise ins­pi­rées de La Neu­vaine de Ber­nard Émond et de Bureaux d’Alexis Mar­tin » dans Globe (2008). Ces textes ques­tionnent les ver­tus théo­lo­gales (la foi, l’espérance, la cha­ri­té) et le rap­port au sacré mis en scène dans ces films. Sans nier l’importance de ces dimen­sions dans le ciné­ma d’Émond, nous pro­po­sons un regard spé­ci­fi­que­ment orien­té vers l’étude de la pra­tique dia­lo­gale de La Neu­vaine.