Éric Thouvenel
Il y a un peu plus de vingt ans, du 3 mai au 2 juillet 2000, la Cinémathèque française organisait une vaste et ambitieuse rétrospective dédiée à l’histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France intitulée « Jeune, dure et pure ! ». Dans l’un des textes introductifs du monumental catalogue publié à cette occasion, Nicole Brenez qualifiait d’« Atlantide » l’ensemble des films méconnus, négligés ou oubliés qui forment cette histoire, dont la rétrospective et le catalogue entreprenaient de réhabiliter les acteurs et actrices et de mettre en lumière les ramifications secrètes1.
C’est une démarche semblable à plusieurs égards qui anime l’ouvrage dirigé par Ralph Elawani et Guillaume Lafleur, XPQ. Traversée du cinéma expérimental québécois (2020). En effet, si le cinéma expérimental québécois est constitué d’œuvres magnifiques et décisives – notamment celles de Norman McLaren, de Pierre Hébert ou d’Arthur Lipsett – qui ont été largement commentées et ce, à juste titre, il manquait sans aucun doute un travail qui envisage sinon d’en faire le tour, du moins d’en prendre une photographie d’ensemble. Pour réaliser ce travail difficile – et difficile avant tout parce que, comme le rappelle Marcel Jean dans sa contribution à l’ouvrage, « [i]l n’existe pas de véritable tradition du cinéma expérimental au Québec » (p. 218) –, les auteurs et autrices ont résisté à la tentation de produire une définition ou des classifications qui seraient forcément incomplètes et sclérosantes, au profit d’une approche résolument qualifiée de non exhaustive (p. 10). Le livre se présente ainsi, dès la discussion introductive entre Elawani et Lafleur, comme le résultat d’une série de « fouilles inachevées, [d’] un jeu de montage et d’agencement » (p. 8). Cet inachèvement est d’ailleurs assumé et même revendiqué par les directeurs de l’ouvrage, qui précisent dans ce texte inaugural qu’il s’agissait pour eux de « ne surtout pas pondre un ouvrage savant qui encadre, enrégimente et formalise exagérément une forme artistique qui appelle plutôt à l’exploration, à la non-finitude » (p. 9). On peut donc leur savoir gré d’avoir abordé ce projet avec la modestie qui incombe à quiconque aborde un territoire de recherche relativement inexploré, même si, tout en restant remarquablement facile d’accès pour les non-spécialistes, le livre demeure largement écrit dans une perspective savante, laquelle s’avérait indispensable pour observer de plus près ce dont « le cinéma expérimental québécois » est le nom.
À cet égard, l’entreprise s’offre bel et bien comme ce qu’elle annonce : une traversée. Structuré en cinq mouvements (« Balbutiements », « Expansions », « Contre-culture et nouvelles approches », « Mouvements et ressacs » et « Persistances rétiniennes »), le livre dessine une trajectoire globalement chronologique de l’histoire du cinéma expérimental québécois – de ses sources à ses manifestations les plus contemporaines. Il est aussi traversé par d’autres lignes de force, qui l’enrichissent pour ainsi dire harmoniquement. Les textes rédigés par des spécialistes ou des témoins des développements et mutations de ce cinéma (d’un point de vue militant ou institutionnel) alternent ainsi avec des entretiens qui restituent non seulement le souvenir de protagonistes importants de cette histoire, mais aussi leur point de vue de témoins privilégiés et singuliers, qu’ils soient cinéastes (Robert Desrosiers et Jean Lafleur, Pierre Hébert, Jean-Claude Bustros, Louise Bourque), enseignant (Pierre Véronneau) ou programmateur et responsable d’un lieu de diffusion (Benjamin R. Taylor).
L’ouvrage prend aussi le soin de mettre en lumière la diversité des sensibilités et des problématiques qui ont animé l’histoire du cinéma expérimental québécois. Les liens privilégiés qu’il entretint dès le début des années 1940 avec le cinéma d’animation sont fréquemment rappelés, notamment à travers le rôle majeur de l’Office national du film du Canada (ONF) et de l’un de ses plus illustres représentants, Norman McLaren. Au-delà de cette figure tutélaire, c’est toute une constellation qui se dessine au fil des pages, permettant aux auteurs et autrices de démontrer la porosité de l’expérimentation filmique avec le champ du documentaire ou du cinéma de fiction (Claude Jutra, Michel Brault), de la musique (Maurice Blackburn et surtout la scène des grands improvisateurs tels que Robert Lepage, René Lussier ou Jean Derome), de la danse et des arts plastiques. Mis en valeur à travers le récit des rencontres, des collaborations, des émerveillements et des influences réciproques qui l’ont nourri, c’est d’ailleurs peut-être cet aspect collaboratif et polymorphe du cinéma expérimental québécois qui frappe le plus à la lecture de l’ouvrage. Car, à défaut d’exhaustivité dans les sujets traités, l’importance de la solidarité entre ces petites communautés fait l’objet d’une attention constante, permettant de voir se tracer sous nos yeux une carte formée de dizaines de fils qui s’entrecroisent et se recoupent.
Certaines contributions mettent ainsi en lumière le rôle des revues d’avant-garde qui soutiendront les initiatives cinématographiques, et ce, dès la fin des années 1910. D’autres soulignent l’importance de l’Expo 67 pour la mise en valeur d’innovations technologiques et esthétiques auprès du grand public. Le rôle des universités (Concordia, Université du Québec à Montréal, Université de Montréal, Université du Québec à Trois-Rivières) est également souligné, non seulement parce qu’elles ont permis l’émergence de projections et de cours dédiés au cinéma expérimental, mais parce qu’elles ont encouragé l’émulation et l’entraide entre des étudiants et étudiantes qui trouveront là, parfois, leur vocation de cinéastes. D’autres textes encore se concentrent sur certaines des structures qui ont été décisives pour le soutien à la création expérimentale sous toutes ses formes, en particulier dans les bouillonnantes années 1960 et 1970. Aussi l’ouvrage rend-il un juste hommage au Vidéographe, qui permit en son temps de « démocratiser l’accès aux nouvelles technologies audiovisuelles afin de promouvoir l’expression citoyenne, tout particulièrement chez les jeunes » (p. 146), tout en s’émancipant progressivement de la tutelle de l’ONF, au sein de laquelle il avait émergé. Le Vidéographe fournit ainsi l’exemple emblématique d’une structure qui, en même temps qu’elle encourageait un désir d’expérimentation technologique et formelle et son appropriation par toutes et tous, a pu concilier un haut niveau d’exigence artistique et politique avec une attention constante portée à la dimension sociale du vivre-ensemble dans la ville de Montréal, à une époque où celle-ci connaissait d’importantes transformations.
D’autres initiatives jalonnant cette histoire font l’objet d’investigations dans l’ouvrage dirigé par Elawani et Lafleur. Afin d’en rendre compte avec justesse, les auteurs et autrices mêlent la précision contextuelle à une réflexion plus ample sur leur relation à des problématiques concernant non seulement l’histoire des cinémas au Québec, mais également ce qui se produisait au même moment dans le reste du Canada, aux États-Unis ou en Europe. L’ouvrage accorde ainsi une place importante aux personnalités et aux lieux qui ont encouragé la diffusion du cinéma expérimental au Québec, cette rencontre avec les œuvres suscitant parfois, comme dans le cas des universités, des vocations de cinéastes. C’est ce que mettent particulièrement en évidence les entretiens avec Pierre Véronneau, qui fut l’une des chevilles ouvrières de ce mouvement lorsqu’il enseignait à l’Université du Québec à Trois-Rivières, et avec Benjamin Taylor. Ce dernier, après avoir organisé plusieurs années durant des séances de cinéma expérimental intitulées VISIONS dans divers microcinémas de Montréal, a activement participé à la fondation de la lumière collective, un lieu de diffusion ouvert à de nombreuses collaborations et fonctionnant sur un modèle encourageant l’investissement et les initiatives de celles et ceux qui le fréquentent.
L’expérience de la lumière collective, comme celle, un peu différente, de Main film – un organisme à but non lucratif dédié au soutien à la création indépendante et mentionné à plusieurs reprises dans l’ouvrage –, permet d’aboutir logiquement à la dernière section du livre, tournée vers le présent (et l’avenir) du cinéma expérimental québécois. Ce présent est fortement marqué par l’engagement de plusieurs cinéastes pour l’utilisation, l’exploration et la préservation des technologies argentiques, dans un but de création artistique et d’autonomie des moyens de production, couplés à un intérêt pour les démarches écocritiques. Ce mouvement qui a permis l’émergence de nombreux microlaboratoires dans différents endroits du globe – et particulièrement au Canada – est fort vivace à Montréal, notamment à travers les activités du collectif Double Négatif, fondé en 2004 et toujours actif à ce jour malgré la dispersion de certains de ses membres fondateurs. Le collectif a organisé de très nombreuses projections et donné naissance à des œuvres fortes, singulières, qui explorent les possibilités multiples du support film sans verser pour autant dans une déploration nostalgique. Au fil des ans, il a ainsi conféré à Montréal une identité esthétique et politique forte, exigeante et intransigeante. Il était donc logique que le livre se termine sur l’évocation du travail de Daïchi Saïto, que certains et certaines considèrent comme l’un des plus importants cinéastes expérimentaux contemporains et qui est assurément une figure emblématique de la création expérimentale contemporaine au Québec.
Daïchi Saïto et les autres membres du collectif Double Négatif (Malena Szlam, Karl Lemieux, Charles-André Coderre, Philippe Léonard, Lindsay MacIntyre…) sont-ils aujourd’hui l’arbre qui cache la forêt, comme, en son temps, Norman McLaren à l’ONF ? C’est fort possible. Car, à la lecture des textes et des entretiens qui composent ce livre, on ne peut s’empêcher de penser, d’une part, que les cinéastes évoqués le sont toujours trop peu ou trop vite – l’absence de véritables analyses des films étant peut-être le principal angle mort de l’ouvrage. D’autre part, on ne peut s’empêcher de penser à toutes celles et ceux qui manquent, et à qui il faudrait pourtant rendre justice : Arthur Lipsett, Ryan Larkin, Alexandre Larose, Kelly Egan, Marc Pelletier, Richard Kerr et tant d’autres. C’est en effet ce que les directeurs de l’ouvrage appellent eux-mêmes, dans leur texte introductif, « la malédiction d’un travail non exhaustif », une malédiction qui laisse, de cette traversée du cinéma expérimental québécois, l’impression que bien des recherches resteraient encore à mener pour en exposer la complexité et les enjeux profonds. La question des films de réemploi, par exemple, aurait ainsi peut-être mérité un traitement plus approfondi, étant donnée son importance dans l’histoire de la création expérimentale québécoise. Mais on ne saurait en faire grief à un ouvrage qui préfère délibérément renoncer à la tentation de « tout dire » et qui admet son incomplétude avec modestie. C’est d’ailleurs ce que relèvent, à leur manière, certains contributeurs et contributrices de l’ouvrage, qui soulignent parfois l’existence de films considérés comme disparus et que l’on ne peut plus évoquer qu’à partir des documents accompagnant leur réalisation ou des témoignages de celles et ceux qui ont assisté à leur projection. Plus largement, c’est la question cruciale de la conservation du cinéma expérimental québécois qui est soulevée, particulièrement lorsque les films n’ont pas été produits au sein du cadre institutionnel de l’ONF mais dans celui, plus sauvage, des mouvements de contre-culture, dont la vivacité et l’énergie collaborative n’ont pas toujours suffi à assurer que les œuvres parviennent jusqu’à nous.
À l’image des illustrations qui parsèment l’ouvrage, réalisées et librement interprétées par Marie-Douce St-Jacques à partir de photogrammes légués par Daïchi Saïto, XPQ dresse un panorama du cinéma expérimental québécois qui se veut résolument fragmentaire, dynamique et complexe. Mais il se présente aussi, humblement, comme ce qu’il est : l’une des premières pierres dans un vaste jardin ; un travail nécessaire parce que jusqu’alors jamais entrepris, qui appelle sans ambiguïté d’autres regards, d’autres études, d’autres recherches, dont tout laisse à penser qu’il encouragera leur essor et qu’il leur servira de point d’appui et de référence.
Nicole Brenez, « L’Atlantide », dans Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, sous la direction de Nicole Brenez et Christian Lebrat (Paris-Milan : Cinémathèque française-Mazzotta, 2001), 17–22.↩