Mercédès Baillargeon
De La haine (1995) au désœuvrement : contre-culture, résistance et politique du refus dans La ferme
des humains (2013) d’Onur Karaman
Mercédès Baillargeon Université du Massachusetts à Lowell
Comme le souligne Concepción López-Campos Bodineau, qui cite dans un article publié en 2012 les propos de Michèle Lagny, le cinéma immigrant révèle « “un mode d’expression du groupe dans lequel il est créé et à travers lequel se transmettent de nombreuses idées et valeurs ancrées consciemment ou inconsciemment dans notre société”1 ». Il présente également «une partie de la société représentée de manière subjective à travers la vision qu’en ont les différents metteurs en scène2 ». Au cours des dernières années, de nom- breux films ayant pour thème l’immigration ont été réalisés au Québec : que l’on pense à L’ange de goudron (Denis Chouinard, 2001), à Mambo italiano
(Émile Gaudreault, 2003), à Incendies (Denis Villeneuve, 2010) ou encore à Antigone (Sophie Deraspe, 2019). Si López-Campos Bodineau souligne que « la plupart des films [de la décennie 2000] dépeignent une réalité beaucoup plus dure et difficile pour l’immigré, confronté à la précarité du travail, aux problèmes de logement, à la propre difficulté d’adaptation à la société d’accueil et parfois même au racisme qui s’exerce à son encontre3 », on assiste présentement à une diversification des représentations des immigrants au cinéma. Ces représentations s’ancrent de moins en moins dans les problé- matiques d’intégration et de communautés immigrantes (comme c’est le cas du cinéma diasporique ou du accented cinema, principalement réalisé par des réalisateurs exilés ou immigrés) et davantage dans des questionnements liés aux tensions transnationales et aux différents échanges et transferts interculturels qui existent dans les sociétés et les économies mondialisées d’aujourd’hui 4.
En effet, une nouvelle génération de cinéastes, incluant Ivan Grbovic (Roméo onze, 2011 ; Les oiseaux ivres, 2021), Ky Nam Le Duc (Oscillations, 2017; Le meilleur pays du monde, 2019) et Onur Karaman (La ferme des humains, 2014; Là où Attila passe, 2016), re-problématise en des termes transnationaux la question de l’immigration et semble affirmer que celle-ci fait bel et bien partie du paysage identitaire québécois. Les problématiques abordées dans les films de ces cinéastes touchent à la fois à la réalité des jeunes immigrants de la deuxième génération, qui s’identifient tant à leur pays d’ori- gine qu’à leur pays ou province d’adoption, et les thème du désœuvrement, de la perte de repères et de la place de l’individu dans le monde5. Afin de souligner ces nouvelles tendances dans le cinéma immigrant au Québec, cet article explore, à titre d’exemple, les différentes dimensions interculturelles du film La ferme des humains d’Onur Karaman. D’abord, nous analyserons l’intertexualité du film de Karaman avec le film culte La haine, réalisé en France par Mathieu Kassovitz en 1995. Film social, La haine dénonce la bru- talité policière contre les jeunes des banlieues et propose, de façon novatrice, une image de la nouvelle jeunesse française multiethnique des années 1990. S’il existe plusieurs parallèles entre les deux films, nous nous intéresserons tout particulièrement à la façon dont la construction de l’espace articule dif- féremment l’opposition entre le centre et la périphérie dans les deux œuvres. Nous nous pencherons ensuite sur la place qu’occupe le désœuvrement dans La ferme des humains en arguant que la contre-culture, représentée dans le film par des éléments tels que le reggae, la consommation de cannabis et l’errance, inscrit celui-ci dans des questions de résistance et de pouvoir plus larges qui dépassent le cadre de l’expérience immigrante. Puis, nous nous intéresserons à la place à la fois centrale et marginale qu’occupent les ques- tions d’identité ethnoculturelle et d’immigration dans le film de Karaman. Nous montrerons que plusieurs éléments liés à ces questions sont suggérés, plutôt qu’explicitement discutés, le film refusant de faire de la question iden- titaire le noyau de son intrigue. Enfin, nous proposerons une analyse de la dernière scène du film en tant que critique du système capitaliste, ce qui nous permettra de montrer que l’existence même du film est une forme de critique sociale engagée.
Périphérie et intertextualité : La haine et le désœuvrement
Né à Istanbul en 1982 et habitant Montréal, au Canada, depuis 1990, Onur Karaman est le réalisateur de trois longs métrages à ce jour (La ferme des humains ; Là où Attila passe ; Le coupable, 2019). Son premier long métrage, La ferme des humains, présenté en 2013 aux Rendez-vous du cinéma québécois, a reçu un accueil chaleureux pour sa représentation d’une société multieth- nique que le cinéma québécois avait auparavant été accusé d’ignorer6. Inspiré par des films indépendants comme Clerks (1994) de Kevin Smith, La haine de Mathieu Kassovitz et Trainspotting (1996) de Danny Boyle, le film présente un rythme lent, de même qu’un arc narratif limité et une absence de récit clair. Ces caractéristiques sont le reflet du désœuvrement et du malaise que partagent ses protagonistes, trois jeunes Québécois des années 2010 : Karim, le fils d’immigrants marocain, J.-P., un Québécois d’origine canadienne- française, et José, un jeune d’origine latino-américaine. Ensemble, ils passent leurs journées à fumer et à vendre du cannabis dans un parc de la région de Montréal. Oisifs et désintéressés, ils spéculent sur la vie des habitants de leur quartier multiethnique.
La dimension interculturelle dans La ferme des humains se joue à plu- sieurs niveaux, notamment à travers le métissage d’imaginaires qui s’ali- mentent de références transnationales. En effet, La ferme des humains se présente sous plusieurs aspects comme une extension de La haine, bien que la réalité qu’explore le film de Karaman soit différente : on se trouve quelques vingt ans plus tard, au Québec et non en France, dans un quartier rappelant Montréal-Nord (le film a été tourné à Longueuil) plutôt que dans les cités des banlieues parisiennes. Rappelons que La haine, raconté sur une période de 24 heures, suit les péripéties d’un trio multiethnique incarnant la réalité « black- blanc-beur» de la France des années 19907. Après une nuit d’émeutes oppo- sant d’autres jeunes à la police en région parisienne, Vinz, Hubert et Saïd, trois garçons originaires de la cité, se promènent dans celle-ci avant de partir à Paris pour la soirée. La haine est ainsi l’un des exemples phares du cinéma de banlieue de la décennie 1990 et participe à cimenter ce type de cinéma comme un genre en soi8. Ces films, «communément reconnu [s] comme la tribune d’une communauté métissée et socialement dominée, qui se voit offrir par le biais du film de fiction une profondeur psychologique étran- gère aux autres représentations médiatiques de la banlieue9 », présentent en effet souvent une image pessimiste de la société marquée par la violence et la délinquance. Dans La haine, un ennui, voire un nihilisme, pénètre la vie des jeunes hommes, qui se sentent exclus de la société dominante. Le film expose ainsi les effets néfastes que l’exclusion structurelle peut avoir sur les jeunes racisés et issus d’une classe sociale pauvre en représentant la vie dans les marges ou à la périphérie – la banlieue n’est-elle pas physiquement «à la périphérie » de la capitale française, après tout ? – de la société française, comme nous le rappellent Sharma et Sharma10.
La ferme des humains construit l’espace périphérique autrement, car le film soulève des enjeux spécifiques à la situation du Québec des années 2010. Contrairement à La haine, qui accentue l’opposition entre le centre – blanc et franco-français de Paris – et les périphéries – les banlieues multiethniques –, La ferme des humains souligne l’interculturalisme du Québec. Ce modèle d’intégration, contrairement au modèle multiculturaliste du reste du Canada, met l’accent sur l’intégration des immigrants à une culture commune, en particulier à travers l’adoption de la langue française11. À la fois transnational et interculturel, La ferme des humains (au même titre que le cinéma immi- grant de façon plus large) devient ainsi un miroir pour les valeurs québécoises et, plus précisément, une réflexion sur le succès (ou l’échec) des politiques d’intégration adoptées par la province. Comme le souligne Bill Marshall, si l’identité québécoise a longtemps été construite sur l’opposition entre Soi et l’Autre, l’emploi du terme «périphérie», en contexte québécois, est un concept riche qui possède plusieurs significations en fonction de la place du Québec, le terme prenant […] mobile and multifarious meanings […] in the Québec context, in relation to an overwhelmingly Anglophone North America; to a French-speaking or French Atlantic world dominated demographically, culturally, and politically by metropolitan France; and to its marginal place in the global film industry. That mobility of meaning is also played out in the context of Québec itself, where national cultural identities are located in a play of centers and peripheries, for the periphery in one viewpoint can become the center for another, and vice versa. The case of Québec is thus a fruitful one for thinking through this relationship, challenging its binaries, and probing alternative mappings12.
La ferme des humains circonscrit ainsi une périphérie du Québec que l’on oublie souvent de mentionner: celle des immigrants, et particulièrement des jeunes issus d’une deuxième génération d’immigration. Si l’immigration dans La haine apparaît en périphérie, à la limite de la société – une margi- nalité réitérée lorsque Vinz, Hubert et Saïd se trouvent à Paris et que tout leur rappelle qu’ils sont étrangers à cet environnement –, l’opposition entre le centre et la périphérie est davantage intégrée dans La ferme des humains, qui trace des limites différentes. Dans le film de Karaman, les espaces appa- raissent plus poreux et les oppositions entre les identités ne sont pas aussi nettes. Le film ne s’intéresse donc pas explicitement à la question identitaire, mais il met tout de même en jeu les tensions, l’ambigüité et les résistances de ce groupe de personnages existant de manière marginale.
L’espace joue un rôle majeur dans l’univers cinématographique de La ferme des humains. L’histoire se déroule dans un quartier sans nom, plu- tôt calme, ni pauvre ni aisé, où l’on voit défiler un ensemble de personnages de différentes origines ethniques. La scène d’ouverture du film, qui présente un vieil Haïtien regardant la vie du quartier à travers sa fenêtre, situe le parc qui se trouve au centre du quartier comme un lieu d’observation, une sorte d’arène publique. Cette scène expose tant la division que la porosité entre espace privé et espace public dans cet endroit, tout en plaçant l’espace du parc au centre de l’action du film et du quartier. Le parc dans La ferme des humains renvoie de fait au parc dans La haine, un espace central dans la Cité où les jeunes trainent, mais où ils sont aussi soumis aux regards du voi- sinage, les fenêtres des tours d’habitation offrant un point de vue privilégié sur cet espace. Ainsi, les regards des personnages sur leur environnement (leurs fenêtres donnent sur le parc) et la place de la caméra par rapport à ces personnages donnent à voir à la fois le spectacle de cette jeunesse per- due et le regard que la société peut porter sur elle, tout en jouant sur la sub- jectivité des regards et sur leur importance (arbitraire) dans la construction de l’identité des groupes marginaux. Comme le souligne Joe Hardwick au sujet de La haine, ce va-et-vient entre différentes perspectives a pour effet de relativiser et de saper le pouvoir autoritaire du regard et des identités13. Le parc, circonscrit par quatre rues, est un lieu central dans lequel les gens – des voisins, d’anciens amis, des parents – vont et viennent, ce qui a pour effet de créer un paysage multiculturel proche de la réalité montréalaise, autre- ment peu représentée au cinéma ou dans les médias. Comme dans La haine, les personnages ne sortent de leur quartier qu’une seule fois. Dans le cas de Karim, J.-P. et José, c’est pour aller acheter une voiture usagée en banlieue, dans un quartier mieux nanti. La banlieue nord-américaine, quintessence du rêve américain, est ici à distinguer de la banlieue française, souvent consi- dérée négativement pour sa relative pauvreté. Symbole d’une mobilité qui leur permettrait d’échapper à la dimension claustrophobe de leur quartier, la voiture tombe cependant en panne sur le chemin du retour – ils ont oublié de mettre de l’essence –, une scène qui met au jour la contrainte spatiale qui pèse sur les jeunes.
Comme dans La haine, La ferme des humains expose les mécanismes de surveillance sociale mis en place dans les milieux multiethniques. Des voi- tures de police serpentent le quartier et font le tour du parc régulièrement, sans toutefois intervenir. La caméra montre aussi les personnages et le décor à travers les clôtures qui encerclent le parc, tandis que Karaman juxtapose plusieurs images telles que celle d’une voiture de police arpentant les rues et un gros plan de profil du visage de J.-P. La caméra suit, à de nombreuses reprises, le pourtour du parc au moyen de longs travellings ou de mouve- ments panoramiques, accentuant ainsi ses limites et traduisant le sentiment d’emprisonnement des personnages. Les images s’enchaînent en fondu et Karaman privilégie les mouvements de caméra latéraux ainsi que l’usage de plans larges en plongée à partir d’un drone. Ces plans donnent une vue en survol du quadrilatère du parc et font référence à un célèbre plan en plongée de La haine. En inscrivant La ferme des humains dans la foulée de La haine et du cinéma de contestation, Karaman élabore une critique de la société qué- bécoise. Si la contestation est moins vive dans La ferme des humains que dans La haine, la question de la place, tant physique que figurée, des jeunes mul- tiethniques dans la société se trouve tout de même centrale et est interrogée à la fois sur les plans thématique et cinématographique. Si les politiques inter- culturelles du Québec permettent l’intégration de ces jeunes à une société pluraliste, Karaman attire plus notre attention sur leur rapport à l’espace que sur les personnages eux-mêmes en délimitant l’espace qu’ils occupent et en accentuant, du même geste, la place « périphérique » qu’ils occupent.
Le désœuvrement, la contre-culture et l’expérience esthétique
Si le film La haine a eu un immense impact au moment de sa sortie en 1995 et qu’il continue à avoir une influence transculturelle sur le cinéma et sur nos perceptions des banlieues françaises, un autre aspect que partagent les deux films est la façon dont ils intègrent des éléments de la contre-culture occidentale. Comme l’explique J. Milton Yinger, la contre-culture opère « wherever the normative system of a group contains, as a primary element, a theme of conflict with the values of the total society, […] and wherever its norms can be understood only by reference to the relationships of the group to a surrounding dominant culture14 ». La culture de banlieue, au même titre que celle des immigrants, se présente ainsi comme une contre-culture, car elle a un rapport distancié, voire tendu, avec la culture dominante. De cette contre-culture banlieusarde, les films à l’étude exposent de nombreux aspects. Les deux films accordent également une large place au reggae, au cannabis et à l’hypermasculinité, des motifs qui sont depuis longtemps associés à la contre-culture générale ou banlieusarde. Associé aux luttes de libération en Jamaïque, en Grande-Bretagne et à travers le monde, le reggae aborde des thèmes souvent liés à des questions politiques et sociales et est devenu, au fil du temps, la musique des pauvres et des opprimés. Le reggae est aussi associé au mouvement rastafari, au sein duquel la consommation de cannabis est considérée comme une pratique spirituelle. En dehors de ces communau- tés, comme le souligne Nick Brownlee, il existe également toute une culture autour du cannabis et de sa consommation : « If there is one thing that means more to pot-heads than the pot itself, it is the rich culture that surrounds cannabis and those who partake of it. Perhaps because of its ancient mystical and spiritual roots, because of the psychotherapeutic effects of the drug and because it is illegal, even the very act of smoking a joint has deep symbolism ». Les deux films puisent en outre dans un imaginaire de la contre-culture globale en s’inscrivant dans le sillon de la Beat Generation (1944-1964), du mouvement hippie des années 1960 et 1970 et de la scène punk et alternative des années 1980 et 1990, des mouvements qui, associés à la jeunesse de leur époque, se sont distingués par une attitude de contestation et de défiance par rapport à leurs aînés et à la domination culturelle de la bourgeoisie.
Le style de Karaman accorde une place importante à la musique. Avec l’omniprésence du reggae dans sa trame musicale, La ferme des humains fait notamment un clin d’œil à la trame sonore de la scène d’ouverture de La haine, qui présente des images médiatiques d’archives accompagnées de la chanson « Burnin’ and Lootin’ » de Bob Marley. De façon plus précise, des plans lents forcent constamment notre attention sur l’image et sur la trame sonore qui l’accompagne au fil du film, mettant de fait l’accent sur la création d’atmosphères que celui-ci propose. Sur une musique de reggae, Karaman agence par exemple des images au ralenti des trois amis traînant dans le parc, assis les uns à côtés des autres, en silence, à rouler et fumer des joints. Les plans aériens restreints, le mouvement de la caméra encerclant les person- nages de façon latérale, mais aussi les plans fixes où on les voit entrer et sortir du cadre ont pour effet de ralentir le rythme du film au point où l’action y devient très limitée. L’action du film se situe ainsi plutôt dans le rapport entre J.-P., Karim et José et le rythme de leurs conversations, au cours des- quelles ils discutent de la vie, passent des commentaires sur les individus qui peuplent leur quartier ou encore commentent les interactions qu’ils ont avec eux. Fumant du cannabis, vendant cette drogue aux voisins du quar- tier, traînant au parc, ils refusent de s’intégrer dans la culture dominante. Lorsque José, jusqu’alors vendeur d’assurances, s’intègre au groupe, il le fait en lançant sa mallette au sol et en lui hurlant après, disant ensuite aux autres qu’il en a assez de travailler dans un bureau et qu’il préfère relaxer avec eux. Les trois copains représentent alors l’un des stéréotypes les plus fortement associés aux «fumeurs de pot» selon Brownlee: «The clichéd image […] is of a slacker who lies around all day listening to The Grateful Dead, gladly evading work and anything that might contribute to a useful existence15.» Le devoir de chacun apparaissant comme celui de participer à la vie collec- tive, et surtout à une économie capitaliste qui valorise le travail et force ses citoyens à être des êtres « productifs » dans la société – le terme « productif » étant lui-même un terme économique qui apparaît avec l’émergence du capi- talisme à l’époque de la révolution industrielle –, cette figure du slacker revêt alors une valeur négative dans le cadre imposé par la culture dominante. La mise en scène d’un univers contre-culturel dans le film de Karaman suggère, par conséquent, les contours de la culture dominante elle-même. Le film est contre-culturel en ce sens où J.-P., Karim et José se distinguent par une oppo- sition consciente et délibérée à la culture dominante.
Contrairement à La haine, une chronique dans laquelle les événements s’enchaînent à un rythme surprenant (il est difficile de croire, à la fin du film, que nous n’avons été témoin que de 24 heures), La ferme des humains est un film axé sur la vie ordinaire où il ne se passe pas grand-chose. Ceci est dû à l’importance de la consommation dans le récit : comme l’explique Brownlee, «[c]annabis causes perceptual changes that make the user more aware of other peoples’ [sic] feelings, enhance the enjoyment of music and give a gene- ral sense of euphoria16 ». De plus, l’usage du cannabis crée généralement un sentiment de relaxation, lève les inhibitions et altère les sens et les percep- tions, des effets qui sont alors repris dans les procédés cinématographiques de Karaman. Le réalisateur, dans La ferme des humains, raconte ainsi l’histoire de son film à travers le ressenti plutôt qu’à travers le récit. Une scène charnière du film accentue notamment cet effet en montrant les personnages assis en cercle dans le salon du vieil Haïtien et fumant un joint. Une caméra subjective, située au centre du cercle, tourne sur elle-même et, focalisant en gros plan sur le visage de chacun des personnages à tour de rôle, suit le joint que les person- nages se passent. La scène, qui se déroule au ralenti, devient inconfortable tant elle dure longtemps et produit l’effet ressenti lorsque l’on est sous l’influence du cannabis. Ce faisant, le film devient une expérience esthétique plutôt qu’un simple récit. À travers ces choix esthétiques (utilisation [excessive ?] du ralenti, plans aériens impossibles, fondus enchaînés), le film fait ressentir au specta- teur la sensation de désœuvrement qui habite les jeunes protagonistes.
Désœuvrement, immigration et marginalisation
Si l’histoire de La ferme des humains n’est pas d’une importance primordiale, on peut alors se demander quel est l’intérêt du film de Karaman. Notre hypo- thèse est que la réponse à cette interrogation se trouve du côté des éléments importants du film qui sont suggérés plutôt que mentionnés explicitement, en particulier en ce qui concerne le contexte et les références du film (dont la référence à La haine). Ces éléments, qui sont subtilement présentés par Karaman, nous permettent en effet de mieux percevoir les enjeux du film et son message. Rappelons que, d’un côté, La haine accentue l’opposition entre le centre (Paris) et les périphéries (les banlieues multiethniques) alors que, de l’autre, La ferme des humains souligne l’interculturalisme du Québec, qui, depuis les années 1970, repose sur l’adoption de valeurs communes incluant «le respect du régime et des valeurs démocratiques, une société pluraliste et le français comme langue de la vie publique17 ». En entrevue, Karaman a expliqué avoir voulu créer un film dans lequel les jeunes Québécois de cultures différentes pourraient se retrouver, ce qui explique les différentes origines ethniques représentées par J.-P., Karim et José18. Le film peint donc un portrait multiculturel du Québec dans lequel les trois garçons se veulent les représentants d’une certaine jeunesse sans grande distinction. Karim et José font partie de la seconde génération de l’immigration et semblent, en grande partie, avoir abandonné leur culture d’origine pour s’intégrer à la culture québécoise de leur génération. À cet égard, La ferme des humains propose un visage du Québec plus réaliste et diversifié que celui que l’on avait jusqu’alors vu dans les cinémas québécois, en ce sens où l’on y présente « des modèles identitaires alternatifs fondés sur l’hybridité, le métissage, le cumul des appartenances collectives et l’alternance des codes19 ». L’accent québé- cois de José et les différences culturelles qui séparent Karim de ses parents présentent effectivement ces deux personnages comme le produit d’une poli- tique d’immigration interculturelle réussie.
Dans cette perspective, les personnages sont présentés comme les trois parties d’un tout : ils sont les égéries d’une nouvelle réalité multiculturelle au Québec. Or les questions de l’immigration et de la différence raciale, voire celle du racisme qui fait suite à l’arrivée d’immigrants non-Européens, appa- raissent tout de même comme trame de fond du film : il suffit de penser à sa scène d’ouverture, où l’on voit un groupe de jeunes qui jouent au soccer, ou encore aux conversations que les trois amis ont entre eux, lors desquelles les insultes à caractère raciste abondent. «Fucking Arabe», «T’es même pas né ici, toi», «Retourne dans ton pays» sont nombre d’insultes que le groupe utilise. Or, comme les psychologues Emily McDiarmid, Peter Richard Gill, Angus McLachlan et Lutfiye Ali le soulèvent dans leur étude de l’usage des insultes chez les jeunes garçons, « it has become clear that playful derogation among males, an apparently aggressive form of exchange, has a principal aim of reinforcing close affiliation and a secondary function as a way of exer- ting influence20 ». Il apparaît alors que l’usage d’un langage de la rue souvent perçu comme inapproprié, voire vulgaire, au même titre que la nécessité de paraître « dur », permettent aux jeunes garçons de socialiser et de créer des liens d’identification. Il s’agit aussi d’une façon pour les groupes dominés de se réapproprier de telles insultes de façon à reprendre le contrôle sur leur oppresseur. Dans le film de Karaman, les insultes vont pourtant dans les deux sens: Karim insulte J.-P. en le traitant de «fils de pute» et lui dit qu’il « niquerait bien sa mère », comme celle-ci porte des petits shorts et des bre- telles spaghetti qui donnent au jeune garçon l’impression que celle-ci refuse d’agir comme une mère «respectable» ou «de son âge». La mère de J.-P. apparaît ainsi de façon contrastée par rapport à la mère de Karim, qui porte le voile en public, ce qui renforce par ailleurs la différence générationnelle entre les immigrants de première et de deuxième générations. De fait, Karim semble avoir bien plus en commun, socialement et culturellement, avec son camarade J.-P. qu’avec sa famille, auprès de laquelle il se sent aliéné.
En réalité, un seul passage du film discute explicitement de la question de l’immigration. Il s’agit de la scène se déroulant chez Karim, lorsque ce der- nier rentre chez lui avec la lèvre inférieure en sang et un œil au beurre noir après une bagarre. Karim sent fortement l’alcool et ses parents le confrontent, particulièrement son père. Sa mère lui demande ce qui s’est passé en lui rap- pelant qu’ils sont venus au Canada pour lui, pour ses études, pour sa vie. En larmes, Karim répète qu’il n’y est pas bien avant de dire : « J’ai une vie de merde, moi. Chuis pas un Québécois, chuis pas un Canadien, chuis même plus marocain. Chuis rien. En fait, rien, c’est mieux – chuis un bâtard. » Les paroles de Karim expriment bien le malaise des jeunes immigrants de la deu- xième génération par rapport à leur sentiment d’appartenance. Ceux-ci sont en effet déchirés entre leurs cultures d’origine et d’accueil, ce qui ne manque pas d’exacerber les tensions entre les parents, immigrants de la première génération, et leurs enfants, du fait de la sorte d’incompréhension qui sub- siste entre les différentes générations21. Si la mère de Karim semble émue par les propos du jeune homme, son père ne l’est pas du tout. Il explose : « Alors, c’est ça ton problème ? C’est ça tes histoires et tout le tralala ? Moi, je pensais que j’avais un fils. » Cette scène accentue le fait que Karim se sent incompris, car son père nie l’expérience de son fils en attaquant sa masculinité. Comme le soulignent Maryse Potvin, Paul Eid et Nancy Venel, la différence entre l’expérience des immigrants de la première génération et celle de ceux de la seconde entraîne de nombreuses incompréhensions :
[L]es conflits intergénérationnels, la contestation des « valeurs culturelles » ou des pratiques parentales, la formation de gangs délinquants (souvent considérés comme des agents de socialisation) sont attribués à un manque de contrôle normatif, à une perte des « racines » ou à une absence d’autorité parentale, eux-mêmes liés aux effets de la migration sur la structure des familles22.
Cette vision des jeunes issus de l’immigration, si elle repose sur certaines observations et expériences réelles, renvoie aussi à un imaginaire social homogénéisant qui est mis en scène et exploité tant dans La haine que dans La ferme des humains23. Cette mise en scène fait ressortir l’aliénation ressen- tie par le personnage de Karim, issu de l’immigration, et souligne le fait que son expérience se trouve à la fois à l’extérieur de la culture de ses parents et de la culture québécoise.
Les personnages du quartier multiethnique où vivent les protagonistes de La ferme des humains n’appartiennent donc pas nécessairement à la marge de la société québécoise : ils sont représentés comme le reflet d’une nouvelle réalité multiculturelle intégrant des personnages québécois « pure laine » avec des personnages aux origines ethnoculturelles différentes et qui sont mieux intégrés dans la société québécoise que leurs parents ne le sont. Si bon nombre d’études s’intéressent aux obstacles supplémentaires que doivent surmonter les immigrants pour trouver un emploi et intégrer le monde professionnel au Québec et ailleurs, le portrait mixte que présente le trio de J.-P., Karim et José suggère une critique transnationale et générationnelle de leur situation24. En effet, le film repose sur une ambiguïté; d’un côté, les personnages sont désœuvrés parce qu’ils sont exclus de la société capitaliste dominante (que l’on s’imagine blanche, de classe moyenne et d’origine canadienne-française) tandis que, de l’autre, ils refusent de se plier à l’impératif de productivité du système capitaliste global et y résistent son imposition.
Parlant de la génération des milléniaux, composée des personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, Malcolm Harris explique qu’il s’agit d’une génération ayant hérité d’un système capitaliste poussé à son extrême limite et concevant la jeunesse comme un «capital humain », une forme d’investissement ou de machine de production25. Selon Harris, la société américaine impose aux jeunes de plus en plus ses impé- ratifs de succès, professionnels et économiques, ces impératifs se couplant toutefois d’une précarité des emplois, de salaires à la baisse, d’une hausse des frais de scolarité et de taux d’endettement records. Un autre paradoxe de notre époque selon Harris se situe dans le fait que « [y]oung people feel— reasonably, accurately—less in control of their lives than ever before26 », un phénomène exacerbé par la façon dont les technologies de l’information, incluant le web, sont utilisées par l’industrie privée pour contrôler le public de toutes sortes de façons, «the least of which is encouraging us to better self-manage and self‐control27 ». Si les remarques de Harris concernent la réa- lité aux États-Unis, où plusieurs de ces facteurs sont accentués, on retrouve néanmoins plusieurs de ces éléments dans la société québécoise actuelle à cause de l’accélération de la mondialisation et de ses effets tant sur les plans économiques que culturels. Le problème auquel sont confrontés les jeunes dans La ferme des humains n’est donc pas seulement propre à l’immigration, mais s’étend également, du moins en partie, à la jeunesse d’aujourd’hui de façon plus générale – cette idée est d’ailleurs plus saillante lorsque l’on pense au personnage de J.-P., un jeune Québécois « de souche » en contraste avec le personnage de Vinz, qui est pour sa part juif et donc un personnage « de la marge » dans La haine. Comme le souligne Harris, la génération des millenials se sent dupée par les fausses promesses de la société capitaliste, qui lui avait promis le succès, le pouvoir et la richesse ; la référence intertextuelle à La haine et la dimension contre-culturelle du film permet ainsi de déduire que le désœuvrement de J.-P., de Karim et de José vise surtout à exposer un sentiment généralisé de déception et de découragement face à la société dominante.
Allégorie, cynisme et société de surveillance :
la dernière scène de La ferme des humains
La dernière scène du film, qui présente une rencontre inopinée entre un vieil Africain à vélo et les trois protagonistes, peut être lue comme une allégorie de la société d’aujourd’hui. Elle met effectivement au jour une perspective cynique sur le monde contemporain. Dans cette scène, le vieil Africain, qui se balade toujours à vélo autour du parc, le sourire aux lèvres, fait une chute. Alors que les trois jeunes l’insultaient et le traitaient jusqu’alors « d’attardé mental », ils choisissent plutôt de lui porter secours à la fin du film et vont l’aider à se remettre debout. Assis sur un banc du parc, les quatre person- nages entament alors une brève conversation, lorsque l’homme demande à Karim comment il a eu son œil au beurre noir. Lors de cet échange, les jeunes garçons se rendent compte de l’intelligence du veillard, et cette décou- verte est d’une importance significative. Le vieil homme propose en effet une réflexion qui éclaire le message porté par le film :
L’homme africain : L’individualisme méthodologique.
J.-P. : […] Ça veut dire quoi ?
L’homme africain : Ce qui veut dire : nous sommes tous responsables. Karim : De quoi ?
L’homme africain : De tout.
José : De quoi tu parles, man ?
L’homme africain : De rien. […] [L] » être humain n’est ni bien ni mal il est juste faible. Il est un éternel hypocrite. Pour rien seulement. L’incompétence émotionnelle ou rationnelle amène l’incompréhension. L’incompréhension amène l’intolérance. De l’intolérance ressort les différences. Les différences amènent la chicane. Et la chicane, la violence. La violence, le chaos. Le chaos est terrible pour tout le monde. À l’exception de quelques-uns.
À la suite de ce constat, l’homme se lève subitement, annonçant qu’il doit partir. Puis, J.-P. met la main dans sa poche pour réaliser que le vieil homme lui a volé son cannabis. La scène, filmée en gros plan, passe d’un visage à un autre en montrant les réactions des personnages et en masquant les gestes qui se passent hors-champ. La parabole semi-philosophique du vieil homme a pour effet de confondre les jeunes – José s’impatiente et veut fumer un joint et Karim le trouve stupide (« C’est quoi son rapport d’incompétent pis tout ? »). Karaman joue alors avec le stéréotype du « fumeur de pot », à la fois philosophe et dont l’intellect serait ralenti par l’usage du cannabis, car J.-P. reste pantois un instant avant de s’exclamer : « Fuck estie, c’est fucking deep ». Cette scène se présente aussi comme une parabole du monde capitaliste, lequel accentue les différences entre individus en fonction de leur talent, de leur chance ou de leurs avantages innés afin de maximiser la productivité et les profits28.
En effet, Karaman superpose les couches de sens à travers son montage qui ajoute au commentaire ironique de son film. Lorsque le vieil Africain parle dans la dernière scène du film, on entend notamment la chanson «Quand les hommes vivront d’amour» (1956) de Raymond Lévesque, un hymne québécois appelant à la paix. La chanson ancre la réalité des jeunes dans le contexte culturel québécois tout en proposant une alternative aux tensions accentuées par la culture capitaliste. Au même moment, le groupe de jeunes qui avait infligé ses blessures à Karim apparaît à la course, accentuant l’in- terdépendance et la connectivité entre les différents citoyens du microcosme qu’est le quartier. Lorsque les trois protagonistes réalisent que le vieil Africain leur a dérobé leur cannabis, ils le poursuivent. On voit alors ici un autre clin d’œil à La haine, puisque lorsque Karim tire de sa poche le revolver qu’il a empoché chez l’Haïtien, il réalise que ce n’est qu’un briquet. On se rappel- lera qu’une grande partie de l’intrigue de La haine tourne autour d’un revol- ver qu’un policier a perdu dans la Cité et que Vinz retrouve au lendemain des émeutes provoquées par un incident de brutalité policière et de violence sociale. La violence, explicite dans La haine, est donc plutôt sublimée dans La ferme des humains, dans une sorte de cynisme et de désabusement. Deux policiers, qui longent le quadrilatère du parc dans leur voiture de patrouille, aperçoivent la bande de jeunes qui avait violemment agressé Karim la veille et se demandent ce qui se passe, mais décident de passer outre : « [I] ls vont s’ar- ranger avec leurs troubles », disent-ils. Les trois amis continuent de prendre en chasse le voleur sur son vélo jusqu’à ce que ce dernier se fasse frapper par la même voiture de police, par accident ; à ce moment, deux univers qui avaient l’air jusqu’alors distincts, entrent finalement en collision. Abusant de leur pouvoir, les policiers blâment l’Africain et l’embarquent. Lorsque ce dernier tente de se dégager, ils vont au-delà de la force nécessaire et utilisent du poivre de Cayenne pour l’immobiliser. La caméra poursuit alors un mou- vement panoramique jusqu’à ce que l’on voie le vieil Haïtien sur son balcon, fumant son joint et regardant la scène avec un air de contentement, bouclant la boucle sur cette chronique de quartier. Karaman, dans la dernière scène de son film, affirme ainsi à la fois la façon dont les différents personnages du quartier, voire du monde, sont interreliés, mais aussi la façon dont la vie de ces personnages – et de ce quartier – est circonscrite à l’extérieur de la société québécoise de façon plus générale.
Reprenant des éléments propres à la contre-culture des années 1960-1990 (le cannabis, le reggae, l’oisiveté) et renvoyant à des éléments de La haine, un film qui dénonce la brutalité policière et la marginalisation des jeunes issus de l’immigration, La ferme des humains se présente comme une allégorie et une critique de la société contemporaine. Plutôt que de mettre l’accent sur le récit lui-même, le film expose les relations qui se tissent entre les différents personnages d’un même quartier multiethnique, de même que les sensations et l’expérience des trois jeunes protagonistes au centre du récit. À l’aide de différentes techniques cinématographiques, le film emprunte au cinéma de banlieue, et plus particulièrement à La haine, afin de donner l’impression que J.-P., Karim et José sont confinés à leur quartier, et plus spécialement au quadrilatère du parc où ils traînent à longueur de journées, aux franges de la société. Mais, contrairement au film de Kassovitz, La ferme des humains donne davantage l’impression de représenter une tranche de la société mul- ticulturelle québécoise que d’accentuer l’opposition entre le centre et la périphérie. L’intérêt du film se situe alors dans sa dimension affective et esthé- tique, puisque Karaman cherche à affecter aussi le spectateur en représen- tant ses personnages avec force sympathie et en cherchant à lui faire partager leur expérience. Plus encore, le cinéma de l’immigration dans lequel s’inscrit l’œuvre de Karaman contribue à élargir la définition de qui est « Québécois » tout en normalisant, sans attirer l’attention sur la spécificité raciale ou ethno- culturelle, les différences à l’intérieur même du Québec. Le film de Karaman court alors les mêmes risques que La haine en ce sens où il risque de recon- duire certains stéréotypes négatifs associés aux jeunes issus de l’immigration, un constat que corrobore la représentation des personnages féminins dans l’œuvre. L’absence de personnages féminins actifs et le sexisme flagrant des personnages, entre autres envers les joueuses de tennis au début du film ou envers la mère de J.-P., qui est traitée de « pute » à multiples reprises, font en effet du film le complice de ce sexisme. Cet état de fait rapproche encore une fois l’œuvre de Karaman à celle de Kassovitz, puisque, vingt ans plus tôt, La haine glorifiait de façon similaire les attitudes viriles et sexistes de ses per- sonnages banlieusards. Comme La ferme des humains relègue simplement ses personnages féminins au statut d’objets, de désirs ou de mère et qu’il pro- pose de nombreuses blagues sexistes, il brosse néanmoins aussi les contours d’une masculinité en crise dont on a beaucoup parlé au Québec ces dernières années29.
L’interprétation du film demeure ouverte. Karaman ne dévoile jamais les raisons ou les motivations derrière le refus de ses personnages de participer à la société dominante : soit ils ont abandonné à l’avance, sachant qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la société à cause de leur différence ethnique ; soit il s’agit d’une chronique générationnelle où, peu importe leur origine ethnique,
les êtres refusent de participer dans une économie qui va profiter d’eux. Dans cette perspective, bien que le refus de J.-P., Karim et José de participer à la vie collective peut être perçu comme narcissique et antisocial, il s’agit plu- tôt d’une sorte d’inaction radicale ancrée dans la tradition de la critique sociale. La révolte dans La ferme des humains n’est ainsi plus aussi explicite qu’à l’époque de La haine et a laissé place à un certain désœuvrement, voire à une certaine démission, deux formes de résistance qui sont dénoncées par la société néolibérale. Le film se présente alors comme une rencontre intercultu- relle à la fois parce qu’il représente des personnages issus de l’immigration et parce qu’il métisse les imaginaires avec ses références culturelles multiples. L’interculturel, chez Karaman, se joue alors à plusieurs niveaux : dans la repré- sentation d’un visage québécois changeant et multiculturel, dont Karaman est lui-même l’image; dans l’intégration transnationale de sources, d’influences et d’inspirations, incluant la référence à La haine, le film culte de Mathieu Kassovitz ; de même que dans sa critique du système capitaliste global et de sa place grandissante dans la culture québécoise d’aujourd’hui.
Notice biographique
Mercédès Baillargeon est professeur agrégé dans le département de langues et de cultures étrangères à l’Université du Massachusetts à Lowell aux États-Unis. Elle se spécialise dans la théorie littéraire, féministe et queer ainsi que les études de la réception et s’intéresse particulièrement aux rapports entre esthétique et politique dans la littérature des femmes et dans le renouveau du cinéma qué- bécois. Elle est l’autrice du livre Le personnel est politique : médias, esthétique et politique de l’autofiction chez Christine Angot, Chloé Delaume et Nelly Arcan (Purdue University Press, 2019) et a codirigé l’ouvrage Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe (Éditions du Remue-ménage, 2011). Elle a publié plusieurs articles et a déjà codirigé, avec Karine Bertrand (Queen’s University), un numéro spécial de la revue Contemporary French Civilization dédié au transnationalisme dans le cinéma et les (nouveaux) médias au Québec (2019). Elle est membre du groupe de recherche interuni- versitaire EPIC (Esthétique et politique de l’image cinématographique).
Notes
- Concepción López-Campos Bodineau, « L’immigration dans le cinéma français et québécois à travers quelques films », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires no 1297 (2012): 20-28. L’auteur cite et traduit Michèle Lagny, Cine e Historia. Problemas y métodos en la investigación cinematográfica (Barcelona: Bosch Comunicación, 1997) : 181.
- López-Campos Bodineau, « L’immigration dans le cinéma français et québécois », 21.
- López-Campos Bodineau « L’immigration dans le cinéma français et québécois », 21.
- Au sujet du cinéma diasporique, voir Laura Marks, The Skin of the Film : Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses (Durham et Londres : Duke University Press, 2000). Au sujet du accented cinema, voir Hamid Naficy, An Accented Cinema: Exilic and Diasporic Filmmaking (Princeton : Princeton University Press, 2001).
- Au sujet des immigrants de deuxième génération, voir François Dubet, « Les secondes générations : des immigrés aux minorités », dans La deuxième génération issue de l’immigration, sous la direction de Maryse Potvin, Paul Eid et Nancy Venel (Québec : Athéna, 2007), 11, et Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération issue de l’immigration, 24.
- Éric Clément, « Onur Karaman : le Québec moderne tel qu’il est », La Presse (12 janvier 2014).
- En référence au drapeau tricolore de la France, l’expression apparaît en 1998 pour décrire les origines ethniques diverses de l’équipe nationale française, couronnée championne à la coupe mondiale de football cette année-là.
- Carole Milleliri, « Le cinéma de banlieue : un genre instable », Mise au point no 3 (2011), http:// journals.openedition.org/map/1003 (dernière consultation le 20 novembre 2021).
- Milleliri, « Le cinéma de banlieue ».
- Sanjay Sharma et Ashwani Sharma, « “So Far So Good…” : La Haine and the Poetics of the Everyday », Theory, Culture & Society 17.3 (juin 2000) : 107.
- Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération issue de l’immigration, 21‐22.
- Bill Marshall, « New Spaces of Empire: Quebec Cinema’s Centers and Peripheries », in Cinema at the Periphery, sous la direction de Vidal Belen, David Martin-Jones et Dina Iordanova (Détroit : Wayne State University Press, 2010), 119.
- Joe Hardwick, « Reframing the Periphery: Narrative Authority and Self-Reflexivity in Mathieu Kassovitz’s La Haine », Australian Journal of French Studies 52.2 (2015): 128.
- J. Milton Yinger, « Contraculture and Subculture », American Sociological Review 25.5 (1960) : 629.
- Brownlee, This Is Cannabis, 12.
- Brownlee, This Is Cannabis, 103.
- Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération de l’immigration, 21.
- Clément, « Onur Karaman ».
- Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération de l’immigration, 28.
- Emily McDiarmid, Peter Richard Gill, Angus McLachlan et Lutfiye Ali, « “That Whole Macho Male Persona Thing” : The Role of Insults in Young Australian Male Friendships », Psychology of Men & Masculinity 18.4 (2017) : 353.
- Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération issue de l’immigration, 135‐137.
- Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération issue de l’immigration, 25.
- Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération issue de l’immigration, 25.
- Pour plus de détails, voir : Potvin, Eid et Venel, La deuxième génération issue de l’immigration.
- Malcolm Harris, Kids These Days : Human Capital and the Making of Millennials (New York : Little, Brown and Company, 2017), 4-5.
- Harris, Kids These Days, 6.
- Harris, Kids These Days, 10.
- Jonathan Hopkin, Anti-System Politics: The Crisis of Market Liberalism in Rich Democracies (New York : Oxford University Press, 2020).
- À ce sujet, voir: Francis Dupuis-Déri, La crise de la masculinité: autopsie d’un mythe tenace (Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 2018).