D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?

Louise Carrière


Ce trip­tyque de Paul Gau­guin à Tahi­ti pose des ques­tions essen­tielles. J’aime ce tableau d’engagement. Il y a trente-cinq ans déjà parais­sait le livre Femmes et ciné­ma qué­bé­cois. Pro­fes­seure de ciné­ma depuis 1967 et mili­tante, j’ai par­ti­ci­pé en 1973, avec plu­sieurs col­lègues, à remettre à l’honneur le 8 mars, jour­née inter­na­tio­nale des femmes. La fête des mères en mai nous appa­rais­sait com­mer­ciale, sec­taire et bien-pen­sante. Nous vou­lions un enga­ge­ment réel pour le droit des femmes, pour qu’elles accèdent aux dif­fé­rentes ave­nues publiques. La mise sur pied de gar­de­ries, le contrôle des femmes sur leur propre corps, toutes ces demandes s’accompagnaient dans mon esprit d’un com­bat plus vaste pour une plus grande jus­tice sociale et éco­no­mique. C’est sans doute pour­quoi j’étais de celles pour qui la lutte des femmes ne va pas sans la lutte à la pau­vre­té et contre les dis­cri­mi­na­tions de toutes sortes.

Alors, en cinéma, y avait-il place pour cette effervescence?

Déjà, dans l’enseignement col­lé­gial, où je tra­vaillais, les femmes de ma géné­ra­tion, bien que mino­ri­taires, avaient la pari­té de salaire avec leurs col­lègues, un acquis récent. Je rêvais que cette avan­cée soit éten­due à toutes les classes de femmes et que notre fier­té de tra­vailler dans un milieu sti­mu­lant soit conta­gieuse pour d’autres sec­teurs. Alors que je voyais des dizaines de films et que je par­ti­ci­pais à la vie ciné­ma­to­gra­phique qué­bé­coise, l’idée de faire le bilan du rôle que les femmes y jouaient s’est impo­sée. J’ai donc com­men­cé cette recherche sur notre pré­sence dans la ciné­ma­to­gra­phie natio­nale, l’image et la place des femmes à l’écran. Ensuite, pour com­plé­ter le tableau et sus­ci­ter d’autres points de vue, j’ai fait appel à des col­lègues puis à de jeunes fémi­nistes. L’idée du col­lec­tif était indis­so­ciable de la paru­tion du livre. J’avais déjà le sou­tien de la regret­tée Fran­çoise Audé, jour­na­liste fran­çaise, pour la pré­face. Boréal m’a pro­po­sé l’aide de Louise Van­de­lac, pro­fes­seure à l’UQAM, grand secours à la rédac­tion et conseillère sti­mu­lante pour faire du livre un tout cohé­rent. À la lec­ture du manus­crit, Fran­çoise Audé avait consta­té que la démarche du livre n’était « pas van­dale (tout est mau­vais) ni pes­si­miste (rien à l’horizon). Il inter­pelle plus qu’il ne juge »(p. XI).

En 1983, Femmes et ciné­ma qué­bé­cois obser­vait dans le monde du grand écran un retard de plu­sieurs années sur ce qui se pas­sait dans d’autres domaines : retard dans l’embauche, main­tien des rôles tra­di­tion­nels dans la pro­fes­sion, sans par­ler des images de femmes enta­chées de sté­réo­types. Il y avait de quoi être déçues. Nos avan­cées étaient fra­giles, les ini­tia­tives des cinéastes fai­ble­ment sou­te­nues. Pen­dant ce temps, le petit écran devan­çait tran­quille­ment le ciné­ma, enga­geait des femmes scé­na­ristes et réa­li­sa­trices, et don­nait une place de plus en plus grande aux per­son­nages fémi­nins. Natha­lie Petrows­ki rap­pe­lait récem­ment que « les per­son­nages fémi­nins sont non seule­ment plus nom­breux et omni­pré­sents, ils portent les récits et en sont sou­vent l’âme et le cœur » (2018). De son côté, le ciné­ma qué­bé­cois s’appuie prin­ci­pa­le­ment sur des per­son­nages mas­cu­lins peu enclins à par­ta­ger leurs forces, leur aura et leurs avan­tages avec « l’autre moi­tié du ciel ». On attire encore le public des salles avec le hockey, le ciné­ma d’action et les anciens rituels masculins.

Entre déception et espoir, où allons-nous?

Depuis quelques années, les grands orga­nismes sub­ven­tion­naires du ciné­ma mettent sur pied des pro­grammes d’accès. Au Qué­bec, des femmes du col­lec­tif « Réa­li­sa­trices Équi­tables » main­tiennent la pres­sion pour que la situa­tion évo­lue. À son époque, l’ouvrage Femmes et ciné­ma qué­bé­cois a peut-être contri­bué à sa manière à faire bou­ger la situa­tion. Plu­sieurs étu­diantes se sont inté­res­sées au livre et l’ont pho­to­co­pié à qui mieux mieux. Curieu­se­ment, aucune étude sérieuse sur la ciné­ma­to­gra­phie qué­bé­coise n’a dai­gné recon­naître le tra­vail et les avan­cées du livre. Femmes et ciné­ma qué­bé­cois a été pro­pul­sé par le cou­rant fémi­niste très fort des années 70 et du début des années 80. Actuel­le­ment, force est de consta­ter que ce mou­ve­ment glo­bal s’est sec­to­ri­sé et pri­vé de lea­der­ship : pen­dant que les cen­trales syn­di­cales s’occupent d’équité sala­riale, d’autres groupes de pres­sion (regrou­pe­ments LGBT+, contre la dis­cri­mi­na­tion raciale, pour la défense des femmes autoch­tones, pour la dépé­na­li­sa­tion de la pros­ti­tu­tion…) y vont de leurs propres reven­di­ca­tion (Yana­co­pou­lo, 2017).

En pleine période de dénon­cia­tion des incon­duites sexuelles et des vio­lences faites aux femmes, dont l’épicentre se trouve dans le milieu ciné­ma­to­gra­phique lui-même, l’occasion serait belle de reprendre la balle au bond, de redé­fi­nir les grandes reven­di­ca­tions des femmes, en ciné­ma et ailleurs. Car au-delà des droits, des lois, il y a la Culture et l’Éducation, grandes oubliées du véri­table changement.


Bibliographie

AUDÉ, Fran­çoise, « Avant-Pro­pos », Femmes et ciné­ma qué­bé­cois, Mont­réal, Boréal Express, 1983.

PETROWSKI, Natha­lie, « Pré­sentes au petit écran, absentes du grand », La Presse, 6 jan­vier 2018.

YANACOPOULO, Andrée en col­la­bo­ra­tion avec Diane Guil­bault et Michèle Sirois, Pour les droits des femmes, Mont­réal, Boréal, 2017.


Notice biographique

Louise Car­rière est une pion­nière de l’étude du ciné­ma des femmes au Qué­bec. Elle a ensei­gné durant de nom­breuses années le ciné­ma au Cégep du Vieux-Mont­réal à Mont­réal. Son texte est une occa­sion sans pré­cé­dent pour pen­ser les liens entre les pion­nières de l’étude du ciné­ma des femmes au Qué­bec et celles qui y tra­vaillent aujourd’hui.