Sophie Beauparlant
Résumé
Par l’étude des pratiques dialogales des films Maelström de Denis Villeneuve et La Neuvaine de Bernard Émond, cet article questionne l’aveu, un acte de parole très présent dans les scénarios de films. Qu’il soit une révélation de laquelle émerge une intrigue ou encore ce vers quoi se dirigent les éléments du récit, l’aveu participe toujours à la tension dramatique au cinéma. Notre hypothèse est que la mise en scène de l’aveu, et de ses troubles périphériques, peut être à la fois l’un des éléments porteurs d’une intrigue cinématographique et cela même qui capte l’attention du spectateur. En reprenant notamment les concepts de mise en intrigue de Raphaël Baroni et de mise en phase de Roger Odin, nous proposons l’analyse du scénario de deux films québécois pour voir en quoi la parole échangée (ou non) peut être un véritable catalyseur narratif et un lieu de dévoilement de l’intériorité des personnages.
Le cinéma fascine notamment par sa façon de raconter des histoires. Devant cet attrait irrésistible, de multiples questions se posent, dont celle-ci : qu’est-ce qui incite le spectateur à entreprendre et à poursuivre l’aventure que lui propose un film? Les raisons potentielles sont nombreuses, du scénario aux personnages, en passant par les décors et la musique. Le tissu cinématographique est suffisamment riche pour qu’un même film interpelle des cinéphiles qui ont des intérêts différents. Et parmi tout ce qui les tient en éveil, il y a sans aucun doute le dialogue, et ce, tout particulièrement, lorsqu’une intrigue se construit autour de lui. Ainsi, la parole échangée et ses occurrences signifiantes dans la configuration des événements et le parcours dramatique des personnages contribueraient à créer et maintenir la tension narrative au cinéma.
Pour soutenir cette hypothèse, nous proposons une étude de l’aveu, un acte de parole singulier qui a des implications personnelles, sociales et morales pour les sujets concernés. L’aveu suscite l’intérêt parce que les événements qui le font naître et ceux qu’il provoque, en amont comme en aval, créent un enjeu dialogal qui, d’une certaine manière, dépasse les autres événements du film. En effet, le retardement, l’évitement ou le dévoilement de certaines données créent de la tension, règlent la logique interne du récit en plus de devenir l’un des aspects qui lient le spectateur au film.
Par l’étude de deux films québécois – Maelström (Denis Villeneuve, 2000) et La Neuvaine (Bernard Émond, 2005) –, nous souhaitons voir dans quelle mesure la mise en scène de l’aveu, et de ses troubles périphériques, peut être à la fois l’un des éléments porteurs d’une intrigue cinématographique et cela même qui capte l’attention du spectateur. Les films choisis1 mettent tous en scène des personnages aux prises avec la délicate question de l’aveu ainsi que, la plupart du temps, celles de la culpabilité, de l’isolement et de la crainte du jugement de l’autre. Ces oeuvres cinématographiques sont riches pour scruter les comportements langagiers de personnages dont les destins ont en commun d’être entravés par un événement qui les confrontent aux écueils de la parole. Ce qui travaille ces films de l’intérieur va au-delà d’un secret, d’un tabou ou d’une faute inavouable, et nous verrons que le caractère tensif de l’aveu peut moduler une intrigue et devenir le point d’intérêt du spectateur. Il sera ainsi possible de réévaluer le rôle de la parole dans la gestion de la tension dramatique et de mesurer la force du duo aveu et intrigue lorsque la parole devient le point organisateur de la narrativité au cinéma.
Vibrer au rythme du film et de la parole
Des recherches récentes dans le domaine de la réception des textes2 nous invitent à croire à une réelle rencontre entre une œuvre de fiction et son destinataire; ces études nous disent notamment que l’écoute d’un film implique le spectateur dans des dimensions émotionnelle et cognitive. Nous partageons cette idée et c’est essentiellement par les concepts de mise en phase de Roger Odin et de mise en intrigue3 de Raphaël Baroni que nous observerons la mise en scène de l’aveu en tant que point de connexion entre une œuvre et son interprète.
Pour saisir le rapport qui s’installe entre un film et le spectateur, Roger Odin a mis au point un modèle sémio-pragmatique afin d’aborder l’aspect fictionnalisant4 des textes. Selon lui, la production textuelle est un double processus qui opère tant dans l’espace de la réalisation que dans celui de la lecture du texte. À partir de ce constat, le phénomène de fictionnalisation s’envisage de la façon suivante : « voir un film comme un film de fiction, c’est vibrer au rythme des événements énoncés par un énonciateur fictif, de telle sorte que j’entre en phase avec ces événements et avec le système de valeurs qu’ils véhiculent » (Odin, p. 64). Cette idée de vibrer au rythme des événements permet la mise en phase qui est « une modalité de la participation affective du spectateur au film » (p. 38). Selon Odin, les éléments qui règlent le conditionnement affectif et cognitif du spectateur sont multiples5 et ce sont eux qui permettent une connexion avec le film puisque « [l]a mise en phase est une relation de relations : un même système structure à la fois les relations diégétiques et les relations qui s’instaurent entre le film et son spectateur : les relations filmiques » (p. 44). Ces relations filmiques sont donc créées à rebours, après que le spectateur a été happé par le résultat des relations diégétiques que propose le film. Ce résultat, qui se traduit souvent en effets et en affects, se prépare depuis l’écriture du scénario jusqu’à la réalisation et le montage du film pendant lesquels s’organise la mise en scène du dialogue dans l’espace fictionnel.
De son côté, Raphaël Baroni propose une réévaluation des fonctions narratives des textes en ajoutant l’analyse cognitive et la psychologie des émotions aux dimensions littéraire, linguistique et sémiotique. Il définit le phénomène de la mise en intrigue des événements comme étant « une stratégie textuelle tensive visant à intriguer le destinataire en retardant l’introduction d’une information qu’il souhaiterait connaître d’emblée » (Baroni, 2006, p. 172). Les notions d’émotion et de compréhension opèrent conjointement dans le travail de lecture et permettent « l’expérience d’un heurt entre nos attentes et l’altérité que leur oppose le texte; expérience qui nous contraint à réviser nos préjugés de manière à produire une compréhension renouvelée du texte et du monde » (Baroni, 2007, p. 35). Baroni et Odin partagent donc une position similaire en ce qui concerne le travail cognitif et l’implication émotionnelle du spectateur face à une œuvre de fiction et nous allons dans le même sens qu’eux pour l’étude de l’aveu au cinéma.
Un des principes scénaristiques les plus reconnus veut que, de scène en scène, un film doive susciter l’intérêt et donner l’envie de connaître la suite des événements et le dénouement de l’histoire. Dans le même esprit, Baroni nous dit qu’il existe trois façons de créer une intrigue, soit en suscitant la surprise, la curiosité ou le suspense, qui se définissent comme suit :
Surprise. La surprise serait caractérisée par l’effacement de la surface textuelle d’un événement initial important […] C’est par conséquent la dissimulation provisoire d’une information cruciale qui permettrait la création d’une surprise.
Curiosité. […] La curiosité est […] fondée sur une incertitude concernant “ce qui s’est passé”, et le texte doit à la fois dissimuler des éléments cruciaux et laisser transpirer certains indices qui visent à exciter l’intérêt du destinataire.
Suspense. Le suspense serait enfin créé par un événement initial ayant la potentialité de conduire à un résultat important (bon ou mauvais) pour un ou plusieurs des personnages principaux et il ne requerrait par conséquent aucune forme d’obscurité, mais, au contraire, un certain respect de la chronologie (Baroni, 2007, p. 107–108).
Ainsi, la surprise est créée par l’apparition d’une information nouvelle, la curiosité naît d’une retenue d’information et le suspense est lié à un événement initial au potentiel transformateur certain et à la chronologie des autres événements qui le suivront. L’effet que produit un récit filmique chez le spectateur résulte donc de la mise en intrigue qui organise la tension, en fonction de laquelle se réalise la mise en phase du spectateur avec l’univers fictionnel. Ces effets prennent forme au cinéma par une multitude de procédés, mais il est frappant de voir à quel point un personnage qui cache un secret, qui vit avec de la culpabilité ou qui hésite à avouer sa faute possède une force impressionnante pour nourrir une intrigue et créer de la tension.
Baroni nous dit par ailleurs que la tension narrative se joue selon trois phases du récit que le spectateur actualise successivement au fil de la lecture : a) le nœud qui « produit un questionnement qui agit comme un déclencheur de la tension narrative », b) le retard qui « configure la phase d’attente pendant laquelle l’incertitude ressentie est partiellement compensée par l’anticipation du dénouement attendu », c) le dénouement qui « fait survenir anaphoriquement la réponse que fournit le récit aux questions de l’interprète » (Baroni, 2006, p. 170). Ainsi, tout au long de l’écoute d’un film dont le scénario est orienté vers un aveu, le spectateur se pose plusieurs questions qu’il réévalue au fil des événements : le sujet coupable va-t-il parler? Les autres personnages savent-ils ou vont-ils savoir ce que nous savons? Quelles seront les conséquences de l’aveu? Pour que ces questions se posent, le cinéma use d’un outil scénaristique de grande valeur, soit la gestion des savoirs6. Jouer sur des principes tels que ce que le public sait qu’un personnage ne sait pas ou ce que le personnage cache que le spectateur désire savoir sont autant de façons de créer une intrigue cinématographique. En manipulant les informations, tant sur le plan de l’ordre que de la manière et du contexte dans lesquels elles seront annoncées, le scénariste tisse son histoire en se demandant
s’il existe entre le narrataire et le(s) personnage(s) une inégalité de savoirs – un déficit dans un sens ou dans un autre. Le savoir à prendre en compte est ici le savoir pertinent pour le récit, et le déficit n’est intéressant à considérer que s’il produit des effets narratifs repérables. En effet, il est évident que, d’une façon générale, le spectateur (lecteur, narrataire) en sait toujours plus que le personnage : il connaît, par exemple, les lois du genre, il a une idée du type d’événement susceptibles de se produire, il sait que le héros – surtout s’il est incarné par un acteur vedette – ne peut pas mourir au début de l’histoire, etc. Inversement, on pourrait soutenir que sur son monde et son histoire, le personnage sait nécessairement des multitudes de choses que le spectateur ignore et ne peut découvrir que progressivement et partiellement (Roche et Taranger, p. 164–165).
Nous tenterons donc de voir de quelle façon chacun des films de notre corpus crée volontairement certains effets liés aux savoirs, comme des décalages épistémiques entre les personnages et le spectateur, pour créer de la tension par une intrigue bâtie autour d’un acte de parole au pouvoir transformateur et aux impacts relationnels certains.
L’aveu et la tension narrative dans le film Maelström
La question de l’aveu sous-entend, entre autres, le sens des valeurs et les images implicites de soi ainsi que la dualité du bien et du mal, de la vérité et du mensonge, de la faute et de la culpabilité. Ces dimensions humaines inspirent les cinéastes qui en font un véritable enjeu dialogal à partir duquel ils tissent la trame dramatique de leurs films. Étudier la parole en tant que point organisateur d’un récit filmique nous invite à remarquer qu’il y a plusieurs façons de nouer une intrigue autour d’un aveu; le personnage avoue sa faute en début de film et la montée dramatique est nourrie par les conséquences de l’aveu, le personnage cache un secret et l’aveu est le point culminant (climax) du scénario, le personnage n’avoue jamais sa faute et le film explore les implications de son choix, etc. Mais peu importe la position de l’aveu dans le scénario et la forme de l’intrigue, ce qui suscite l’intérêt est nécessairement lié au fait de parler ou non de certaines choses. Ainsi, le verbe est le point tensif du récit et c’est l’organisation narrative et filmique qui permet aux répliques de prendre leur pleine valeur et d’augmenter la mise en phase du spectateur. Par ailleurs, tout cela participe à faire naître et transparaître les enjeux et le thème du film par et dans le dialogue.
Dans le film Maelström, l’aveu est l’objet de la mise en intrigue. En manipulant les informations avec soin, le cinéaste Denis Villeneuve joue avec la forme du scénario7 pour renforcer l’effet intrigant et la mise en phase du spectateur avec l’histoire. Au début du film, nous découvrons, dans une espèce de chambre de torture, un poisson sanguinolent qui a la faculté de parler. Figure de nature fantastique dans un film qui n’est pourtant pas de ce genre, ce poisson y joue le rôle d’un narrateur qui, de façon métaphorique, incarne le côté à la fois morbide et ironique des événements mis en scène. D’entrée de jeu, le poisson qui vit une lente agonie nous dit : « une jeune femme entame un long voyage vers la réalité ». Cette femme, c’est Bibiane, le personnage principal qui, dès la première scène du film, vit un avortement. Cet événement traumatisant engendre de la culpabilité et, malgré les paroles d’une amie qui prend soin d’elle – « La culpabilité, c’est inutile. Il faut assumer » –, la femme dans la mi-vingtaine est perturbée. Elle sort dans un bar pour s’étourdir et en rentrant chez elle, au volant de sa voiture qu’elle conduit en état d’ébriété, elle happe un homme qui traverse la rue. Bibiane fuit la scène sans porter secours à la victime et ne voit pas l’homme qui se relève. Fortement secoué par l’accident, il se rend chez lui et meurt assis sur une chaise dans sa cuisine.
Doublement traumatisée par l’avortement et l’accident, Bibiane se replie sur elle-même, garde l’accident sous silence et s’enfonce dans un lourd processus de culpabilisation. Mais autour d’elle, personne ne voit l’ampleur de sa détresse, associant son trouble aux seules répercussions de l’avortement. Cet événement lui sert par ailleurs d’excuse pour vivre en silence le choc traumatique de l’accident. Mais son « voyage vers la réalité » commence alors qu’elle apprend par la rubrique nécrologique d’un journal que l’homme qu’elle a happé, un poissonnier, est mort. Atterrée, elle raconte son méfait à un homme rencontré dans une station de métro, estimant sans doute l’aveu moins impliquant lorsqu’il est livré à un inconnu. Elle avoue avoir « tué quelqu’un par accident » et lui demande si elle doit se dénoncer à la police malgré le fait que personne ne sait qu’elle est la coupable. Sur un ton détaché, l’inconnu lui répond « Il est mort. Si y est mort, qu’est-ce que ça change? Ça change rien », puis termine par ce conseil : « Moi, si j’étais vous là, je fermerais ma gueule ». À partir de ce moment, on suppose qu’elle prend la décision de ne pas parler des événements et d’assumer les implications culpabilisantes de son choix. Mais la suite des actions a de quoi nous laisser perplexes, tout en suscitant notre curiosité.
Contre toute attente, elle se rend au salon funéraire où sa victime est exposée et, à son grand étonnement tout autant que le nôtre, y rencontre le fils du défunt, Évian. Aucun indice ne laissait présager l’arrivée de ce nouveau personnage et cela nous force à revoir les prévisions que nous nous étions faites jusqu’ici sur le parcours de la jeune femme8. Ignorant l’existence de ce fils et déjouée dans ses plans, Bibiane use de mensonges pour masquer son identité : elle dit à Évian qu’elle était la voisine de son père et qu’elle est hôtesse de l’air. Tout cela est évidemment faux et alimente la tension narrative en maintenant l’écart entre les informations connues par le spectateur et par certains personnages. Étonnamment, peut-être par une pulsion liée à sa culpabilité, Bibiane accepte l’invitation d’Évian à aller boire un café. Le but et les motifs de la jeune femme ne sont pas manifestes, mais la confusion et l’étrangeté qui traversent le film convainquent le spectateur de se laisser submerger par le récit, quitte à abandonner en chemin ses prévisions, maintenant pris dans un tourbillon dans lequel il prend plaisir à s’étourdir au même rythme que le personnage.
De façon surprenante, Bibiane se retrouve avec Évian à la poissonnerie où travaillait sa victime. Entourée par les collègues du défunt, elle est forcée de participer à un rituel déconcertant. Réunis autour d’une table, les employés de la poissonnerie prononcent des mots dont ils ne peuvent mesurer la valeur qu’ils prennent pour Bibiane : « Je souhaite que le tueur de votre père meure d’une mort lente et atroce » ; « Je souhaite que le tueur meure dans la solitude la plus cruelle » ; « Je souhaite qu’il meure éventré, les tripes au soleil, mangé par les chiens ». Puis, l’escalade se termine par une affirmation éloquente d’Évian : « Si je le pogne, je le tue ». Ces énoncés amplifient la gravité du silence et du conflit moral de Bibiane, de même que la brutalité de ces prophéties qui l’éloigne encore plus de la confession de son crime.
Alors qu’Évian s’apprête à remonter dans un avion qui doit le ramener au chantier où il travaille comme plongeur, Bibiane court sur la piste de l’aéroport et lui dit, à bout de souffle : « J’ai oublié de te dire… ». Que lui dira-t-elle? Qu’elle garde un secret ignoble? Qu’elle a tué son père par accident un soir où elle avait trop bu? Elle ne dira rien de tout cela, mais plutôt : « J’ai oublié de te dire… Je voulais faire l’amour avec toi ». Cette demande crée de la surprise et force encore une fois le spectateur à revoir ses prévisions sur la suite des événements. Les deux étrangers font effectivement l’amour à l’appartement de Bibiane et, à partir de ce moment, un changement s’opère dans la question qui mène l’intrigue du film : de Bibiane va-t-elle dénoncer son crime à la police?, nous passons à Bibiane va-t-elle avouer la vérité à Évian? Et, implicitement, se posent alors toutes sortes de questions à propos de cette relation aux fondements quelque peu pervers. Cette façon dont Villeneuve joue avec les attentes du spectateur participe à augmenter la tension autour d’un possible aveu et les paroles, autant celles qui se prononcent comme celles qui sont retenues, sont de véritables catalyseurs dramatiques. L’avortement et la mort du poissonnier en début de récit ne sont pas réellement ce qui nourrit l’intrigue puisque la culpabilité et le secret de Bibiane sont le cœur véritable de la tension dramatique. Dans Maelström, les actions et les réactions liées au secret de Bibiane deviennent l’enjeu du film puisqu’elles sont dramatiquement plus fortes que les événements qui les ont fait naître. Le thème de la culpabilité fait ainsi « office d’élément fondateur et de liaison entre les autres éléments dramatiques » et par sa force il « arrive à supplanter à la fois le sujet et l’intrigue de l’œuvre » (Parent-Altier, p. 51).
Le désarroi de Bibiane est évidemment amplifié par sa rencontre avec Évian et le secret qu’elle cache semble la troubler au point de tenter un rachat en tissant des liens intimes avec le fils de sa victime. Et voilà qu’un autre revirement inattendu survient : l’avion que devait prendre Évian pour retourner à son lieu de travail s’est écrasé et aucun des passagers n’a survécu. En l’invitant chez elle pour faire l’amour, Bibiane a sauvé la vie d’Évian et ce geste, qui est loin de l’aveu que l’on attend, prend ici la valeur d’un véritable rachat. Maintenant, parlera-t-elle de ce qui la taraude? Ce qui s’agite chez Bibiane est à la fois surprenant et intrigant, et cela vient contrecarrer la façon d’appréhender le récit. Le spectateur se voit forcé de réajuster son pronostic9, posture interprétative que Baroni décrit comme étant une « anticipation incertaine d’un développement actionnel dont on connaît seulement les prémisses » (Baroni, 2007, p. 110), qui pousse le spectateur à se demander de quelle façon le personnage pourra s’en sortir. Dans Maelström, les interrogations constamment réactualisées par le spectateur sur le destin des personnages donnent à la parole une véritable valeur tensive.
Le silence de Bibiane l’oblige à vivre avec Évian une relation où la parole sert et servira toujours, à moins de passer aux aveux, à voiler des mensonges et à se tenir en marge de la réalité. Si l’aveu, qui est une épreuve de vérité, est si pénible pour Bibiane, c’est que le fait d’avouer sa faute « menace non seulement la bonne opinion d’autrui à son endroit, mais modifie également le regard que l’on porte sur soi et engendre une dépréciation de sa personne » (Sarthou-Lajus, p. 49). La jeune femme se rapproche intimement d’un homme à qui elle demande d’être à la fois juge et bourreau, et cela ne peut qu’augmenter le désordre interne et le conflit moral qui l’habitent. Alors qu’il lui dit « je t’aime », elle pleure et refuse cette déclaration, incapable de faire face à la situation, aux prises avec le remords parce que « ce qui a été fait ne peut pas être défait. L’irrévocable exprime la fatalité d’actes qui engagent personnellement et définitivement le sujet, sans jamais pouvoir être repris ou corrigés par lui » (p. 67). Mais les apparences ne pourront être maintenues plus longtemps et Bibiane passe finalement aux aveux. En disant la vérité à Évian sur la mort de son père, elle enlève du même coup son masque et affronte la réalité. À ce point précis du récit, le spectateur est au summum de sa mise en phase, voyant poindre le dénouement de cette aventure imprévisible.
La mise en scène filmique de l’aveu fait par Bibiane à Évian transpose à l’écran le poids émotif de l’acte. Dans un plan filmé de façon très rapprochée et dépourvu de musique, elle pleure et pose sa main sur les yeux d’Évian. Elle chuchote quelque chose à son oreille que l’on n’entend pas, mais que l’on présume être l’aveu de son crime et de ses mensonges. Ce qui est montré augmente la valeur de ce qui se dit, mais que l’on n’entend pas : l’image de cet aveu cinématographiquement muet force un rapprochement avec les personnages et augmente l’intensité de la confession. Ce qui se dit est de l’ordre de l’indicible et devient inaudible pour le spectateur par les moyens mis en œuvre par le cinéaste; tout cela a pour effet d’accroître la mise en phase avec les événements du film et d’augmenter la charge dramatique de ce moment que l’on attendait impatiemment.
Bibiane dit vouloir mourir pour racheter son geste, elle demande à Évian de la tuer, pour être punie. La mort serait-elle le seul châtiment possible? Est-ce le prix à payer pour avoir dit la vérité? Face à la situation, le spectateur, qui sait que la fin du film est imminente, est à l’apogée de ses attentes et de sa curiosité, et cela confirme l’idée que « lire en fonction de l’intrigue, c’est lire en cherchant une ligne organisatrice des événements, le fil, flairer le dessein qui rend le récit conforme à quelque chose parce que fini et compréhensible » (Villeneuve, p. 30). Sachant que l’aveu est l’enjeu du dénouement, le spectateur termine un parcours sinueux dont il n’aurait pu anticiper la destination en début de récit. Transportant avec lui la boîte de carton qui contient les cendres de son père, Évian se réfugie dans un bar et rencontre, sans le savoir, le même homme à qui Bibiane s’est confiée dans le métro. Évian demande conseil à l’inconnu :
EVIAN : Qu’est ‑ce que je fais? Je suis amoureux de la femme qui a tué mon père. Elle veut que je la tue, elle veut se faire punir.
L’INCONNU : Qui c’est qui est au courant?
EVIAN : Y a personne d’autre qui est au courant, à part moi.
L’INCONNU : Où c’est qu’il est le problème?
Cet étranger a conseillé Bibiane et Évian en tenant le même discours : les fautes secrètes, et qui peuvent rester secrètes, ne se traitent pas comme celles admises publiquement. Les aveux faits à un inconnu prouvent aussi que les fautes admises sont plus difficiles à vivre dans l’intimité que dans l’anonymat. Néanmoins, l’onde de choc créée par l’aveu de Bibiane va maintenant se vivre en circuit fermé, chacun des membres du couple ayant adhéré au principe selon lequel si personne n’est au courant de la faute, celle-ci ne constitue pas une entrave majeure pour la suite des choses.
Maintenant, le sort de Bibiane est entre les mains d’Évian et le désir d’entendre leur prochain échange nous maintient dans un état d’éveil inégalé. Mais plus un mot ne sera échangé entre eux jusqu’à la fin du film. Silencieuse, la scène finale nous montre le couple sur un voilier, dans un pays nordique. Leur présence commune sur ce bateau et le geste d’Évian qui lance les cendres de son père dans la mer confirment qu’ils ont choisi de s’unir dans le secret et qu’il lui a accordé son pardon. Ainsi, cette finale laisse croire que les fautes avouées peuvent payer les dettes. Denis Villeneuve ne dit pas si la relation entre Bibiane et Évian occultera les événements du passé, mais il est clair que dans cet univers où le mensonge et le silence pernicieux ont régné en maîtres s’opère maintenant un changement à partir duquel on peut espérer un nouveau départ. Du début à la fin, les irrégularités du scénario de Maelström ont modulé la tension narrative par une pratique dialogale à la fois singulière et déroutante. Et si plusieurs questions restent en suspens une fois le film terminé, c’est parce que le rapport à la parole mis en scène ici a justement comme principe de ne pas tout dévoiler.
L’aveu est-il une affaire de confiance et d’intimité? Il s’agit de l’une des questions qui se posent dans Maelström. Au départ, le film nous laisse croire que sa position sur l’aveu soutient l’hypothèse qu’il est plus facile de parler à un inconnu, à quelqu’un avec qui les impacts relationnels sont nuls. En se confiant à un étranger rencontré dans le métro et en ne disant aucun mot sur les événements à son entourage, Bibiane nous a fait croire que l’aveu était pour elle un acte impossible à faire dans l’intimité. Or, elle nous force à revoir nos prévisions alors qu’elle décide de confier son crime à Évian et par le fait même d’enlever son masque maintenant impossible à garder dans l’intimité. En parlant, Bibiane met non seulement son sort, mais également l’avenir de leur relation entre les mains d’Évian. En acceptant de lui pardonner son crime et ses mensonges, ce dernier s’engage à ne jamais dévoiler la vérité à autrui, ce qui aurait pour conséquences de briser le couple et de mettre en péril la liberté de Bibiane. La gestion des fautes et du pardon se fait en circuit fermé, en dehors des principes de justice de la communauté. En acceptant de taire le crime avoué par Bibiane, Évian place les nouveaux amants en marge de la loi, ce qui les contraint à partager ce secret qui ne doit jamais transparaître au-delà des frontières de leur relation. En gérant ainsi l’impact de l’aveu, Denis Villeneuve illustre une conception de la parole qui questionne la nature de la faute et les liens entre les interlocuteurs. Parler, mentir, se taire; voilà les options qu’explore le film et qui, en fin de compte, comportent toutes des avantages et des inconvénients sur les plans moral, personnel et relationnel. La vérité semble néanmoins avoir ici de l’importance pour bâtir les liens relationnels; si elle n’avait pas rencontré Évian, Bibiane aurait bien pu vivre sa vie dans le silence, mais la nature de sa relation avec l’homme, qu’elle a par ailleurs elle-même initiée, l’a forcée à parler.
Pour Bibiane, vivre une relation avec Évian où le mensonge est omniprésent semble impossible. Mais elle sait que le fait de parler a un prix et qu’en avouant sa faute, elle force l’autre à comprendre sa réaction face à son crime, ses comportements mensongers et sa motivation à parler des événements jusqu’ici secrets. En parlant, elle se place dans la position de celle qui est vulnérable, qui confie la suite des événements à l’autre. La décision de Villeneuve de nous présenter le couple uni à la dernière scène du film montre que Bibiane a eu raison de parler sans nécessairement révéler le sens qu’Évian a donné aux événements. Cette dernière scène sans dialogue où le couple, d’une étonnante sérénité, envoie à la mer les cendres du père, évite de parler des répercussions de l’aveu et prend en quelque sorte un raccourci qui, en fin de parcours, nous laisse croire que plus jamais Bibiane et Évian ne reparleront des événements. Maelström fait ainsi de l’aveu un passage obligé pour tisser des liens intimes, en nous montrant la valeur du pardon pour ceux qui passent aux aveux. Ici, l’honnêteté et l’amour triomphent des pires fautes.
L’aveu comme quête de sens dans La Neuvaine
Regardons maintenant la mise en scène de l’aveu et les pratiques dialogales dans le film La Neuvaine de Bernard Émond10. L’intrigue se résume à une démarche de déculpabilisation menée par Jeanne, médecin dans la quarantaine, qui nous est présentée dans un épisode de dépression qui suit une tentative de suicide. On le verra, sa condition ressemble, d’une certaine manière, à celle de Bibiane. Par de nombreux retours en arrière, on apprend ce qui a mené la femme dans cet état : à la suite d’une rencontre à l’hôpital, elle a pris sous son aile une jeune mère, victime de violence conjugale, et sa fille de deux ans. Après qu’elles aient été soignées à l’hôpital, la mère et l’enfant ont été placées dans une maison d’accueil pour se protéger davantage du mari violent. Alors que Jeanne leur rend visite, le mari la prend en otage et force la porte de la maison d’accueil. Sous les yeux de Jeanne, l’horreur se déroule : l’homme tire à bout portant sur sa femme et sa fille, puis retourne l’arme contre lui. Dans ce récit des événements passés, on apprendra par ailleurs que Jeanne a perdu un enfant il y a peu de temps, mort des suites d’une maladie. Se sentant coupable des événements, Jeanne s’enfonce dans un mutisme que même ses proches ne peuvent percer. À sa mère qui lui dit « Jeanne, ce qui est arrivé est pas de ta faute », elle ne répond pas, confirmant ainsi son désaccord avec cette vision de la réalité. Elle s’accuse d’être à l’origine de ces morts violentes, même si toutes les actions qu’elle a posées sont nées d’une volonté de faire le bien. La gestion des conséquences de ce qu’elle nomme « sa faute » est l’élément par lequel s’opère la mise en intrigue.
Mis à part l’impact des événements tragiques, ce qui intrigue dans La Neuvaine, ce sont les confidences en voix hors champ faites par Jeanne à un homme dont on ne connaît pas l’identité. Ces échanges, présentés sur des images qui ne leur correspondent pas, captent l’intérêt du spectateur, qui se demande si ces paroles sont réelles ou imaginées, curieux de connaître l’identité de l’interlocuteur de Jeanne et s’interrogeant sur l’ampleur du décalage temporel entre ces aveux et la séquence des événements montrés. Ce dialogue, qui donne l’impression d’être hors du temps, constitue un point de tension puisqu’il nous met en phase avec le personnage de Jeanne dans un degré d’intimité élevé. Voici l’un de ces premiers échanges entre la femme et l’homme, pour le moment inconnu par le spectateur :
HOMME : Vous voulez me dire quelque chose? Je suis là pour ça. Je vous écoute.
JEANNE : C’est une longue histoire.
HOMME : J’ai tout mon temps.
JEANNE : J’ai voulu me tuer.
HOMME : C’est terrible.
JEANNE : Le mal. Le mal pour le mal. Est-ce que vous croyez que ça existe?
HOMME : Oui, ça existe.
Contrairement à ce que laissait croire sa réaction aux paroles de sa mère, Jeanne semble vouloir se confier et avoir trouvé quelqu’un qui est « là pour ça ». Elle ne lui parle pas de la scène horrible à laquelle elle a assisté, mais l’informe de ses pensées, de son échec, de sa responsabilité qu’elle traduit par une envie de se faire mal à elle-même, en réponse au mal qu’elle estime avoir fait aux autres. Implicitement, on saisit que le sentiment coupable de Jeanne l’engage dans un parcours vers une quête de sens.
Jeanne vit avec le remords et elle entreprend, sans doute inconsciemment, une route qui la mènera vers un aveu, libérateur, de non-culpabilité. Mais pour l’instant, elle s’isole, se replie sur elle-même et coupe la communication avec les autres. Cette situation place également le spectateur dans une phase d’attente, en retardant nos prévisions en vue d’un dénouement. Jeanne fuit la ville et sa maison où elle est sous surveillance pour s’exiler à la campagne, à Sainte-Anne-de-Beaupré, reconnue pour être un lieu de pèlerinage chrétien. Ce choix étonne puisque, de son propre aveu, Jeanne est non croyante. Alors qu’elle est seule, fixant le fleuve assise sur un bloc de béton, elle rencontre François, un jeune homme qui fait une neuvaine à la basilique pour sa grand-mère mourante. Jeanne ne parle pas de ce qui la trouble à François, elle économise les mots, mais on devine son désarroi. Cette femme, qui se dévoile très peu, produit suffisamment de signes par son silence et son air dérouté pour que le jeune homme saisisse rapidement sa détresse. La bonté de François (il lui apporte des vêtements chauds et de la nourriture) et sa vision du monde (il a espoir que sa grand-mère guérira en faisant une neuvaine) amèneront Jeanne à s’ouvrir aux valeurs humaines. François et Jeanne sont souvent assis côte à côte sur des blocs de béton, à contempler calmement le fleuve. Cette mise en scène évoque les discussions qui ont lieu dans un confessionnal d’église, mais Jeanne reste silencieuse malgré ce contexte où, d’une certaine manière, seule la parole peut créer de l’action.
Tout sépare les univers de ces personnages dont la rencontre a de quoi surprendre : elle vient de la ville, ne croit pas en Dieu et a peu d’espoir que sa vie retrouve un sens; il a toujours vécu à Charlevoix, a la foi et entretient un espoir démesuré que les choses s’améliorent. À défaut d’être un confident, François représentera pour Jeanne un bienfaiteur, celui qui, malgré lui, l’aidera à redonner un sens à son existence. Leur relation peut paraître superficielle, mais tout porte à croire que c’est ce dont Jeanne a besoin. Entre eux, ce n’est pas un problème d’incommunicabilité qui explique les silences et les paroles sans profondeur apparente, mais bien une forme de relation qui, d’une certaine façon, est sans attente. Suivant les conseils de François, Jeanne se rend à Cap-Tourmente pour voir les oies blanches. Selon lui, « quand on les voit, on pense à rien d’autre ». Sans avoir pu estimer que la guérison de Jeanne se fera par le vide et le spectacle de la nature, François l’aura menée à cette expérience qui est le début d’une renaissance. Après avoir découvert que Jeanne est médecin lorsqu’elle sauve la vie d’un pèlerin à la sortie de la basilique, François la supplie de venir rendre visite à sa grand-mère mourante. Ne pouvant rien faire pour la dame âgée, visiblement affaiblie, Jeanne prend soin d’elle et l’accompagne sereinement vers la mort. Ces gestes de bonté seront pour Jeanne une façon de se racheter.
Dans La Neuvaine, il y a peu d’actions, peu de paroles et peu d’interactions et cela a pour effet d’amplifier la tension narrative. Ainsi, d’un bout à l’autre du film, on mise sur l’évolution du personnage en mettant en scène son intériorité, puisque c’est envers elle-même qu’elle a une dette. C’est elle qui doit mesurer sa faute, se pardonner et en même temps avouer sa vulnérabilité et son incapacité à réécrire les événements du passé. Le spectateur suit Jeanne en sachant que le trouble qui l’habite s’émancipera en silence tout en marquant un grand bouleversement chez elle. Dans ce film, mis à part le meurtre abject qui est l’élément déclencheur de la quête de Jeanne, rien n’est très étonnant dans la trame narrative et les péripéties se font rares. Mais il y a bel et bien une mise en intrigue qui est liée au destin et au drame vécu par le personnage puisque, au final, elle sera transformée, comme en témoigne le dialogue qu’elle a avec cet homme qui nous est toujours inconnu :
JEANNE : Est-ce que vous croyez au destin?
HOMME : Non, nous sommes libres.
JEANNE : Alors nous sommes responsables.
HOMME : Oui.
JEANNE : Responsables de toutes les conséquences de nos gestes. Responsables quand on veut faire le bien, quand on provoque le mal.
HOMME : Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’on peut être pardonné.
Sa réflexion sur la responsabilité et les conséquences des actions humaines la fait cheminer vers le pardon, et cela sous-entend une des questions centrales que pose Émond dans La Neuvaine : l’aveu, même s’il en est un de non-culpabilité, est-il le seul moyen d’accéder au pardon, à la guérison et à l’acceptation? La confession, qui représente la dernière ressource pour retrouver la sérénité, confirme que les silences et les rares paroles de Jeanne ont porté, implicitement, la tension narrative jusqu’à la toute fin. Cet aveu final de Jeanne, celui qui annonce qu’elle a trouvé un sens aux événements et à son existence, se déroule en voix hors champ tandis qu’on la voit assise dans un autobus qui roule en bordure du fleuve :
HOMME : Vous voulez me dire quelque chose? Je suis là pour ça. Je vous écoute.
JEANNE : Je suis pas croyante.
HOMME : Ça ne fait rien.
JEANNE : Est-ce que vous pouvez prier pour des morts? Moi, je peux pas.
HOMME : Oui.
JEANNE : Est-ce qu’on peut bénir quelqu’un qui est pas là?
HOMME : Oui.
JEANNE : C’est une personne qui m’a sauvé la vie.
HOMME : Est-ce que vous voulez me dire comment ça s’est passé?
JEANNE : C’est une longue histoire.
HOMME : J’ai tout mon temps.
Alors que l’on voit Jeanne, plantée debout devant une petite chapelle sur laquelle il est inscrit « Bénédictions », on comprend qu’elle a eu cet échange, qui affleure en pointillé depuis le début du film, avec un curé. La répétition des dernières répliques de cette confession, entendues en début de récit, nous permet de remettre de l’ordre dans la séquence événementielle. Ainsi, Jeanne a raconté sa « longue histoire » à un curé, mais seulement après avoir fait une tentative de suicide, avoir vécu une dépression, s’être exilée à Sainte-Anne-de-Beaupré et avoir fait la connaissance de François et de sa grand-mère. La parole advient donc après un trauma et un passage à vide qui a pris fin par une rencontre empreinte d’humanité avec des étrangers.
Impassible, Jeanne reste droite devant les grandes vitrines à regarder le curé, qui l’aperçoit après avoir béni une croyante. Aucune proximité physique entre eux ne sera visible, aucun mot ne sera prononcé à la caméra; un échange de regards suffit pour confirmer le lien qui les unit. En dévoilant en finale l’identité du confident de Jeanne, après avoir insisté à de multiples reprises sur sa non-croyance en Dieu, le cinéaste nous étonne tout en laissant en suspens de nombreuses questions. Si le dénouement apporte habituellement toutes les réponses en amenant le personnage au fil d’arrivée, ici on comprend que Jeanne a fait la paix avec elle-même, mais son rapport nouveau avec la religion, qui apparaît à la toute dernière minute, a de quoi intriguer. De la personne indigne qu’elle croyait être, Jeanne est maintenant réconciliée avec elle-même, sortie des eaux troubles par la tendresse humaine et la bonté que des inconnus, et un rapprochement avec le sacré, lui ont fait découvrir. Dans La Neuvaine, la parole témoigne de l’évolution et de la transformation du personnage tout en intriguant par son incomplétude une fois le film terminé.
Avec La Neuvaine, Bernard Émond s’interroge sur le sens des paroles lors d’événements traumatisants. Jeanne est aux prises avec une culpabilité qui la ronge et le fait de parler ou non des événements qui l’ont mené dans cet état trouble n’a ultimement de l’importance que pour elle. C’est envers elle-même qu’elle doit négocier avec les enjeux de sa culpabilité et cela remet en question le besoin de s’ouvrir aux autres. Le secret qu’elle porte la définit, mais n’a pas de réelles implications relationnelles : elle ne connaît pas une information qu’elle hésite à partager, elle n’a pas tué les gens qui sont morts, elle n’a pas de faute à avouer qui changerait la vie de son entourage. Son état, son mutisme et son retrait de la vie sociale sont imputables à elle-même et le conflit moral qu’elle vit, elle le vit avec elle-même. Cette intériorité crée assurément toutes sortes d’affects chez le spectateur qui serait en phase avec les tourments silencieux de Jeanne.
Même si la rencontre avec François ne permet pas la confidence, elle sera un élément déclencheur qui l’amènera ultérieurement à parler. Jeanne cherche un sens aux événements pour calmer son mal de vivre et François lui apporte, sans le savoir, la dose d’humanité dont elle a besoin. Elle cherche des explications à sa souffrance et elle a préféré s’éloigner de sa famille et de son milieu de travail pour y arriver. L’échange qu’elle a avec le curé marque justement cette quête de sens. En parlant avec lui, Jeanne choisit de se confier à un inconnu, à quelqu’un avec qui elle n’entretient pas une relation intime (de la même manière que le fait Bibiane dans Maelström). L’anonymat qu’apporte la confession religieuse place Jeanne dans une zone de confort qu’elle n’a pas trouvée avec son entourage. De plus, le curé offre à la femme non croyante la découverte d’un monde nouveau, d’une nouvelle façon de penser les événements. Pour celle qui a depuis longtemps adopté une logique scientifique, ce cadre religieux et spirituel semble offrir des réponses qui justifient son choix de s’être confiée.
Dans le film d’Émond, la parole est un lieu de libération individuelle. En échangeant avec François puis avec le curé, Jeanne arrive à se libérer de sa culpabilité. Comme son sentiment coupable est tourné vers elle-même, elle n’a pas à espérer leur pardon ou à négocier avec les impacts relationnels de son aveu. En parlant, Jeanne parvient à amoindrir sa faute et à se réhabiliter pour réintégrer la vie sociale. L’aveu de Jeanne au curé est intéressant puisqu’elle ne parle pas spécifiquement des événements qui l’ont menée dans un état de désarroi, mais plutôt des réflexions que tout cela a suscitées chez elle, notamment sur la responsabilité des individus face à une situation qui les dépasse. En fait, l’aveu a pour but non pas de mettre les faits au grand jour, mais plutôt de parler de l’impact des événements sur l’état de Jeanne. En se confiant au curé, Jeanne s’affranchit de ses démons intérieurs en parlant à quelqu’un qui réfléchit aux drames de la vie avec un raisonnement qui est opposé au sien. Ainsi, elle parvient à donner du sens aux événements dans un paradigme jusque-là inconnu. Ce choix est important pour comprendre ce que Bernard Émond nous dit sur l’acte de la confidence : l’aveu, qui implique habituellement une relation interpersonnelle, peut être une affaire personnelle. Jeanne n’a pas de compte à rendre, comme c’est le cas pour Bibiane dans Maelström. La parole, prononcée en dehors de la sphère intime, est ici un moyen de libération et une façon de donner du sens aux événements, ainsi que la voie vers un nouveau départ.
Conclusion
Notre intention était de voir dans quelle mesure la parole peut être l’objet de la mise en intrigue au cinéma et, par le fait même, un des éléments qui permet la mise en phase du spectateur avec le film, en l’impliquant autant émotivement que cognitivement dans la lecture des événements. Ainsi, la parole peut devenir un des acteurs fondamentaux de la tension narrative qui donne à la fois du sens au récit et à l’expérience interprétative. Que ce soit dans La Neuvaine ou Maelström, la mise en scène de la parole marque les lieux où le scénario encourage le lecteur à produire des prévisions sur la situation dramatique. En manipulant les savoirs et les attentes du spectateur, cette façon de raconter, en prévision d’un aveu ou après celui-ci, permet de stimuler la curiosité en plus « d’engendrer du suspense, de polariser la réception par l’anticipation d’un dénouement qui tarde à être exposé et qui produit, en relation avec l’excitation ludique de cette attente, un certain plaisir » (Baroni, 2006, p. 164). Dans les deux cas étudiés, l’organisation narrative et filmique met de l’avant un rapport au dialogue qui, au-delà d’agir sur le potentiel dramatique de l’aveu, manifeste une volonté de faire de la parole au cinéma un allié de premier plan pour signifier la vision du monde, les valeurs et les conflits internes qui habitent les personnages. Envisagé pour son potentiel de mise en intrigue et de mise en phase, l’aveu dépasse dramatiquement tous les autres événements du film et cela nous incite à conclure que la parole participe à la fois à la narration et à l’identification au cinéma avec la même force que les autres éléments du langage cinématographique.
L’analyse des pratiques dialogales mises en scène par Villeneuve et Émond nous a permis de constater qu’on y tient différents discours sur la vérité, la faute et la culpabilité. Dans les deux intrigues, l’aveu est mis en scène comme un acte engageant et potentiellement risqué (pour soi, pour la relation, pour la suite des événements), par lequel se marquent inévitablement un avant et un après dans la vie des personnages. On prétend de part et d’autre que parler d’une faute est un acte nécessaire pour s’affranchir de ses gestes fautifs, sans quoi la vie n’a plus de sens. De plus, ces films montrent que le pardon est la seule réponse satisfaisante à l’aveu, acte de parole difficile à prononcer et qui place forcément le confident dans le rôle de celui qui est vulnérable et qui attend de l’autre une réaction qui déterminera la suite des événements. Ainsi, parler sous-entend de mettre son sort, et souvent le sort de la relation, entre les mains de l’interlocuteur. Les personnages dont nous avons étudié le parcours nous montrent qu’ils ont eu raison de parler, en sachant bien qu’un aveu est un acte de parole qui modifie non seulement les conditions de l’échange, mais également celles de la relation. En avouant leurs fautes et leurs tourments intérieurs, Jeanne et Bibiane ont pu se délivrer de leur culpabilité, sans toutefois effacer les blessures du passé. Les enjeux et les conceptions du dialogue qui sont véhiculés dans La Neuvaine et Maelström montrent qu’il vaut mieux parler et qu’il est préférable de miser sur la vérité pour pouvoir exister dans le monde qui nous entoure. L’aveu au cinéma serait donc une affaire de morale personnelle, mais également un enjeu de sociabilité puisqu’il est un acte de langage au potentiel de répercussions relationnelles élevé.
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Notice biographique
Sophie Beauparlant est chercheure affiliée à FIGURA, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Ses travaux de recherche actuels, financés par le Fonds de recherche du Québec Société et culture, portent sur les théories et les pratiques du scénario à l’ère du numérique. Diplômée du Doctorat en lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi, elle a rédigé une thèse sur le dialogue au cinéma. Elle enseigne la scénarisation au Cégep de Jonquière et à l’UQAC. Elle est présidente du conseil d’administration de REGARD festival international de court métrage au Saguenay, et participe à de nombreux projets de cinéma, de web et de télévision en tant que conseillère à la scénarisation.
- Nous avons choisi ces films pour leur évidente pertinence à l’égard des préoccupations de cet article, mais plusieurs autres titres auraient pu servir notre étude. Parmi eux, nommons Un crabe dans la tête (André Turpin, 2001), La Grande Séduction (Jean-François Pouliot, 2003), Les Aimants (Yves Pelletier, 2004), Mémoires affectives (Francis Leclerc, 2004), C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, 2005) et Congorama (Philippe Falardeau, 2006).↩
- Parmi les nombreux titres, citons Récits et actions. Pour une théorie de la lecture (1990) de Bertrand Gervais.↩
- Baroni reprend le concept de mise en intrigue qui a été étudié notamment par Paul Ricoeur (Temps et Récit, 1983) et Jacques Bres (La Narrativité, 1994).↩
- Dans l’ouvrage De la fiction (2000), Roger Odin décrit le mode fictionnalisant selon une combinaison de onze processus parmi lesquels se trouvent la diégétisation, la narrativisation et la mise en phase.↩
- À ce sujet, Odin regroupe les opérations qui règlent la mise en phase narrative en deux grandes catégories : les opérations psychologiques et les opérations énonciatives. Pour approfondir la question, voir le troisième chapitre – mettre en phase – de son ouvrage De la fiction.↩
- À propos des savoirs narratifs au cinéma, de nombreuses théories ont été mises au point dans le domaine des études cinématographiques. Par exemple, François Jost explicite les phénomènes de focalisation, d’ocularisation et d’auricularisation dans l’ouvrage L’Oeil-caméra. Entre film et roman (1987) et dans l’article « Narration(s) : en deçà et au-delà » (1983).↩
- La majorité des critiques est unanime sur l’originalité de la structure du scénario et confirme notre hypothèse qu’elle participe à créer un effet intrigant chez le spectateur. Pour sa part, Carlo Mandolini constate que, face à l’organisation narrative du film « le spectateur est confronté à sa perplexité (sa difficulté de trouver des repères narratifs traditionnels) et se voit forcé de percevoir le film avec d’autres schèmes de lecture. Du coup, le film réussit son objectif premier, celui d’imposer une nouvelle vision, un nouveau point de vue sur le monde et les gens » (2001, p. 35).↩
- L’apparition d’un personnage important dans Maelström à la cinquantième minute (sur une durée totale de quatre-vingt-six minutes) a de quoi étonner : les scénarios classiques se permettent très rarement la venue d’un nouveau personnage dans le dernier tiers de l’histoire. Ainsi, l’arrivée d’Évian a pour conséquence d’augmenter l’effet intrigant chez le spectateur.↩
- Baroni désigne le pronostic et le diagnostic comme étant deux modalités pour interpréter un récit au niveau cognitif. À la différence du pronostic, le diagnostic est une « anticipation incertaine, à partir d’indices, de la compréhension d’une situation narrative décrite provisoirement de manière incomplète » (2007, p. 110).↩
- Avec ce film, Bernard Émond amorce ce qui deviendra une trilogie – La Neuvaine (2005), Contre toute espérance (2007) et La Donation (2009) –, à propos de laquelle plusieurs écrits ont été publiés. Citons notamment la rencontre entre Bernard Émond et Simon Galiero publiée sous le titre La Perte et le lien (2009); l’entrevue d’Émond par Étienne Beaulieu et Frédérique Bernier intitulée « Sortir du Cyclorama » dans la revue Contre-jour : cahiers littéraires (2005); et le texte de Daniel Tanguay, « Après la mort de Dieu. Quelques réflexions sur l’inquiétude spirituelle québécoise inspirées de La Neuvaine de Bernard Émond et de Bureaux d’Alexis Martin » dans Globe (2008). Ces textes questionnent les vertus théologales (la foi, l’espérance, la charité) et le rapport au sacré mis en scène dans ces films. Sans nier l’importance de ces dimensions dans le cinéma d’Émond, nous proposons un regard spécifiquement orienté vers l’étude de la pratique dialogale de La Neuvaine.↩