Entretien : le monde intérieur de Sophie Goyette

Entre deuil et résilience

Sarah Gau­thier et Méli­na Verrier

Résu­mé
Réa­li­sé ini­tia­le­ment dans le cadre du cours uni­ver­si­taire « Cri­tique ciné­ma­to­gra­phique », cet entre­tien avec la cinéaste qué­bé­coise Sophie Goyette inves­tigue les thèmes du deuil et de la perte de l’être aimé qu’on retrouve au cœur du pre­mier long métrage de Goyette Mes nuits feront écho (2016) ain­si que dans ses pre­miers courts métrages La Ronde (2011) et Le Futur Proche (2012). Au fil de cette dis­cus­sion, Goyette aborde la façon dont se déploie son monde inté­rieur dans ses films de même que la part d’humanisme qui les tra­verse. Fai­sant pri­mer dans ses images l’Humain, la nature, l’immensité, Goyette revient sur cer­taines étapes mar­quantes de son par­cours de réa­li­sa­trice et sur son envie de conti­nuer à « faire rêver les gens pour se faire rêver aus­si ». En met­tant l’accent sur l’importance de s’habituer à un ciné­ma « plus explo­ra­toire, moins nor­ma­tif » au Qué­bec, la cinéaste expose son rap­port à la créa­tion et réflé­chit à son lien intime avec le sep­tième art. 

Sum­ma­ry
Ori­gi­nal­ly pro­du­ced as part of the class “Cri­tique Ciné­ma­to­gra­phique”, this inter­view conduc­ted with Qué­bec film­ma­ker Sophie Goyette inves­ti­gates the themes of mour­ning and loss of the loved one found at the heart of the first Goyette’s fea­ture film Mes nuits feront écho (2016) as well as in her first short films La Ronde (2011) and Le Futur Proche (2012). In the course of this dis­cus­sion, Goyette dis­cusses how her inner world unfolds in her films. Favo­ring images of the human, nature, immen­si­ty, Goyette returns to some of the miles­tones of her career as a direc­tor and her desire to conti­nue to “make people dream to make her­self dream too.”By empha­si­zing the impor­tance of beco­ming accus­to­med to a” more explo­ra­to­ry, less nor­ma­tive “cine­ma in Que­bec, the film­ma­ker pre­sents her rela­tion to crea­ting and reflects on her inti­mate connec­tion with the seventh art.


Pho­to­gramme extrait du Futur proche de Sophie Goyette 

En décou­vrant La Ronde (2011), Le Futur proche (2012) ain­si que le pre­mier long-métrage de Sophie Goyette, Mes nuits feront écho (2016), nous avons été hap­pées par un ciné­ma pro­fon­dé­ment mûr et éclai­ré en ce qui a trait à la ques­tion du deuil, autant dans sa fac­ture – plans larges sur les pay­sages vastes, plans rap­pro­chés sur les visages médi­ta­tifs des per­son­nages – que dans son conte­nu : le deuil est la voie par laquelle les per­son­nages tentent de se redé­cou­vrir et font l’apprentissage de leur force inté­rieure. La scé­na­riste et réa­li­sa­trice Sophie Goyette, maintes fois pri­mée pour ses cinq courts-métrages et pour son long-métrage Mes nuits feront écho, a accep­té de dis­cu­ter avec nous du thème de la perte.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Autant dans La Ronde (2011) que dans Mes nuits feront écho (2016), on retrouve, au sein de la trame nar­ra­tive, un per­son­nage qui doit com­po­ser avec la perte d’un être aimé. Que signi­fie, pour vous, por­ter le deuil ?

Sophie Goyette : Je vais répondre en deux volets. D’abord, quand j’ai quit­té le domaine de la micro­bio­lo­gie, j’ai tra­vaillé comme pré­po­sée aux familles dans des salons funé­raires pen­dant envi­ron deux ans. C’était un tra­vail assez psy­cho­lo­gique, où il faut être là pour les familles. J’ai occu­pé des emplois assez par­ti­cu­liers, mais que j’ai aimés parce que ça me per­met­tait d’être près des gens. Dans les salons funé­raires, on pou­vait avoir un impact immé­diat sur les familles, chose que les films peuvent aus­si per­mettre, dans cer­tains cas. Je pense que la mort est un sujet tabou, mais, pour moi, elle l’est moins, parce que je l’ai vécue de près, dans dif­fé­rentes cir­cons­tances. Dans les salons funé­raires, je l’ai connue autant à tra­vers des per­sonnes de mon âge que des grand-mamans et des grand-papas. Ça fait en sorte que, pour moi, elle n’est pas aus­si néga­tive qu’on pour­rait le pen­ser. Ce qu’on voit dans mes films, ce n’est jamais auto­bio­gra­phique, mais c’est mon monde inté­rieur. Quand on fait un court-métrage, on cherche sou­vent un pivot dra­ma­tique, comme lorsqu’on a l’impression qu’il y a quelque chose de vrai­ment signi­fi­ca­tif qui va arri­ver à un per­son­nage et qu’il y a alors une porte qui s’ouvre sur un moment de com­pas­sion et d’empathie. Je donne un exemple: dans un court-métrage, une femme fait une fausse couche. Elle va s’en sou­ve­nir toute sa vie, c’est un pivot, un moment dra­ma­tique. On dirait que moi, tout natu­rel­le­ment, je suis allée vers le deuil. Mais ça n’a pas tou­jours été le cas. Quand je pense aux courts-métrages que j’ai faits, avant La RondeLe Futur proche et Mes nuits, j’aborde autre chose que le deuil. Dans Mes nuits, je touche aus­si au thème du rêve. Je pense que si j’avais tra­vaillé pen­dant deux ans et demi dans un hôpi­tal, ça aurait été autre chose. C’est comme si mes per­son­nages, quand je rédige mes his­toires, quand je les écris, répon­daient à mon monde inté­rieur du moment.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Dans Le Futur proche (2012), le pilote d’avion essaie de sur­mon­ter son deuil grâce à une échap­pa­toire concrète : il fuit à bord de son avion. Il a le contrôle de celui-ci. Il s’échappe, mais dans son tra­vail. Quelle a été la réflexion der­rière le sen­ti­ment de deuil de ce personnage?

Sophie Goyette : Je me sou­viens très bien que Le Futur proche mar­quait mes 29 ans. Le pre­mier nombre qu’on voit quand l’avion est sur la piste, c’est 29. À l’aéroport, j’avais le choix. J’ai choi­si 29 parce que ce que le per­son­nage vit, c’est ce que je vivais. Ce n’était pas un deuil, mais j’avais l’impression que ma vie bas­cu­lait. Il y avait un point de non-retour per­son­nel et pro­fes­sion­nel. Quand on expé­ri­mente le deuil, c’est comme, pen­dant un moment, être en état d’apesanteur. On voit les choses dif­fé­rem­ment. Disons que, très mal­heu­reu­se­ment, notre mère décède : il ne reste plus rien, mais ce n’est pas que les choses n’ont plus de sens, c’est qu’il y a un moment d’observation où on se sent com­plè­te­ment cou­pé du monde. C’est vrai­ment ce que j’avais besoin d’expérimenter à tra­vers ce personnage-là.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Pour le pilote du Futur proche, il n’est pas ques­tion d’un aban­don total de sa vie par l’expatriation, le voyage, comme avec d’autres per­son­nages de vos films, fémi­nins cette fois, notam­ment Ariane dans La Ronde ou Éliane dans Mes nuits feront écho. Au contraire, il se replie encore plus sur ce qu’il connaît et ce qu’il maî­trise. Est-ce que l’individu, peu importe son genre, est à même de témoi­gner du deuil ?

Sophie Goyette : Quand j’ai fait mon repé­rage et mon cas­ting sau­vage pour Le Futur proche afin de trou­ver un non-pro­fes­sion­nel qui allait incar­ner ce pilote et cette fic­tion, avec des textes très diri­gés, je n’avais pas de pilote femme, seule­ment des pilotes hommes. Je cher­chais la meilleure per­sonne, homme ou femme. Dans La Ronde, c’était impor­tant pour moi qu’il y ait des jumeaux. Quand je déve­lop­pais les per­son­nages des jumeaux, je trou­vais que pour un court-métrage qui était déjà de 23–24 minutes, ça allait être un peu trop lourd d’évoquer leurs deux par­cours simul­ta­né­ment et j’ai fina­le­ment déci­dé de m’attarder à la quête d’Ariane, le per­son­nage fémi­nin. Mais j’ai vrai­ment eu, au départ, une sen­si­bi­li­té homme/femme. J’ai choi­si le per­son­nage d’Ariane, car, pour moi, elle a aus­si un côté mas­cu­lin et j’ai choi­si Patrice, qui devient mon pilote Robin dans Le Futur proche, parce qu’il a un côté fémi­nin. Mais ce n’est pas quelque chose que je cal­cule. En moi, je suis homme et femme et ça se déploie dans mes films, notam­ment dans Mes nuits. Quand mes amis proches voient le film, ils me recon­naissent dans tous les per­son­nages. Je suis autant les deux hommes mexi­cains que le petit gar­çon mexi­cain au pia­no ; je suis tout autant Éliane. J’ai l’impression qu’il y a tou­jours une par­tie de moi dans tous mes per­son­nages. Je pense que la manière dont le per­son­nage d’Ariane répond au deuil dans La Ronde s’inscrit dans la façon dont mon monde inté­rieur s’est for­mé cette année-là. Je devais avoir 28 ans – je fai­sais un court par année – et ce film, c’était moi à 28 ans. Puis à 29 ans, c’était Le Futur proche, car j’avais autre chose en moi.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Est-ce que la forme ciné­ma­to­gra­phique a à voir avec ce monde inté­rieur ? Vous avez réa­li­sé vos deux plus récents courts-métrages à 28 et 29 ans et votre long-métrage de fic­tion par la suite.

Sophie Goyette : Un long-métrage, c’est plus par­ti­cu­lier parce que le tu portes en toi pen­dant des années. J’ai écrit Mes nuits assez rapi­de­ment, en quelques mois. Le film s’est fait en deux ans et demi. L’écriture, la réa­li­sa­tion répon­daient à mon monde inté­rieur des trois der­nières années. Quand j’écrivais Mes nuits, on était dans une époque où Trump venait d’être élu, par­lait de construire des murs. J’avais besoin de sen­tir qu’on est plus unis qu’on pense. Je me suis dit : « Je vais faire un trip­tyque avec trois per­son­nages, de trois géné­ra­tions dif­fé­rentes, dans trois pays dif­fé­rents pour qu’on ait l’impression qu’il y a quelque chose de plus grand que nous qui nous unit ». Je suis allée dans des pro­jec­tions de mon film où des femmes de Trois-Rivières comme des femmes en Inde venaient me voir pour me dire : « Pen­dant 1h30, je ne me suis plus sen­tie seule au monde, j’avais l’impression que quelqu’un me com­pre­nait et m’écoutait ». C’était ça mon but, c’était de me dire que je ne peux pas être là pour chaque per­sonne, mais mon film, lui, peut l’être parce qu’il va voya­ger plus que moi dans la vie.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Vous par­liez, plus tôt, de pivot en ce qui a trait au deuil. Le deuil, c’est le point autour duquel vous arri­vez à abor­der d’autres thèmes?

Sophie Goyette : On parle sou­vent à Xavier [Dolan] de la mère dans ses films. Ça arrive sou­vent qu’on me parle du deuil, mais, pour moi, ce n’est pas le thème prin­ci­pal. On dirait que c’est quelque chose de scé­na­ris­ti­que­ment très inté­res­sant pour faire vivre au per­son­nage un choc. Ç’aurait très bien pu être une peine d’amour, mais on dirait que ce n’est jamais aus­si radi­cal que la mort. La mort, ça a été un levier pour moi, pour voir com­ment je pou­vais accom­pa­gner des per­son­nages de très près et par­ler dif­fé­rem­ment de mon monde intérieur.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Votre monde inté­rieur trans­pa­raît en effet dans la grande sen­si­bi­li­té et l’humanité de vos films.

Sophie Goyette : C’est l’humanité qui prime. J’ai l’impression que la per­sonne qu’on est trans­pa­raît dans le scé­na­rio ou dans la réa­li­sa­tion d’un film. Il y a peut-être des réa­li­sa­teurs qui visent à faire quelque chose de tou­chant, mais qui n’y arrivent pas parce qu’ils ont beau­coup de cynisme ou d’amertume en eux. Je trouve que tout part de l’humain, avec un grand H. Moi, je peux seule­ment essayer d’être le meilleur humain pos­sible pour que ça se déploie dans mes per­son­nages. Pour Le Futur proche, j’ai pris un pilote qui était très proche de mon per­son­nage écrit. La manière dont je lui fai­sais vivre le deuil s’est impo­sée à par­tir de ce que je res­sen­tais. Ce que je vivais à 29 ans, c’était peut-être un point de bas­cule. C’était quelque chose qui venait de moi et qui s’est tra­duit en d’autres actions.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Nous avons vu dans vos films que l’apprentissage de la force inté­rieure passe par l’envie de fuir. Dans La Ronde, Ariane flâne dans la ban­lieue laval­loise. Dans Le Futur proche, l’homme semble trou­ver du récon­fort en étant éloi­gné de la réa­li­té, dans le ciel. Pour ce qui est de Mes nuits feront écho, Éliane res­sent le besoin de quit­ter com­plè­te­ment le pays. Com­ment la dif­fi­cul­té d’accepter la perte rend-elle la séden­ta­ri­té impos­sible? Est-ce que l’intensité de la dou­leur est si asphyxiante dans le lieu asso­cié à la per­sonne per­due qu’il est impé­ra­tif de partir?

Sophie Goyette : En tant qu’humain, c’est quelque chose que j’ai appris. C’est natu­rel, quand on est dans notre ving­taine, dans notre ado­les­cence, de fuir. Mon constat, dans Mes nuits, c’était que Romes et Pablo se dévoi­laient des véri­tés quand ils étaient dans la chambre d’hôtel pen­dant les der­nières minutes du film, alors qu’ils auraient pu se les dire au Mexique dans la rési­dence pour per­sonnes âgées, et être vrais et pro­fonds : ils avaient ça en eux. J’ai l’impression qu’en tant qu’humains, on a besoin d’aller au bout du monde pour se dis­tan­cier de soi et des autres. Si, par exemple, on voyage demain matin en Ita­lie, on va tout obser­ver : le café va être le meilleur café qu’on aura jamais bu. C’est comme si, en voyage, on était dans un espace-temps latent, en ape­san­teur. Comme le deuil, il y a quelque chose, dans ces moments-là, qui nous per­met de plon­ger au plus pro­fond de nous. On dirait aus­si que, par­fois, on va au bout du monde et on peut s’ouvrir à un étran­ger ou à une étran­gère, une per­sonne qu’on connaît à peine. C’est un moment de vul­né­ra­bi­li­té franche qu’on ne revi­vra plus jamais. C’était mon constat pour Mes nuits: à quel point on doit aller au bout du monde pour s’ouvrir alors que tout pour­rait être dit ici, tout pour­rait être chan­gé ici. On pour­rait avoir cette pers­pec­tive dif­fé­rente chaque jour, mais on a besoin de sor­tir de son quotidien.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : C’est l’idée que, dans notre quo­ti­dien, on devient un peu aveugle à ce qui nous entoure parce qu’on est en contact direct avec ce qui est près de nous. Nous devons aller ailleurs pour nous ouvrir à des possibles.

Sophie Goyette : L’échappatoire de Robin dans Le Futur proche, c’est de prendre de la dis­tance dans le ciel. Ce que je voyais, c’est à quel point, dans les airs, les autos, qui sont des objets hideux quand on les voit dans les sta­tion­ne­ments des centres com­mer­ciaux, d’en haut, deviennent de petites pierres pré­cieuses, de petits bijoux. C’est une ten­ta­tive de voir le monde différemment.

Pho­to­gramme extrait de Mes nuits feront écho de Sophie Goyette 

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Il y a des ins­tants dans Mes nuits feront écho où les per­son­nages sont de dos et tout ce qu’on entend, ce sont les mots en arrière. Vous avez une sen­si­bi­li­té pour la poé­sie des mots.

Sophie Goyette : Je ne suis pas poète ou auteure, je suis scé­na­riste, mais, pour moi, ce qui compte, c’est de redon­ner l’importance aux mots à cer­tains moments et de ne pas avoir peur de les assu­mer, même si ce sont des mots com­pli­qués. Je pense qu’au ciné­ma, il faut faire très atten­tion à la sono­ri­té d’une phrase. Tu la tra­vailles pour qu’il y ait quelque chose qui accroche joli­ment l’oreille et qui fasse qu’on s’intéresse encore plus au per­son­nage. Il ne faut pas sim­ple­ment lire nos dia­logues, mais les tes­ter à voix haute. J’ai reçu comme un com­pli­ment que cer­taines per­sonnes me demandent le texte de Mes nuits feront écho. Ils me deman­daient si j’allais en faire une publi­ca­tion et vou­laient avoir accès au scé­na­rio. C’est tou­chant quand tu fais un film et que tu te rends compte qu’il peut être trans­mis de dif­fé­rentes façons. Quand le film est sor­ti, il y a une salle qui a fait une expo­si­tion de pho­tos en même temps. Donc, ce n’était plus seule­ment les mots, mais aus­si les images. Il fal­lait choi­sir cinq ou six images for­mat géant pour repré­sen­ter l’univers du film. Le scé­na­rio pour moi est hyper impor­tant. Autant je suis une fille d’images, autant les mots, c’est de la poé­sie. Il y a, oui, la poé­sie visuelle, mais il y a quelque chose qui peut être de l’ordre d’un fran­çais par­lé non nor­ma­tif. On peut inven­ter un monde en ciné­ma et je pense que par­fois, on l’oublie. C’est l’fun d’avoir des bulles qu’on invente, un peu comme Réjean Ducharme, ou comme Jean-Claude Lau­zon. Dans leur ciné­ma, on a l’impression que tout est pos­sible, même dans le par­ler un peu déca­lé des personnages.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Pour la scène d’ouverture de Mes nuits feront écho, on entend une voix fémi­nine avec un accent hispanique?

Sophie Goyette : Ça, c’est une his­toire en soi ! J’ai écrit mon scé­na­rio et je suis allée pour la pre­mière fois en repé­rage au Mexique. Je ne par­lais pas espa­gnol, j’ai essayé de l’apprendre rapi­de­ment, puisque ça res­semble un peu au fran­çais. Je suis par­tie seule au moins deux ou trois fois pour trou­ver les acteurs et les lieux de repé­rage. Une nuit au Mexique, je me suis trou­vée dans une auto et la seule chose que j’entendais, c’était la voix de cette femme. Dès que je l’ai enten­due, je me suis dit que c’était elle qui allait dire les lignes d’ouverture de mon film. C’était une ancienne actrice et cho­ré­graphe très connue au Mexique, très res­pec­tée. Quand je fai­sais la concep­tion sonore de Mes nuits, elle est décé­dée. Je pla­çais ses mots dans le film et j’ai appris son décès. J’ai fait un mon­tage des scènes du film avec sa voix et je l’ai envoyé à sa famille pour leur dire qu’elle serait tou­jours avec eux. C’est une grande femme que j’ai eu l’honneur d’avoir dans mon film. Il y a quelque chose de plus grand que nous et c’est ce que j’essaie de mettre dans le film, hum­ble­ment. Ce qui nous dépasse. J’ai besoin d’être por­tée par quelque chose de plus grand. Pour le Mexique et la Chine, ce sont des pays plus anciens. Je sen­tais l’Histoire et une spi­ri­tua­li­té plus pro­fonde, que j’ai essayé de trans­po­ser dans le film.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Le trai­te­ment de la tem­po­ra­li­té dans Mes nuits feront écho est très réus­si. C’est comme si le long-métrage se don­nait le temps, au même rythme que les per­son­nages, d’explorer cet état émo­tion­nel. Nous avons trou­vé la scène de révé­la­tion de la mort des parents très forte parce qu’elle est l’aboutissement de la séquence avec Éliane. Le film a pris le temps, avec elle, d’arriver à ce moment d’expression du trau­ma. Est-ce que c’était une esthé­tique réfléchie?

Sophie Goyette : Oui ! C’était vrai­ment vou­lu. J’expliquais aux acteurs que c’était une course à relais avec le temps et quand Éliane dit : « When you see someone for the last time, you don’t know it’s for the last time », le spec­ta­teur ne le sait pas encore, mais c’est la der­nière fois qu’on la voit. C’était vrai­ment pour qu’on passe d’un per­son­nage à un autre et que ça soit comme un relais. Ça revient à cette forme que j’avais en tête.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Il y a une par­tie très oni­rique dans le film avec le per­son­nage de Romes, quand il parle au télé­phone. Est-ce que c’était un rêve?

Sophie Goyette : Oui. C’était comme un rêve dans un rêve. C’est pour ça qu’après je le ramène sur le bateau avec Éliane et qu’on montre qu’ils se sont endor­mis. Je vou­lais trou­ver une façon moins évi­dente d’inclure le rêve, encore une fois pour dérou­ter, évo­quer un monde de sen­sa­tions pour qu’on ne soit pas juste ici, mais ailleurs. Je peux com­prendre que lorsqu’on n’est pas habi­tué au ciné­ma explo­ra­toire, moins nor­ma­tif, ça peut être dérou­tant, mais je pense que c’est sain d’en voir un peu juste pour res­sen­tir quelque chose dif­fé­rem­ment et pour essayer de lâcher prise, d’embarquer dans un flot et de vivre le film dif­fé­rem­ment aussi.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Il y a un ima­gi­naire de la nature avec le brouillard, l’eau, le flot. Est-ce que c’est quelque chose qui est impor­tant pour vous? Est-ce que ce serait en lien avec l’onirisme?

Sophie Goyette : Je suis née à Mont­réal, je suis une fille très urbaine, mais la nature pour moi c’est quelque chose qui appar­tient à plus grand que soi. Si, un jour, il n’y a plus d’humains sur terre, c’est la nature qui va pri­mer. Il y a quelque chose pour moi dans les étoiles, l’eau, la jungle, dans la nature qu’on pense pou­voir maî­tri­ser, mais qui nous échappe. Dans mon film À l’état sau­vage, un petit gar­çon de huit ans fuit sa réa­li­té vio­lente et va dans un pla­né­ta­rium. Oui, ça se passe à Mont­réal, mais j’avais besoin des étoiles. J’ai besoin d’immensité. J’ai besoin de faire rêver les gens pour me faire rêver aus­si. Il y a le deuil dans la vie, il y a des choses extrê­me­ment tristes, sans point de retour, mais il y a aus­si quelque chose qui nous enve­loppe, qui est plus grand que nous. Ce court-métrage par­lait de vio­lences faites à l’enfant. C’est encore quelque chose de néga­tif qu’on peut voir dans la vie, mais qui est relié ici avec le Pla­né­ta­rium à quelque chose de très grand et de beau en même temps, qui peut appor­ter de l’apaisement. Donc, oui c’est impor­tant, mais je ne l’analyse pas. Ça sort ain­si et après, je vois ce qui s’est pas­sé. Je trouve ça super beau les inter­pré­ta­tions que vous faites de mon film, j’ai l’impression que vous sai­sis­sez beau­coup de choses, mais de mon côté, je n’intellectualise pas ça sur le coup.

Pho­to­gramme extrait de Mes nuits feront écho de Sophie Goyette 

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Après au moins deux courts-métrages sur la ques­tion du deuil et de son pos­sible sur­pas­se­ment, êtes-vous arri­vée, avec votre long-métrage, à une forme de sagesse quant au deuil, une com­pré­hen­sion de cette épreuve, une forme d’aboutissement du sujet ? Com­ment Mes nuits vient-il clore cette explo­ra­tion thématique?

Sophie Goyette : Je pense que ça va tou­jours être en moi parce qu’il y a des choses que je peux vivre dans mon monde inté­rieur d’année en année et il y a des choses qui sont plu­tôt rela­tives à la per­son­na­li­té. Je trouve vrai­ment por­teur de voir ce genre de thé­ma­tique sur un écran, peu importe l’écran, pour que les gens sentent à quel point ils sont beaux, intel­li­gents, rési­lients. Ce qui m’a le plus tou­chée de toute l’aventure de Mes nuits feront écho, c’était de ren­con­trer des gens plus vul­né­rables qui venaient m’en par­ler et de savoir que le film leur avait don­né de la force. C’était de leur dire : « Moi je crois en vous, vous êtes brillants, sur­pas­sez le deuil, sur­pas­sez votre peine d’amour, la vio­lence, etc. » J’essaie de don­ner ça comme je peux. Si ça se trouve, ça va peut-être reve­nir. C’est quelque chose que je trouve impor­tant de don­ner. Encore une fois, ce n’est pas conscient, c’est à force d’en par­ler que je le vois.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : On a l’impression que le film nous dit qu’il faut conti­nuer, qu’on va pas­ser à tra­vers et qu’il y a tou­jours le monde autour, il y a plus large que ce qu’on vit. On montre une force, mais en même temps le film est très doux dans sa forme et dans son esthé­tique. Tout était réfléchi ?

Sophie Goyette : C’était vou­lu, parce que je savais que, dans mon scé­na­rio, les thèmes allaient être dra­ma­tiques et je me suis dit que je vou­lais équi­li­brer le tout avec de la dou­ceur. Même chose pour le trai­te­ment des cou­leurs dans le film. Il y a deux aspects que je vou­lais trai­ter par les cou­leurs. Je vou­lais quelque chose de très uni­forme, parce que la Chine et le Mexique peuvent être faci­le­ment colo­rés. Je vou­lais que le film ait une uni­ci­té, que le spec­ta­teur ne se dise pas qu’il est en terre étran­gère ou que c’est exo­tique. Je vou­lais qu’on puisse tou­jours être proche des per­son­nages et qu’on reste avec les thèmes. Ensuite, la réa­li­sa­tion dans la dou­ceur, c’est aus­si un peu à cause des moyens finan­ciers. J’étais un peu frei­née parce que je ne pos­sé­dais pas plu­sieurs camé­ras. Je ne pou­vais pas me per­mettre de faire mille plans. J’ai vrai­ment pri­vi­lé­gié des plans sta­tiques. Tan­dis que dans cer­tains de mes courts-métrages j’avais plus de moyens et je pou­vais me per­mettre plus de choses. Je ne veux pas dire que le bud­get me limite, mais j’en suis très consciente. Je me dis que ça va aller avec la dou­ceur du film, ce côté plus tech­nique, le cadrage des plans, la sobriété.

Sarah Gau­thier et Méli­na Ver­rier : Tra­vaillez-vous sur des pro­jets de film en ce moment? Est-ce que ça s’enligne pour être un autre long-métrage ou pen­sez-vous retour­ner au court-métrage?

Sophie Goyette : En fait, c’est comme si, après mes courts-métrages, sans le vou­loir, mes his­toires avaient pris de l’expansion dans ma tête. Je serais ouverte au court-métrage, mais on dirait que là ce que j’écris c’est tou­jours 90 pages, 100 pages. Ce n’est pas quelque chose que je contrôle, ça vient tout seul.

Sophie Goyette nous quitte sur ces douces paroles : « Le film n’existe pas en moi, pas dans le film, pas en vous, mais dans la rela­tion que vous avez au film, qui est entre le film et vous ».


Notices biographiques

Sarah Gau­thier est née à Rose­mère en 1995. Étu­diante à la maî­trise en lit­té­ra­tures de langue fran­çaise volet recherche-créa­tion à l’Université de Mont­réal, elle s’intéresse à la poé­sie qué­bé­coise de l’extrême-contemporain.

Méli­na Ver­rier est titu­laire d’un bac­ca­lau­réat en lit­té­ra­tures de langue fran­çaise de l’Université de Mont­réal. Ama­teure de ciné­ma, elle ponc­tue son par­cours de cours à option por­tant sur le ciné­ma qué­bé­cois, alle­mand et la cri­tique ciné­ma­to­gra­phique. Elle publie régu­liè­re­ment dans la revue de créa­tion lit­té­raire Le Pied et par­ti­cipe à son pro­jet connexe de poèmes-affiches, autant en tant qu’auteure qu’illustratrice. Elle étu­die pré­sen­te­ment en com­mu­ni­ca­tion (rela­tions publiques) à l’Université du Qué­bec à Montréal.