Sacha Lebel
Les spécialistes de la culture et de la société québécoises reconnaissent depuis longtemps l’apport des arts (théâtre, littérature, musique) au phénomène de redéfinition de l’identité nationale en action au Québec durant les années 1960 et 19701. L’histoire du cinéma québécois ne fait pas exception. Elle accorde une importance considérable à la jeune génération de créateurs qui fait alors classe à l’Office national du film du Canada (ONF) et qui réalisera par la suite des films qualifiés « d’auteur » que l’on n’hésitera pas à considérer comme les œuvres fondatrices d’une cinématographie nationale « québécoise2 ». Or ces travaux sous-estiment la contribution et le rôle du cinéma dit « populaire » en général et de la comédie cinématographique en particulier sur cette évolution culturelle et identitaire3. Au moment où la province de Québec vit l’effervescence culturelle des décennies 1960 et 1970, une vingtaine de comédies cinématographiques sont en effet proposées au public et il s’agira du genre le plus présent dans la production locale entre 1970 et 1975.
Cet article a pour objectif de montrer que les comédies ont un « poids culturel » non négligeable et qu’elles contribuent, elles aussi, au renouveau culturel de la collectivité de manière singulière, c’est-à-dire en prenant à bras le corps la culture étrangère et en la retravaillant pour le public local. Il s’agit de ce que Gérard Bouchard appelle la « stratégie de décrochage » de la « réappropriation4 » culturelle. Cette stratégie est présente dans les cultures du Nouveau Monde désireuses de s’éloigner des cultures métropolitaines5 et de mettre en place une culture nouvelle, fondatrice d’une identité collective renouvelée6. Je chercherai donc à cerner le phénomène de la comédie cinématographique en mesurant sa présence médiatique et sa portée dans la société culturelle, ce qui me permettra de lui redonner sa place dans le phénomène d’évolution culturelle de la province et de jauger certains des effets et des impacts de ce corpus filmique sur la vie quotidienne d’une part des citoyens.
Pour parvenir à cette fin, je privilégierai une approche faisant appel à l’histoire culturelle7, ce qui me permettra de dresser un juste portrait de la place et du rayonnement des comédies cinématographiques dans la culture qualifiée de québécoise. Cela dit, on ne peut évaluer convenablement l’ascendance des films populaires dans une société qu’en dépassant l’étude de l’objet culturel – qui implique trop souvent une analyse se limitant à l’influence du texte filmique sur le spectateur – pour l’aborder en tant que pratique culturelle. En conséquence, mon étude impliquera, comme le dit Pascal Ory, de « […] reconstituer, parfois non sans mal, les réseaux, les solidarités, les hiérarchies, les hégémonies du milieu considéré [soit celui du film populaire au Québec dans les années 1960–1970], les explicites comme les implicites, ceux qui ordonnent entre eux des groupes et ceux qui ordonnent des individus8 ». J’explorerai ainsi la présence transmédiatique de treize des quelque vingt comédies locales produites à l’époque qui m’intéresse9, bien que, par souci de concision, cette dernière ne sera qu’esquissée ici. C’est plutôt l’étude du film Le p’tit vient vite (Louis-Georges Carrier, 1972) qui m’occupera d’une façon particulière, puisque ce film joue un rôle primordial dans l’intégration du cinéma local à un système industriel de production et de diffusion massives jusqu’alors réservé aux cultures hégémoniques américaine et française. Le phénomène de réappropriation sera donc abordé dans cette étude à partir de son angle industriel. Pour faire état des deux versants de cette réappropriation – l’appropriation et la modification –, il me faudra peindre un portrait suivant le parcours de production (décrire la culture populaire qui nourrit les films), de médiation (exposer l’insertion des films dans les autres médias – radio, télévision, journaux – afin d’atteindre les spectateurs) et de réception (présenter le parcours de distribution et les recettes en salles du film), ce qui me mènera à proposer non pas une étude des interprétations possibles du discours transmis par l’œuvre, mais une étude de la pratique culturelle et de la représentation symbolique de l’objet culturel à l’intérieur de la « société culturelle10 ». En somme, il s’agit d’une étude qui a pour objectif de cerner le phénomène de la comédie cinématographique en mesurant sa présence médiatique et sa portée dans la société culturelle, pour ainsi lui redonner sa place dans le phénomène d’évolution culturelle de la province. Ainsi, il sera possible de jauger certains des effets et des impacts de ce corpus filmique sur la vie quotidienne d’une part des citoyens.
Contexte cinématographique
L’arrivée de l’ONF à Montréal en 1956 n’est pas sans dynamiser la production cinématographique du Québec. Plusieurs jeunes cinéastes de talent (Jutra, Groulx, Brault) s’y font la main en réalisant des documentaires avant de se lancer dans la réalisation de longs métrages de fiction aux thématiques intimistes et personnelles. Parallèlement à cette production, d’autres créateurs tels que Pierre Patry et sa compagnie Coopératio ou les frères Denis et Claude Héroux tentent leur chance, avec plus ou moins de succès, dans la production de films destinés au grand public. Toutefois, sans financement étatique et en présence d’un marché de distribution et d’exploitation monopolisé par des intérêts étrangers, la tâche est ardue.
L’aide au financement des productions offerte par la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (SDICC) à la fin des années 1960, qui couvre de 50 à 60 % des coûts de production des films, facilite l’apparition d’une industrie de cinéma local qui s’intègre aux structures industrielles déjà présentes. On remarque ainsi une multiplication des compagnies de production, certaines éphémères, d’autres plus durables11. Ces compagnies se positionnent sur l’échiquier du marché cinématographique en calquant les modèles industriels établis, mais elles proposent aussi des produits culturels adaptés à la population locale.
Le monopole de la distribution et de l’exploitation des films par des intérêts étrangers – peu intéressés par les productions francophones – lèse les créateurs du Québec. Ceux-ci se voient donc dans l’obligation de chercher des opportunités chez les distributeurs et exploitants locaux tels que France-Film, Cinépix et Les Films mutuels, qui agissent en marge des principaux réseaux de diffusion12. Les succès à répétition de Valérie (Denis Héroux, 1969), de L’initiation (Denis Héroux, 1970) et de Deux femmes en or (Claude Fournier, 1970) font alors espérer des profits tant aux investisseurs qu’aux distributeurs et exploitants de salles, qui accepteront certaines productions locales. Dans ce contexte, plusieurs créateurs comprennent que, pour faire leur place dans le marché québécois, ils doivent se réapproprier la culture dominante en proposant massivement au public des objets culturels qu’il reconnait et qu’il apprécie et en offrant une unicité, en exploitant une idiosyncrasie. Un des éléments principaux de cette réappropriation est l’avènement des genres cinématographiques dans la production locale. Par l’utilisation de certains genres bien connus du public – mais cuisinés à la sauce québécoise – comme la sexploitation, la comédie musicale, l’horreur, le suspense politique, le film d’action et la comédie, les créateurs locaux cherchent à entrer en communication avec le public en exploitant ses connaissances, afin de le convaincre de se déplacer en salle. Au début des années 1970, on propose donc de plus en plus aux spectateurs un cinéma commercial produit sur leur territoire, mettant en scène des individus et des lieux qu’ils reconnaissent et dans une langue qu’ils utilisent quotidiennement.
On remarque, au cœur du cinéma populaire québécois de l’époque, une forme de « bricolage » – au sens où l’entend Dick Hebdige13 – de la part des créateurs de cette sous-culture cinématographique, laquelle leur permet de faire résistance à la culture hégémonique. En fait, en s’intégrant au jeu du commerce – jusqu’alors la prérogative des Américains – et en utilisant les stratégies de production et de médiation des dominants amalgamés à des éléments de culture locale, les créateurs reconfigurent la pratique culturelle en modifiant non seulement le sens du discours filmique14, mais aussi la représentation symbolique des œuvres à l’intérieur de la société. Là où une certaine élite intellectuelle dite « moderne » voit une forme de soumission à une hégémonie culturelle15, les spectateurs ordinaires ont la possibilité d’accepter un sens plus positif de l’expérience médiatique de ce cinéma « commercial ». Désormais, ils sont en mesure de percevoir – s’ils sont ouverts à l’idée – les capacités nouvelles du peuple québécois qui, culturellement et économiquement, peut « tenir tête » au géant du Sud. Voyons cela en détail.
La production des objets culturels : inscription dans une tradition culturelle locale, la comédie
Les films de comédies québécois s’inscrivent délibérément dans la culture comique et humoristique de la province ; ils se placent dans la droite ligne d’une tradition qui remonte au début du siècle avec les théâtres vaudeville et burlesque16. Les productions usent et se nourrissent du talent des vedettes admirées par une majorité et exploitent symboliquement leur succès dans les autres médias. En réalité, c’est le cas de tous les nouveaux médias de masse en besoin de contenu. Les vedettes et créateurs de spectacles burlesques sont appelés à passer à la radio puisqu’ils sont des professionnels du rire et de la chanson ; ceux de la radio à passer à la télévision puisqu’ils savent jouer la comédie ou écrire des textes humoristiques ; et ceux de la télévision à passer au cinéma parce qu’ils connaissent les mécaniques comiques du média audiovisuel. Les comédies du corpus présentent ainsi les drôleries de comédiens déjà bien connus du public tels que Manda Parent, Rose Ouellette, Paul Berval, Gilles Pellerin et Réal Béland. L’un des plus appréciés par le public est certainement le comédien Denis Drouin, fidèle straight man d’Olivier Guimond fils, qui participe aux années fastes du burlesque montréalais au Théâtre National du milieu des années 1930 jusqu’au début des années 1950. On le retrouve aussi à la barre de sa propre émission de radio sur les ondes de CKAC intitulée Le programme de Denis Drouin à la fin des années 1940. Il participe ensuite à plusieurs projets télévisuels, dont Cré Basile (1965–1970, 175 épisodes, Télé-Métropole) et Symphorien (1970–1977, 289 épisodes, Télé-Métropole), dans lequel il interprète le personnage de Fabien Chaput. Au moment où il participe à quatre films de comédie17 dont Le p’tit vient vite, il est l’un des plus fiers représentants de l’humour produit depuis trois décennies au Québec. Face aux succès importants des comédies télévisées locales18, les créateurs de film exploiteront la sympathie des téléspectateurs pour les vedettes comiques afin d’obtenir du succès et de rentabiliser leur projet filmique.
Pour mener leurs projets filmiques à bon port, plusieurs producteurs misent aussi sur des artisans de la télévision ayant déjà prouvé leur valeur19. Si c’est à Jean Bissonnette et Gilles Richer, principaux créateurs de la sitcom Moi et l’autre (1966–1971, 187 épisodes, Radio-Canada), qu’on confie la réalisation et l’écriture de Tiens-toi bien après les oreilles à papa… (1971), c’est plutôt à Louis-Georges Carrier et Yvon Deschamps que revient la tâche de porter à l’écran Le p’tit vient vite. Le scénario20 de Deschamps devait au départ être produit par la télévision de Radio-Canada sous la forme d’un téléthéâtre dirigé par Carrier, mais une grève des techniciens fait avorter le projet, que son scénariste présente ensuite à Mojack Films21. Fort du récent succès de Tiens-toi bien après les oreilles à papa…, elle lance la production à l’été 1972 pour une sortie à l’automne.
Le film est porté par des acteurs comiques connus, appréciés et perçus comme de dignes représentants de la communauté : Yvon Deschamps, Denise Filiatrault, Janine Sutto et Denis Drouin. Le vedettariat est un élément publicitaire très efficace et le point de polarisation de l’intérêt du public nord-américain depuis l’institutionnalisation du cinéma hollywoodien dans les années 191022. Le domaine cinématographique local s’abreuve donc dans le bassin du showbiz, ce qui implique que les vedettes sont déjà connues pour leurs activités dans le monde musical (René Simard, Willie Lamothe, Donald Lautrec, Les Baronets), la comédie sur scène (Clémence DesRochers, Jean Lapointe, Jean-Guy Moreau, Les Cyniques) ou la télévision (Claude Michaud, Dominique Michel, Gilles Latulippe), qui sont des secteurs mieux développés que celui du cinéma. Dès lors, cerner l’aura culturelle des comédies cinématographiques implique l’exploration de la présence transmédiatique des personnalités de ce petit monde culturel.
Yvon Deschamps passe la majeure partie des années 1960 à voguer d’un projet à l’autre (théâtre, télévision, musique et restauration), mais sans grand succès23. C’est en mai 1968 que le vent tourne et que pointe à l’horizon une carrière de monologuiste. La création du spectacle L’Osstidcho (1968) mène Deschamps à présenter son premier monologue : « Les unions, qu’ossa donne ? » La troupe, composée d’acteurs et de chanteurs, partira en tournée en province l’année suivante avec L’Osstidcho meurt (1969), la troisième mouture du spectacle, qui doit une partie de sa réussite à la popularité des chansons de Robert Charlebois. À l’automne 1968, Deschamps enregistre sur disque 33 tours plusieurs monologues créés pour les différentes versions de L’Osstidcho. Contre toute attente, ce premier disque s’écoule à plus de 30 000 exemplaires24. En 1969, Deschamps monte 310 fois sur scène dans diverses productions, présente son premier spectacle solo au théâtre Patriote en septembre et vend 40 000 exemplaires de son second album, L’argent… ou le bonheur, qui reçoit des critiques fort élogieuses. Sa présence dans les journaux25, la radio et la télévision (il devient porte-parole d’Oxfam, ce qui implique des messages publicitaires réguliers) se multiplie. L’année suivante, il poursuit les spectacles solos, produit son troisième album Le petit Jésus / Le fœtus (1970) et fait une apparition dans le film Deux femmes en or de Claude Fournier, qui sera vu par près de 1 500 000 spectateurs. L’année 1971 en est une de grand succès pour l’artiste. En plus des spectacles qui se poursuivent, il bat des records de vente avec son quatrième album (Yvon Deschamps 4), qui trouve 75 000 preneurs, et participe en fin d’année à son premier film comme vedette principale : Tiens-toi bien après les oreilles à papa… est l’un des gros succès de l’année 1972, avec des recettes totalisant les 900 000 $26 pour une assistance d’environ 530 000 spectateurs. Le p’tit vient vite prendra l’affiche le 20 octobre 1972 et, nous le verrons, reposera majoritairement sur les épaules d’un Deschamps qui s’imposera désormais comme l’une des plus grandes vedettes de la province.
La médiation des objets culturels : portrait d’une stratégie publicitaire nationale et transmédiatique
Avant la projection du film, la médiation s’effectue surtout par la publicité (payante), la promotion (gratuite) et la vente de produits dérivés27. Ici encore, il est possible de remarquer l’appropriation, par les producteurs et distributeurs locaux, de diverses stratégies publicitaires et promotionnelles qui n’étaient auparavant l’apanage que des distributeurs de cinéma américain. La transition vers ce système perfectionné de mise en marché se concrétise par le recours à des firmes de relations publiques qui établissent des stratégies élaborées. Bien que cette façon de faire soit aujourd’hui la norme, c’est au cours des années 1960 et 1970 qu’elle s’institue graduellement. Par exemple, Claude Fournier et Marie-Josée Raymond, pour Deux femmes en or, ne faisaient pas affaire avec une compagnie de relations publiques, faute de fonds, et supervisaient eux-mêmes la campagne publicitaire diffusée par le distributeur28. Mojack Films et Ciné Art / Société Nouvelle de Cinématographie, de leur côté, ont fait appel en 1972 à la firme Robert Paradis et Associés pour l’élaboration de la promotion du film Le p’tit vient vite29. Leur stratégie complète est décrite dans un document intitulé Le p’tit vient vite : campagne de publicité30, lequel permet de cerner l’ampleur de la médiation du film dans les autres médias. Ces stratégies marketing à grand déploiement deviendront chose commune par la suite, car les distributeurs délaisseront la distribution en deux phases (en région montréalaise d’abord, puis dans le reste de la province) pour privilégier une diffusion simultanée sur tout le territoire du Québec. Le cinéma local s’insèrera ainsi progressivement dans le jeu du commerce et partagera avec lui les idées de l’économie de marché, fondée sur une diffusion et une publicité massives.
La publicité
Le format des publicités varie grandement en fonction des budgets des productions, de l’année de lancement des films et des journaux sélectionnés. Cependant, on remarque que les films du corpus occupent progressivement plus d’espace publicitaire dans un journal comme La Presse entre 1970 et 1975. La publicité de Deux femmes en or diffusée pendant la semaine de sa sortie en salle équivaut à 1/6e de page31. En 1972, on retrouve la publicité de Le p’tit vient vite dans un espace de 120 lignes de hauteur par trois colonnes de largeur32, ce qui représente ¼ de page. L’agrandissement des publicités des comédies québécoises se poursuit dans les années suivantes : celle de J’ai mon voyage ! (Denis Héroux, 1973) fait ½ page33 et c’est une page complète, trois samedis consécutifs, que se permet Les Films mutuels pour Les aventures d’une jeune veuve (Roger Fournier, 1974)34. Les publicités imprimées se font plus présentes dans le quotidien des amateurs de cinéma qui les voient, de film en film, accaparer une plus grande part de l’espace publicitaire. La population constate par le fait même l’effervescence du cinéma québécois, qui se démarque enfin de l’hégémonie hollywoodienne, et la publicité contribue à consolider cette idée dans l’esprit du public. Mais, en plus d’augmenter sa présence dans la vie du citoyen moyen, la publicité, pour être efficace, doit s’adapter à la réalité de l’industrie cinématographique contemporaine. Elle le fait principalement en réutilisant les codes de la formation générique dans laquelle elle s’inscrit, tout en tirant parti du contexte culturel local. La majorité des publicités sont des variantes de l’affiche officielle du film, dont elles reprennent plusieurs éléments graphiques inspirés des nombreuses comédies étrangères qu’on retrouve sur le marché québécois. Les affiches et les publicités des comédies utilisent, en totalité ou en partie35, des dessins marquant l’aspect fantaisiste et humoristique des films. Comme la mise en valeur des vedettes constitue un élément majeur de séduction pour le spectateur, on utilise aussi la caricature pour que les vedettes principales soient facilement reconnaissable. À l’instar des films américains, qui affichent en grosses lettres l’identité des plus prestigieuses vedettes de leur casting, les comédies québécoises placent bien en vue le nom d’Yvon Deschamps, de Gilles Latulippe ou de Dominique Michel. En fait, tout nom susceptible d’être reconnu par les spectateurs est présent sur les affiches. Cette présence d’une quantité impressionnante de noms de vedettes secondaires bien connues du public sur les affiches des productions québécoises les distingue véritablement des affiches américaines et françaises. On exploite au maximum la culture locale en amplifiant les liens de proximité qui ne peuvent être revendiqués par les productions étrangères. Les affiches des comédies québécoises sont un savant mélange de réappropriation et de culture locale permettant d’interpeler familièrement le public enthousiaste.
Le document présentant la stratégie publicitaire du film Le p’tit vient vite dévoile une approche agressive ciblant tous les fronts afin d’atteindre un maximum d’individus. Elle débute par l’envoi d’un communiqué de presse, le 7 août 1972, annonçant le début du tournage du film et le lancement prévu pour la mi-octobre. On y rappelle que le producteur Richard Hellman était derrière Tiens-toi bien après les oreilles à papa…, qu’Yvon Deschamps est l’auteur du scénario (et qu’il y exploite son célèbre personnage) et, bien sûr, que le film mettra en vedette une foule de célébrités. Bref, on promeut les éléments les plus vendeurs aux yeux du public. Les articles et reportages promotionnels (non payants) sur les aléas du tournage se poursuivent également dans la presse, nous y reviendrons.
La campagne publicitaire est relancée un mois avant la sortie du film avec deux concours diffusés à la radio. À Montréal, c’est CKAC qui invite les auditeurs à courir la chance de remporter des billets pour la première. Dans les cinq autres villes36, c’est le réseau Télé-Média qui se charge du concours. Le 10 octobre, on organise à Montréal un coquetel de presse où treize stations de radio, chaînes de télévision et journaux sont présents37. Le Canal 10 envoie un caméraman de Toute la ville en parle, émission à fortes cotes d’écoute, et le réseau Radio-Canada est représenté par l’équipe de tournage de l’émission de variétés Allô Boubou animée par Jacques Boulanger. Il est intéressant de souligner que ce sont les journaux artistiques (et notamment les hebdomadaires ludiques) qui sont les plus nombreux à cette soirée, car ils y sont au nombre de huit. Ce ne sont donc pas les spectateurs érudits que l’on tente d’interpeler, mais plutôt les amateurs de culture populaire.
La campagne s’intensifie sept jours avant le lancement officiel le 20 octobre et télévision, radio et journaux sont les principaux diffuseurs de ces messages publicitaires. Les messages télévisuels sont considérés comme prioritaires, comme ils permettent de « créer une impression visuelle du film38 », et reçoivent la plus importante part du budget, soit 12 500 $ sur les 18 443,60 $ budgétés. La radio, elle, est utilisée comme un rappel de la télévision et diffuse, tout comme cette dernière, des annonces de 60 secondes. À partir du 23 octobre, des messages de 15 et 30 secondes sont utilisés afin de « briser la monotonie de la campagne publicitaire et de ce fait, obtenir plus d’attention de la part du public39 ».
Dans les sept jours précédant le lancement, les stations radiophoniques de toutes les villes où le film prendra l’affiche sont exploitées. Aussi les gens de Granby, Thetford Mines, Victoriaville, Drummondville, Alma, Jonquière, Chicoutimi, Hull, Sherbrooke, Trois-Rivières, Québec et Montréal entendent-ils en 4 000 occasions le message publicitaire de 60 secondes. Sur ce total, ce sont, bien sûr, les radios montréalaises (CKVL et CKAC) qui offrent le plus de diffusions, soit 1 060. La station CKAC est la plus sollicitée de toutes avec 660 diffusions. En ce qui a trait à la télévision, le détail du taux de pénétration dans la population qu’offre chacun des réseaux et la fréquence à laquelle chaque spectateur voit le message publicitaire sont disponibles dans le document préparé par Robert Paradis et Associés40. Thetford Mines propose le moins bon taux de pénétration avec 58 % de la population et Sherbrooke propose le meilleur avec 74 %. La fréquence varie aussi entre les régions : elle est au plus bas, à 1,7, pour Thetford Mines et au plus haut, à 2,6, pour Chicoutimi, Jonquière et Alma. En moyenne, c’est donc 67,5 % de la population des régions concernées qui verra 2,2 fois le message publicitaire du film dans la semaine précédant sa sortie en salle. Sachant que les Québécois sont de grands consommateurs de télévision, une pénétration aussi élevée n’est pas surprenante.
Les journaux, eux, diffusent des publicités dans l’ensemble des onze villes où le film sera à l’affiche à partir du 14 octobre. Si la télévision et la radio servent principalement à faire connaître le film, les imprimés précisent plutôt le nom des nombreuses vedettes, des villes et des salles de la province où le film sera projeté, ce qui donne à son lancement l’air d’un événement à grand déploiement. On doit ajouter à ces messages publicitaires les quinze affiches placardées dans le métro de Montréal et celles envoyées aux gérants de chacune des salles, qui devaient les afficher à partir du 13 octobre. Au total, 748 messages seront diffusés pendant les sept jours précédant le lancement. C’est Montréal qui reçoit le plus grand nombre de messages (136) tous médias confondus, principalement parce que le bassin de population y est plus large, mais aussi parce que les publicitaires étaient conscients, au moment de lancer leur campagne publicitaire, que « […] les journaux publiés à Montréal pénètrent dans plusieurs autres villes […]41 ».
29 messages sont diffusés dans 21 journaux de la province dans la semaine précédant la sortie de Le p’tit vient vite. Chaque quotidien montréalais42 publie deux annonces : une première le samedi 14 (La Presse, Le Devoir), le dimanche 15 (Montréal-Matin) ou le mardi 17 octobre (Le Journal de Montréal) et une seconde le jeudi 19 octobre (les quatre journaux). Les quotidiens régionaux (Le Soleil, Le Nouvelliste, La Tribune et Le Droit) publient aussi deux annonces, une le samedi 14 et l’autre le jeudi 19, à l’exception du Journal de Québec, qui n’en diffuse qu’une seule (19 octobre). En plus des quotidiens, c’est une douzaine d’hebdomadaires (six à Montréal et six en région43) qui diffusent une publicité du film avant sa sortie en salle. Des 21 journaux, dix sont en région montréalaise et onze un peu partout en province. Une telle campagne publicitaire simultanée dans une multitude d’imprimés à l’échelle de la province est une pratique nouvelle pour un film local. Elle semble avoir porté ses fruits, puisqu’elle sera reprise par plusieurs productions dans les années qui suivent, et ce, jusqu’à devenir la norme.
En somme, avec la campagne de publicité du film Le p’tit vient vite, on assiste à l’une des premières « campagnes nationales44 » de publicité pour un film local. Ce type de campagne transmédiatique de grande ampleur se veut une version plus modeste de ce que Janet Staiger appelle le « national advertizing45 », une stratégie de mise en marché utilisée par les grands studios américains depuis leur intégration verticale au cours des années 1920. Elle tente de créer et de diffuser l’idée d’un événement à grand déploiement, ce qui, symboliquement, fait entrer le cinéma québécois dans un nouveau paradigme économique où il peut, à l’échelle locale, rivaliser avec les différents cinémas étrangers. Évidemment, ce cas ne saurait représenter celui de toutes les comédies de l’époque. Cela dit, toutes les comédies qui prendront l’affiche par la suite auront des lancements d’envergure similaire (entre dix et dix-huit salles dans la province) et appelleront, inévitablement, une campagne publicitaire à l’échelle nationale impliquant une présence transmédiatique aussi forte que celle déployée pour Le p’tit vient vite.
La promotion : radio et télévision
L’accès à l’information étant limité, il est difficile de présenter un portrait précis de la promotion faite par les vedettes et créateurs des films à la radio et la télévision. On peut cependant observer que le film Le grand Rock (Raymond Garceau, 1969) a eu droit, bien qu’il ne présente aucune grande vedette, à une couverture médiatique de seize entrevues et reportages avant son lancement46. De fait, il est possible de supputer une présence radiophonique et télévisuelle plus importante pour les films mettant en vedette des célébrités telles que Dominique Michel, Yvon Deschamps ou Gilles Latulippe.
Dans le cas de Le p’tit vient vite, il est possible de confirmer la présence de Deschamps aux émissions radio-canadiennes Appelez-moi Lise dans la semaine du 9 octobre47 et Allô Boubou la semaine suivante48. Un fait intéressant survient le 22 octobre lors du passage de Deschamps à l’émission Bon dimanche, diffusée sur les ondes de Télé-Métropole. L’acteur invite en effet le public à ne pas se rendre en salle lors de cette entrevue, car il juge que le film n’est pas à la hauteur de ses attentes49. Malgré tout, la présence du comique à la radio augmente à partir du 23 octobre : il présente tous les matins de semaine (à 6h10, 7h10 et 8h10) sur les ondes de CKAC un mini-monologue de deux minutes50. Finalement, il offre son monologue « La paternité » à l’émission Au masculin le 28 octobre51. Il est fort peu probable que sa tournée radiophonique et télévisuelle se soit limitée à ces quelques exemples, surtout qu’elle était appuyée par les journaux populistes jouant un rôle déterminant dans la promotion.
La promotion : journaux
J’ai soulevé précédemment la présence de nombreux articles ou reportages promotionnels dans les journaux entre le début du tournage d’un film et son lancement. Il convient à présent de souligner que leur présence culturelle est principalement décuplée par les journaux hebdomadaires, qui comptent une quinzaine de publications pour un tirage global d’environ 700 000 copies par semaine en 197652. Pour Le p’tit vient vite, c’est un peu plus d’une trentaine d’articles dans une quinzaine de journaux entre juin et novembre 1972 qui ont été compilés. Plus de la moitié paraissent dans les semaines entourant le lancement du film entre le 11 et le 28 octobre. On dénombre huit critiques parmi ces textes, dont cinq sont négatives53. Bref, la proportion de textes qui discrédite le film est de un pour six qui en font la promotion.
Les films locaux à prétention commerciale ont tout intérêt à exploiter cette structure de diffusion de masse. Ils le font selon neuf54 types de textes promotionnels différents : l’annonce du tournage, le reportage sur le tournage, l’annonce du lancement, le reportage sur la conférence de presse d’avant-première, le reportage couvrant la première, l’article exploitant une controverse55, l’entretien avec l’un des créateurs du film, l’entrevue avec l’une de ses vedettes et, finalement, le reportage sur le film ou l’une de ses vedettes. S’il résulte une plus grande quantité d’articles de cette nature lorsque des vedettes fortement appréciées apparaissent dans un film, certains types d’articles sont publiés de façon systématique pour toutes les œuvres. C’est le cas des articles annonçant le début du tournage et le lancement du film, qui se retrouvent tant dans les pages des journaux quotidiens que dans celles des hebdomadaires. Par contre, ces articles ne sont pas traités de la même manière selon leur lieu de publication. Les quotidiens se font avares de photographies, tandis que les hebdomadaires ludiques exploitent plusieurs images de grand format et recopient presque intégralement les communiqués de presse. L’envoi de communiqués de presse aux médias par les distributeurs n’est pas une tactique promotionnelle nouvelle; toutefois, certaines des informations mises de l’avant dans ces textes le sont. Par exemple, les communiqués de Tiens-toi bien après les oreilles à papa… et de Le p’tit vient vite utilisent tour à tour l’argument du « plus gigantesque lancement dans l’histoire du cinéma du Québec56 », une information que les journaux ne tardent pas à diffuser comme elle met au jour la nouvelle réalité des productions locales, c’est-à-dire leur capacité à faire les choses en grand, à la manière des productions américaines.
Avec l’augmentation des moyens financiers des producteurs, les films sont lancés avec plus d’éclat et de prestige que jamais auparavant. Dans le cas de Le p’tit vient vite, ce sont six premières dans six villes différentes. Un mois avant ces premières, la firme de relation publique Robert Paradis et Associés envoie des recommandations aux propriétaires de salles qui y participent. Deux d’entre elles sont particulièrement intéressantes :
- Vous devez vous assurer que tous les média [sic] d’information de votre région (radio, télévision, journaux) auront été invités et qu’ils auront sur place un journaliste et un photographe. Importance spéciale pour le photographe.
- Vous devez faire parvenir des invitations à toutes les personnalités de votre région susceptibles de retenir l’attention de la foule présente (personnalités politiques, vedettes de la radio et de la télévision, etc.)57.
On organise une première faste – on offre des cigares aux hommes et de l’huile de bain aux dames58 –, lors de laquelle les journalistes et le gratin artistique sont présents. On fait pression sur les photographes pour qu’ils captent l’arrivée des créateurs, des vedettes et de la noblesse culturelle. Tous les moyens sont bons pour inciter les médias à couvrir l’événement et ainsi offrir une publicité gratuite au film avant son lancement officiel.
L’élément publicitaire central dans les journaux est la vedette. Son poids culturel influence la fréquence des entrevues et des reportages, mais aussi l’envergure de la couverture médiatique du film. Pour la sortie de Le p’tit vient vite, Le Grand Journal illustré du 20 août 1972 consacre sa section « Le cinéma québécois et ses vedettes » aux acteurs du film59. On peut voir, en grand format, Deschamps, Filiatrault et Sutto sur le plateau de tournage, mais aussi dans plusieurs séquences de l’œuvre. Le texte d’accompagnement insiste sur l’hilarité que suscite le travail des comédiens et prend le soin de présenter, dans un autre encadré, le nom de tous les artistes connus qui prennent part à l’aventure60. Le 26 août, c’est au tour de l’Échos-Vedettes de couvrir le tournage en titrant son article : « Chicane de ménage entre Yvon Deschamps et Denise Filiatrault61 ». Ce court texte, qui souligne le nom de plusieurs acteurs participant au projet, est entouré de cinq photographies de plateau couvrant une page entière. Au moment de la sortie du film, le Montréal-Matin consacre la première page de son cahier Dimanche-Vedette à Yvon Deschamps. Deux autres pages sont réservées à un texte du monologuiste qui explique la naissance du film et présente un résumé de son histoire, le tout accompagné de nombreuses images qui s’assurent de montrer les divers interprètes. Le Petit Journal et La Patrie du 22 octobre accordent aussi une page au film en multipliant, bien sûr, les images des principaux interprètes.
On assiste au cours des années 1960 à la multiplication des journaux hebdomadaires axés sur le divertissement, qui entretiennent l’intérêt du public par l’attention qu’ils accordent aux vedettes des films tout en s’assurant le plus grand nombre de ventes possible. Cette croissance implique un besoin renouvelé de contenu, ce qui devient profitable au cinéma commercial local de comédie. Les producteurs comprennent effectivement que ce cinéma ne peut obtenir de succès sans une diffusion de masse, rendue possible par cette promotion gratuite. Au lieu de mettre l’accent sur une seule vedette, à la façon des cinémas américain et français, on privilégie ainsi la couverture de plusieurs noms connus, lesquels participent à un ensemble culturel bigarré. Ils ne sont pas tous affectionnés à parts égales, mais la population peut néanmoins trouver son compte parmi ces vedettes en choisissant de s’intéresser aux artistes qui lui plaisent le plus. De cette façon, la vedette admirée est souvent déjà perçue comme la porte-parole de la culture locale et de la communauté.
Les stratégies marketing, on l’a vu, se développent rapidement à la fin des années 1960 grâce à la mise en place de la SDICC. On passe d’un marketing plus ou moins organisé et fait par des compagnies de distribution à un marketing élaboré pour lequel on engage des compagnies spécialisées. La promotion et la publicité se diversifient en s’intégrant au système du commerce à grande échelle, lequel permet à un nombre croissant d’individus de vivre une expérience cinématographique personnalisée. On augmente surtout l’efficacité de la publicité et de la promotion en exploitant le star-system local, ce qui accroît la visibilité des films dans le paysage culturel. Il s’agit d’un exemple probant de la stratégie de décrochage de la réappropriation, car les créateurs locaux réutilisent des techniques commerciales qui étaient auparavant l’exclusivité des compagnies et studios étrangers en les retravaillant pour un public local qui, somme toute, se laisse convaincre.
La réception des objets culturels
Michel Costom et Richard Hellman n’ont pas hésité à payer une pleine page dans le journal La Presse pour diffuser les résultats en salles de Le p’tit vient vite après sa première semaine d’exploitation, qui s’élèvent à 101 392 spectateurs62. Si ces résultats semblent importants, il faut les relativiser. Le lancement de ce film s’inscrit en effet dans un phénomène de transition du monde de la distribution des films québécois. Il est notamment présenté en primeur dans quinze salles de la province, alors que les films qui le précèdent paraissent dans une poignée de salles seulement. Ceci fait en sorte qu’il soit normal que les résultats de sa première semaine soient plus élevés que ceux de la première semaine de ses prédécesseurs. Un document dactylographié datant du 30 octobre 197263 indique des recettes totales de 185 815,72 $ après deux fins de semaine d’exploitation (recettes de la semaine exclues). On remarque une baisse des entrées de 35 % (de 65 928 à 43 375) entre le premier et le second week-end dans la province. Aux 101 392 entrées de la première semaine, on peut ajouter les 43 375 du second week-end pour un total de 144 767 spectateurs. On parle ainsi de recettes avoisinant les 246 000 $, ce qui représenterait aujourd’hui 1 506 887 $. Ce résultat est calculé à partir du prix moyen d’un billet cette année-là (1,70 $). L’exploitation en territoire montréalais est de huit semaines à l’affiche des quatre salles du réseau Ciné-Art, ce qui représente un tiers du temps de diffusion accordé au précédent film de Mojack Films. Cependant, son exploitation se poursuit en 1973 dans des salles de quartier de la ville. On le retrouve en janvier dans un programme double avec Tiens-toi bien après les oreilles à papa… aux cinémas Canadien et Plaza ; en mars il est à l’affiche du Ritz ; en avril au Cinéma de Montréal ; et en mai au Cinéparc Dollard. On le projette même au cinéparc Vaudreuil en septembre 1974. L’exploitation en province est inconnue, ce qui fait qu’il devient difficile d’estimer le nombre de spectateurs total. Cependant, même avec des chiffres partiels, Le p’tit vient vite doit être considéré comme un film ayant obtenu un succès convenable auprès du public.
Il serait erroné de limiter l’évaluation du rayonnement de l’objet à ses résultats en salles. Cela dit, sa présence médiatique est, quant à elle, indéniable. Du reste, la majorité des comédies utiliseront les mêmes stratégies publicitaires et certaines réussiront même mieux que Le p’tit vient vite, par exemple J’ai mon voyage (+/- 630 000 spectateurs), Y a toujours moyen de moyenner ! (Denis Héroux, 1973) (+/- 315 000 spectateurs), La pomme, la queue et les pépins (Claude Fournier, 1974) (+/- 660 000 spectateurs), Les aventures d’une jeune veuve (Roger Fournier, 1974) (+/- 320 000 spectateurs). En fait, chaque année entre 1970 et 1975 inclusivement, une comédie fait partie des films québécois les plus courus par le public. Le cinéma au Québec attire en moyenne vingt millions d’entrées en salle par année et les comédies locales, elles, appâtent des foules qui s’évaluent, si l’on est conservateur, entre 1 500 000 (1970) et 600 000 (1975) individus. À elles seules, les comédies québécoises attirent entre 3 % et 7,5 % du public global, tous films confondus. Devant ce poids médiatique, il est difficile de minimiser le rôle qu’a joué la comédie cinématographique dans l’établissement d’un renouveau culturel dans la province.
Le cinéma de comédie du début des années 1970 s’insère résolument, par la réappropriation de méthodes de production, de distribution et de mise en marché du cinéma dominant, dans l’agrégat de la culture industrielle au Québec. Il contribue non seulement à la transformation du paysage cinématographique de la province, mais il participe, aux côtés d’autres éléments64, à la reconfiguration symbolique de l’entièreté de la culture de masse locale. Cette culture participe au monde du commerce, un monde hiérarchisé et hiérarchisant où la réussite est comprise et quantifiable par des résultats financiers ou une présence abondante dans les médias. À l’époque, on accorde une valeur symbolique très forte au grand écran, diffuseur de mille et une rêveries et créateur de vedettes internationales. Aussi le succès et la présence accrue dans les médias de plusieurs films locaux de comédie peuvent-ils être perçus par le public comme un symbole de la réussite du peuple nouvellement « québécois » face aux autres nations. Le développement d’une industrie locale avec ses « stars » et ses « grands succès » symbolise aussi son indépendance, économique et culturelle, face aux cultures étrangères et sa capacité à accomplir les mêmes projets que le reste du monde. Paradoxalement, si la réappropriation du modèle industriel dominant implique une résistance culturelle face à une culture hégémonique, elle implique aussi l’acceptation, dans la population, des structures du libéralisme économique et de ses aléas parfois négatifs. Or ce sont les possibilités entendues comme positives qui sont privilégiées par les citoyens : l’accès au confort, la simplification de la vie quotidienne par la technologie, la liberté de choix du consommateur, l’individualisme et les plaisirs (dont celui du rire). Ce sont des idées inscrites dans le système économique auquel le cinéma populaire adhère et elles influent inévitablement sur les spectateurs qui y résistent et les accréditent tout à la fois. Par la consommation massive de cette culture fondatrice, tous médias confondus, le public nourrit sa vision – moderne – du paradigme national « québécois » en train de se constituer.
Notice biographique
Docteur en études cinématographiques (Université de Montréal) et chercheur indépendant, Sacha Lebel est l’auteur d’une thèse intitulée Aller aux vues qu’ossa donne : pour une histoire culturelle du cinéma populaire québécois, 1965–1975. Il s’intéresse à la culture populaire, au cinéma populaire, au cinéma d’exploitation, au cinéma québécois et aux jeux vidéo.
Voir Yvan Lamonde, Territoires de la culture québécoise (Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1991) ; Yvan Lamonde, Ni avec eux ni sans eux : le Québec et les États-Unis (Québec : Nuit Blanche, 1996) et Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde : essai d’histoire comparée (Montréal : Boréal, 2000).↩
Voir Robert Daudelin, Vingt ans de cinéma au Canada français (Québec : Ministère des Affaires culturelles, 1967) ; Gilles Marsolais, Le cinéma canadien (Montréal : Éditions du Jour, 1968) ; Léo Bonneville, Le cinéma québécois par ceux qui le font (Montréal : Éditions Paulines, 1979) ; Marcel Jean, Le cinéma québécois (Montréal : Boréal, 2005 [1991]) ; Yves Lever, Histoire générale du cinéma au Québec (Montréal : Boréal, 1995) ; Bill Marshall, Quebec National Cinema (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 2001) ; Scott MacKenzie, Screening Québec: Québécois Cinema, National Identity and the Public Sphere (Manchester : Manchester University Press, 2004) ; Christian Poirier, Le cinéma québécois à la recherche d’une identité : l’imaginaire filmique (Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec, 2004).↩
Au sujet de cette importante contribution, voir Sacha Lebel, Aller aux vues qu’ossa donne ? Pour une histoire culturelle du cinéma populaire québécois (1965–1975), thèse de doctorat (Montréal : Université de Montréal, 2018), folios 22–28.↩
Bouchard explique le principe de réappropriation de cette manière : « Dans ce cas, la culture fondatrice réalise son autonomie au sein de la culture métropolitaine, qu’elle fait délibérément sienne mais en la retravaillant, plutôt que de l’affronter dans un combat qui semble ne jamais devoir être gagné parce que trop inégal. » Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, 373.↩
Dans le cas présent, il s’agit surtout de la culture étatsunienne. Cela dit, n’oublions pas que le Québec est, depuis la fin du XIXe siècle, tiraillé entre les métropoles française, britannique, romaine et étatsunienne. Voir Lamonde, Ni avec eux ni sans eux, 9.↩
Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, 373.↩
Pascal Ory, L’histoire culturelle (Paris : PUF, 2004) ; Lawrence W. Levine, The Unpredictable Past. Explorations in American Cultural History (New York-Oxford : Oxford University Press, 1993).↩
Ory, L’histoire culturelle, 77.↩
Deux femmes en or (Claude Fournier, 1970), Après-ski (Roger Cardinal, 1971), Les chats bottés (Claude Fournier, 1971), Tiens-toi bien après les oreilles à papa… (Jean Bissonnette, 1971), L’apparition (Roger Cardinal, 1972), Le p’tit vient vite (Louis-Georges Carrier, 1972), J’ai mon voyage ! (Denis Héroux, 1973), Y a toujours moyen de moyenner ! (Denis Héroux, 1973), Les deux pieds dans la même bottine (Pierre Rose, 1974), La pomme, la queue et les pépins (Claude Fournier, 1974) Les aventures d’une jeune veuve (Roger Fournier, 1974), Pousse mais pousse égal (Denis Héroux, 1975) et Tout feu, tout femme (Gilles Richer, 1975).↩
Ory, L’histoire culturelle, 73.↩
Yvan Lamonde et Pierre-François Hébert, Le cinéma au Québec. Essai de statistique historique (1896 à nos jours) (Québec : Institut québécois de recherche sur la culture, 1981), 127.↩
Si, grosso modo, au cours des années 1970, 75 % des cinémas de la province sont la possession d’intérêts financiers québécois, les 25 % restants sont la propriété de deux entreprises (Cinémas Unis / Famous Player et Odeon Theatres Canada) alignées avec des intérêts étrangers. Les salles de ces deux chaînes se situent majoritairement dans les grands centres urbains (en 1978, les deux compagnies contrôlent 59 % des cinémas montréalais) et drainent 80 % des recettes (Lever, Histoire générale du cinéma au Québec, 421 ; Lamonde et Hébert, Le cinéma au Québec, tableau 73). Leur domination est bien établie.↩
Dick Hebdige, Subculture: The Meaning of Style (New York : Methuen and Co., 1979), 102–106.↩
Sur cette idée, voir Sacha Lebel, « Pitreries nationales : Pousse mais pousse égal, une expérience de modernité vernaculaire québécoise », Mise au point no 9 (2017), https://doi.org/10.4000/map.2333 (dernière consultation le 9 novembre 2022).↩
Lebel, Aller aux vues qu’ossa donne ?, 156–187.↩
Voir Chantal Hébert, Le burlesque au Québec. Un divertissement populaire (Montréal : Éditions Hurtubise HMH, 1981) ; Chantal Hébert, Le Burlesque québécois et américain : textes inédits (Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1989) ; Renée Legris, Jean-Marc Larrue, André‑G. Bourassa et Gilbert David, Le théâtre au Québec : 1825–1980 (Montréal : VLB éditeur, 1988) ; Robert Aird et Marc-André Robert, L’imaginaire comique dans le cinéma québécois, 1952–2014 (Montréal : Septentrion, 2016).↩
La pomme, la queue et les pépins, Tout feu, tout femme et Pousse mais pousse égal.↩
Cré Basile, mettant en vedette Olivier Guimond fils et Denis Drouin, et Moi et l’autre (1966–1971, 187 épisodes, Radio-Canada), présentant Dominique Michel et Denise Filiatrault, se retrouvent au haut des palmarès des cotes d’écoute pendant leurs années de diffusion avec, couramment, plus d’un million de spectateurs par épisode. Voir : La Presse (17 janvier 1969) : 24 ; La Presse (27 novembre 1969) : 3 ; et La Presse (7 janvier 1970) : 78.↩
Gilles Richer, Roger Fournier, André Dubois et Marcel Gamache, entre autres.↩
Le texte de Deschamps est une adaptation de Léonie est en avance ou le Mal joli (1911), un classique du vaudeville français de l’auteur Georges Faydeau. Dans le journal La Presse du 20 octobre 1972, Georges-Hébert Germain souligne l’important travail d’adaptation qu’a subi la pièce originale afin de plaire au public local : « Mais quand Deschamps adapte, il adapte. On a du beau grand fringant joual québécois qui rue sans arrêt sur la maudite garde-malade française. Tout tourne autour du personnage que Deschamps a créé dans ses dialogues, ce p’tit gars innocent, niaiseux et toujours cassé que rien ne peut écraser, parce qu’il n’a pas plus la notion du malheur que celle du bonheur. C’est donc ce p’tit Québécois qui va habiter le vaudeville de Feydeau. » (A6) La version de Deschamps raconte l’histoire d’Édouard Ladouceur, ouvrier naïf, qui « va être papa du fils de la fille de la femme du boss » (Deschamps dans Le Nouvelliste [16 octobre 1972] : 15). La femme de ce dernier, sur le point de donner naissance prématurément, devient de plus en plus exigeante envers celui-ci, qui fait des pieds et des mains pour la satisfaire.↩
Montréal-Matin, Cahier « Dimanche-Vedettes » (22 octobre 1972) : 4.↩
Janet Staiger, « Announcing Wares, Winning Patrons, Voicing Ideals: Thinking about the History and Theory of Film Advertising », Cinema Journal 29.3 (1990) : 3–31 ; Bärbel Sill, Le star system : du cinéma hollywoodien classique (1930) à sa renaissance dans les années 80 (Frankfurt am Main : Peter Lang, 2005).↩
Claude Paquette, Yvon Deschamps : « J’en peux plus de parler de moi-même » (Montréal : Éditions Contreforts, 2013).↩
Paquette, Yvon Deschamps, 73.↩
Voir Claude Pelletier, Yvon Deschamps : dossier de presse, 1969–1985 (Sherbrooke : Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1986) et Claude Pelletier, Yvon Deschamps II : dossier de presse, 1968–1986 (Sherbrooke : Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1988).↩
Variety (27 novembre 1974) : 31.↩
Par exemple, Tiens-toi bien après les oreilles à papa… se retrouve chez les libraires sous la forme d’une transcription du scénario de Gilles Richer accompagnée de nombreuses photographies, mais aussi chez les disquaires sous la forme du disque vinyle 45 tours/minute de 18 cm pour la chanson thème « Mommy Daddy » (interprétée par Marc Gélinas et Dominique Michel) et au format 33 1/3 tours/minute de 30 cm pour la bande originale. La pratique se développe à la fin des années 1960 et les producteurs usent de ces produits dérivés pour accroitre la visibilité des films et, par la même occasion, générer un profit additionnel.↩
Correspondance de l’auteur avec Claude Fournier, 9 avril 2018.↩
Je crois fort probable que Michel Costom et Richard Hellman de Mojack Films aient aussi eu recours à une firme de relations publiques pour le lancement de leur précédent film Tiens-toi bien après les oreilles à papa… Par contre, les documents confirmant cette hypothèse sont indisponibles.↩
Disponible à la Médiathèque Guy‑L.-Coté de la Cinémathèque québécoise. Numéro de référence : 2001.0360.17.AR.↩
La Presse (23 mai 1970) : 38.↩
Robert Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : Campagne de publicité. (Montréal : document corporatif, 1972).↩
La Presse (17 février 1973) : C15.↩
La Presse, décembre 1974 à janvier 1975.↩
La seule exception est l’affiche de Le p’tit vient vite qui ne comporte que des photographies.↩
Québec, Hull, Sherbrooke, Trois-Rivières et Chicoutimi.↩
Télé-Cinéma, Radio-Canada, Dimanche-Matin, Le Grand Journal, CKAC, Télé-Radiomonde, Montréal-Matin, Le Petit Journal, Journal des vedettes, Dernière Heure, Échos-Vedettes, Canal 10, Montreal Star.↩
Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : campagne de publicité : s.p.↩
Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : campagne de publicité .↩
Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : campagne de publicité .↩
Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : campagne de publicité .↩
La publicité payante s’insère dans la section publicitaire que certains journaux réservent aux salles de cinéma. Les quatre quotidiens majeurs de l’époque (La Presse, Montréal-Matin, Le Journal de Montréal, Le Devoir) offrent généralement de trois à huit pages de publicités selon les jours de la semaine et c’est l’édition du samedi de La Presse qui est la plus vaste et la plus détaillée. La plupart des hebdomadaires contiennent des espaces publicitaires destinés au cinéma.↩
En région montréalaise, il s’agit de Québec-Presse (52 000 copies en 1970), Nouvelles Illustrées (94 110 copies en 1970), Photo-Journal (119 281 copies en 1970), Échos-Vedettes (156 000 copies en 1970), Le Petit Journal (192 197 copies en 1970), Dimanche-Matin (287 745 copies en 1970). Voir : André Beaulieu, Jean Hamelin, Jean Boucher, Virginie Jamet, Jacqueline Dufresne, Gérard Laurence et Jocelyn Saint-Pierre, La presse québécoise : des origines à nos jours, tome 8 (Québec : Presses de l’Université Laval, 1973–1990) et La presse écrite au Québec : bilan et prospective (Québec : Multi-Réso, 1977). En province, ce sont Courrier-Sud (Trois-Rivières), Progrès-Dimanche (Chicoutimi), La Parole (Drummondville), L’Union (Victoriaville), Voix de l’Est (Granby) et L’écho de Frontenac (Thetford-Mines).↩
Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : campagne de publicité .↩
Staiger, « Announcing Wares, Winning Patrons, Voicing Ideals », 3–31.↩
L’information est disponible sur un document dactylographié dans le dossier de presse du film disponible à la Médiathèque Guy‑L.-Coté de la Cinémathèque québécoise.↩
Ici Radio-Canada (7 octobre 1972) : 10.↩
Ici Radio-Canada (14 octobre 1972) : 4.↩
Le principal problème ne provient pas du scénario ou de la performance des acteurs, mais bien de la technique du film. Les producteurs décident d’employer pour le tournage une technologie nouvelle (Images 655) qui implique la captation d’images au moyen de caméras de télévision, lesquelles sont ensuite transposées sur pellicule 35 mm. Voir Le Soleil (21 octobre 1972) : 31. Le rendu des couleurs et du son n’étant pas optimal, le résultat déplait à la critique.↩
La Presse (21 octobre) : D7.↩
Ici Radio-Canada (4 novembre 1972) : 11.↩
Beaulieu, Hamelin, Boucher, Jamet, Dufresne, Laurence et Saint-Pierre, La presse québécoise, 276.↩
Le Soleil (21 octobre), Québec-Presse (22 octobre), Dimanche-Matin (29 octobre), Le Devoir (28 octobre), La Patrie (29 octobre).↩
Il en existe un dixième, mais il s’agit d’un cas isolé. Entre le 24 septembre et le 3 décembre 1972, Le Photo Journal publie chaque semaine un « ciné-roman » de quatre pages présentant l’histoire de Tiens-toi bien après les oreilles à papa… Ce récit imagé n’a pas été conçu comme une publicité directe au film, qui a pris l’affiche en début d’année; il sert plutôt de publicité indirecte pour Le p’tit vient vite qui parait cet automne-là.↩
Inexistant pour Le p’tit vient vite, ce type d’article est présent pour Après-ski, Tiens-toi bien après les oreilles à papa… et La pomme, la queue et les pépins.↩
Correspondances de Ciné-Art Films en date du 5 octobre 1972, archives de la Cinémathèque québécoise. Numéro de référence : 2001.0360.17.AR.↩
Paradis et Associés, Le p’tit vient vite : campagne de publicité .↩
Le Nouvelliste (21 octobre 1972).↩
Le Grand journal illustré (20 août 1972) : 18–19.↩
« En plus des comédiens cités plus haut, “Le p’tit vient vite” nous donnera aussi l’occasion de voir évoluer à l’écran Denis Drouin, Juliette Huot, René Caron, Juliette Pétrie, Marcel Gamache, Fernand Gignac, Guy Boucher, Robert Demontigny et Michel Louvain. » Le Grand journal illustré (20 août 1972) : 19.↩
Échos-Vedettes (26 août 1972) : 9.↩
La Presse (28 octobre 1972) : C2.↩
Archives de la Cinémathèque québécoise. Numéro de référence : 2001.0360.17.AR.↩
Il ne faut pas oublier que la radio, la télévision et le monde du spectacle en général contribuent déjà activement, et cela depuis quelques décennies, à cette transformation du paysage culturel.↩