Lieux d’une parole autre: hétérotopie et hétérologie dans Le Chat dans le sac et Masculin féminin


Antoine Constan­tin Caille


Résu­mé
Sont étu­diées deux œuvres ciné­ma­to­gra­phiques – Le Chat dans le sac (Gilles Groulx, 1964) et Mas­cu­lin fémi­nin (Jean-Luc Godard, 1966) – per­met­tant d’élaborer une concep­tion com­plexe du dia­logue et de son ins­crip­tion dans l’espace social. Le concept d’hétérotopie, emprun­té à Michel Fou­cault, est uti­li­sé afin de dési­gner l’espace autre que les (inter)locuteurs doivent consti­tuer pour don­ner lieu à leur dia­logue, mais aus­si les espaces autres qu’ils tentent de trou­ver pour créer un dis­cours à l’abri des dia­logues délé­tères. Le concept d’hétérologie, tra­duc­tion pro­po­sée par Tzve­tan Todo­rov d’un mot russe (raz­no­rečie) créé par Mikhaïl Bakh­tine, per­met de faire res­sor­tir non seule­ment la dif­fé­rence entre les dis­cours des inter­lo­cu­teurs, mais aus­si celle des dis­cours pro­non­cés par la voix d’un même per­son­nage. En por­tant atten­tion à ce que Michel Chion appelle « la mise en scène de la voix au ciné­ma », nous dis­cer­ne­rons des pro­cé­dés ciné­ma­to­gra­phiques qui hété­ro­gé­néisent l’espace du dis­cours. Le tra­vail sur la syn­chro­ni­sa­tion et la désyn­chro­ni­sa­tion des visages par­lants et des voix, sur l’acousmatisation et la désa­cous­ma­ti­sa­tion, donne à pen­ser le dia­logue comme un pro­blème de dif­fé­ren­cia­tion per­son­nelle au sein de la socié­té, et par-delà ses pos­si­bi­li­tés actuelles.


Le dia­logue est quel­que­fois affec­té par une cir­cons­tance exté­rieure ou inté­rieure (une émo­tion, une pen­sée) qui l’écarte de la tra­jec­toire ini­tia­le­ment pré­vue, voire qui annule son effec­tua­tion dans l’espace social et la reporte dans un espace inté­rieur ou para­doxal. Le ciné­ma per­met d’explorer ces ano­ma­lies: Le Chat dans le sac et Mas­cu­lin fémi­nin exploitent, mettent au point, inventent des pro­cé­dés per­met­tant de suivre et d’apprécier le dépla­ce­ment du dia­logue hors de son lieu accoutumé.

L’orchestration des dia­logues opé­rée par Gilles Groulx entre voix-in et voix-off crée une zone d’indiscernabilité entre les échanges de paroles, et plus curieu­se­ment encore une indé­ter­mi­na­tion quant au lieu où ils prennent place: est-ce un lieu pure­ment ciné­ma­to­gra­phique – une hété­ro­to­pie dont la pos­si­bi­li­té tient au seul dis­po­si­tif tech­nique? Ou est-ce une res­ti­tu­tion de ces dia­logues que nous avons avec les êtres qui par­tagent nos vies sans pour­tant ne jamais les réa­li­ser entiè­re­ment? Dès le com­men­ce­ment du film, le dia­logue entre Bar­ba­ra (Bar­ba­ra Ulrich) et Claude (Claude God­bout) est dif­fi­cile à situer: il s’effectue en voix-off, comme en pen­sée, « par-des­sus » les mono­logues en voix-in.

La mise en scène que pro­pose Jean-Luc Godard joue aus­si sur l’utilisation de voix-off mais d’une tout autre manière. Dans Mas­cu­lin fémi­nin, les ten­ta­tives de Paul (inter­pré­té par Jean-Pierre Léaud) de séduire Made­leine (Chan­tale Goya) sont com­pli­quées par un envi­ron­ne­ment social qui se glisse entre eux et enva­hit l’espace sonore jusqu’à rendre impra­ti­cable la com­mu­ni­ca­tion d’une demande amou­reuse. Dans une scène mémo­rable (que nous ana­ly­se­rons), les pro­ta­go­nistes se retrouvent étran­ge­ment hors champ sous l’effet d’actions secon­daires envahissantes.

Le dia­logue tient en effet à la pos­si­bi­li­té de consti­tuer un lieu d’échange de paroles. Mais plus pro­fon­dé­ment, pour qu’un vrai dia­logue ait lieu, il faut que le dis­cours de l’un affecte l’autre, modi­fie sa pen­sée, et que sa parole se crée à par­tir de cette modi­fi­ca­tion. Les cir­cons­tances sociales sont à la fois ce qui per­met cette inter­ac­tion et ce contre quoi la bulle de l’interaction est consti­tuée. Le dia­logue néces­site donc essen­tiel­le­ment la créa­tion de ce que Michel Fou­cault a appe­lé une hété­ro­to­pie: un espace autre et contre (le monde envi­ron­nant), for­mé dans les inter­stices du tis­su social1.

Mais il faut élar­gir notre com­pré­hen­sion du mot dia­logue pour per­ce­voir com­ment dia­logue exté­rieur et mono­logue inté­rieur sont étroi­te­ment liés. En pro­po­sant aux spec­ta­teurs-audi­teurs de para­doxaux dia­logues inté­rieurs et mono­logues exté­rieurs, Le Chat dans le sac nous force à repen­ser l’événement dis­cur­sif dans sa com­plexi­té et à emprun­ter au grand théo­ri­cien du dia­logue, Mikhaïl Bakh­tine, des concepts per­met­tant de dépas­ser l’opposition entre mono­logue et dia­logue. Non seule­ment Bakh­tine uti­lise un terme que Todo­rov tra­duit par dia­lo­gique à pro­pos de cer­tains mono­logues, mais il uti­lise aus­si des termes tra­duits par hété­ro­glos­sie (raz­no­ja­zyčie) ou hété­ro­lo­gie (raz­no­rečie)2 afin de mettre en valeur la dif­fé­rence essen­tielle entre les dis­cours qui habitent une même œuvre ou un même monde. Les deux cinéastes que nous étu­dions et Bakh­tine ont en com­mun un pro­blème à la fois éthique et esthé­tique, celui de la com­bi­nai­son des voix et des dis­cours. Bakh­tine lui-même appe­lait à consi­dé­rer d’autres formes d’art que le roman afin de « s’introduire dans les recoins les plus secrets de l’être humain et avant tout dans la conscience humaine et dans la sphère dia­lo­gique de son être, qui n’offrent aucune prise artis­tique si on se place du point de vue mono­lo­gique. » (p. 345)

Nous mon­tre­rons com­ment les deux films ici étu­diés déve­loppent, à tra­vers les rap­ports conflic­tuels d’un couple, un art ciné­ma­to­gra­phique du dia­logue qui mani­feste des pro­blèmes de socié­té en les éta­geant sur plu­sieurs niveaux de conscience et d’expression.

1.L’entre-deux du dia-logue

« Je suis Juive »; « Je suis Cana­dien fran­çais, donc je me cherche. »

Deux mono­logues – fémi­nin, mas­cu­lin – alter­nés, s’adressant, face camé­ra, aux spec­ta­teurs. Deux voix(-in) entre­cou­pées ou peut-être com­plé­tées par les mêmes voix, mais cette fois en off, et légè­re­ment alté­rées, ampli­fiées par une réso­nance qui leur donne plus de pro­fon­deur. Les cita­tions pré­cé­dentes s’inscrivent toutes deux dans ce régime sonore; et leurs dis­cours se font écho, par leur conte­nu et par le déca­lage que chaque voix opère par rap­port à elle-même.

De façon sur­pre­nante, amu­sante, quelque peu magique, mais logique, ce sont ces voix-off qui se mettent à dia­lo­guer (6’’28). « – Ici c’est ça, les anglo­phones, quand ils apprennent le fran­çais, c’est pour aller à Paris… — Pas moi, Claude, tu le sais bien; d’ailleurs je ne suis pas anglo­phone, je suis Juive. » La voix-off de Claude com­mente le dis­cours in de Bar­ba­ra, mais ce n’est qu’à par­tir du moment où celle-ci répond en voix-off que le dia­logue s’engage ou se noue. Jusque-là le dis­cours était adres­sé direc­te­ment aux spec­ta­teurs sur un mode auto-ana­ly­tique et confessionnel.

Cepen­dant le dis­cours en voix-in ache­mine vers le dis­cours en voix-off, qui semble livrer des révé­la­tions à un niveau encore plus intime. Claude déclare, in : « La socié­té dont je suis ne me donne pas ce dont j’ai besoin pour… vivre une vie… intel­li­gente. Alors j’aurais plu­tôt ten­dance à cher­cher dans une espèce de soli­tude, à cher­cher en moi-même, certaines

Le Chat dans le sac ©1964 Office natio­nal du film du Cana­da. Tous droits réservés 

véri­tés. » Puis en off (d’un ton désa­bu­sé): « Je n’ai pas le choix. [Silence] Je suis comme le chat dans le sac. » Pen­dant le silence, un pan­neau pré­sente le nom du pro­duc­teur, puis Claude réap­pa­raît, entou­ré par le bras de Bar­ba­ra, qui approche son visage du sien; Claude l’embrasse sur la joue au moment où un ban­deau expose le titre du film et où sa voix (off) dit la seconde par­tie du texte (« Je suis comme le chat dans le sac. »). Cela pro­duit un effet de syn­chro­nie entre image et son, alors même que la source du son n’est pas conte­nue dans l’image. D’une cer­taine manière pour­tant, elle y est conte­nue, puisque Claude est à l’image quand sa voix parle. Ce pro­cé­dé, qui crée une sorte de para­doxe cog­ni­tif pour le spec­ta­teur, éta­blit avec force l’impression de voix intérieure.

À par­tir de là, ce que le cinéaste pro­pose est un sub­til mélange de mono­logues et de dia­logues in et off, avec des varia­tions jaz­zées entre les diverses pos­si­bi­li­tés3. La tran­si­tion entre les deux mono­logues est opé­rée d’abord par des mon­tages cut: cha­cun des per­son­nages est iso­lé et concer­né par sa propre indi­vi­dua­li­té. Cette sépa­ra­tion ini­tiale des voix doit nous inci­ter à enri­chir notre concep­tion du dia­logue: le pré­fixe dia- signi­fie à la fois la sépa­ra­tion et la join­ture4; amphi­bo­lie qui se retrouve dans la pré­po­si­tion entre. La sépa­ra­tion qu’opère le par­tage de la parole entre des indi­vi­dus rend aus­si pos­sible la com­mu­ni­ca­tion entre les partis.

Dès lors, il y a déjà dia-logue entre les mono­logues, qui divisent la parole en deux, et se répondent dans l’oreille du spec­ta­teur, sans pour autant avoir à s’entendre réci­pro­que­ment. Un second niveau de dia­logue appa­raît lorsque les per­son­nages se mettent à réagir au dis­cours de l’autre. Le sens ne pro­vient plus seule­ment de la com­pa­rai­son entre les dis­cours des deux locu­teurs, lais­sée à la dis­cré­tion d’un obser­va­teur exté­rieur vir­tuel (le spec­ta­teur) ; il prend forme dans une actuelle interlocu­tion, dans la liai­son de l’entre-deux5.

2. Effets d’acousmatisation6: vers une hétérotopie hétérologique

Actuelle? L’interlocution l’est certes par rap­port à la com­pa­rai­son entre les dis­cours, qu’il reste à pro­duire; son sta­tut onto­lo­gique est néan­moins ambi­gu. Les pro­ta­go­nistes se sont-ils réel­le­ment dit les paroles que leurs voix off donnent à entendre? Même si, dans l’esprit du ciné­ma direct, une cer­taine ambi­guï­té quant à la fic­tion­na­li­té des per­son­nages (qui portent les mêmes pré­noms que leurs inter­prètes) est main­te­nue, la fic­tion­na­li­té de leur rela­tion amou­reuse est ren­due évi­dente par la pro­lixi­té des tech­niques nar­ra­tives, et à ce titre la ques­tion de la réa­li­té de leurs échanges ver­baux peut sem­bler vaine. Mais nous vou­lons ici prê­ter atten­tion à l’effet d’ambiguïté que pro­duit ce pro­cé­dé ciné­ma­to­gra­phique. Ces voix qu’on entend dia­lo­guer alors qu’aucune image visuelle ne nous donne à voir le dia­logue en ques­tion forment ce que Michel Chion, après Mer­leau-Pon­ty, nomme des fan­tômes sen­so­riels. Nous avons ici affaire à un cas par­ti­cu­lier d’acousmatisation : « [l’]opération consis­tant à nous faire entendre sans voir, après nous avoir per­mis d’entendre et voir en même temps » (Glos­saire) ne cor­res­pond pas ici au « pro­cé­dé dra­ma­tique consis­tant à nous trans­por­ter à un moment cru­cial de l’action dans un lieu exté­rieur ou éloi­gné, ou sim­ple­ment à chan­ger d’angle, ne nous lais­sant plus que le son – deve­nu acous­ma­tique – pour ima­gi­ner ce qui se passe » (Ibid.). Ici l’acousmatisation rend dou­teuse l’actualisation (dans le monde fic­tif) du dia­logue qui est don­né à entendre: ce dia­logue a‑t-il vrai­ment eu lieu? En quel autre temps et en quel autre lieu? La désyn­chro­ni­sa­tion des images visuelles et sonores fait du dia­logue un phé­no­mène para­doxal, fan­to­ma­tique, indé­ter­mi­né: s’agit-il alors d’une com­mu­ni­ca­tion « pure­ment spi­ri­tuelle », sem­blable à celle dont parle Ben­ja­min quand il cherche à spé­ci­fier la moda­li­té de la com­mu­ni­ca­tion inter­hu­maine? (Œuvres 1, p. 152)

Non, car cette com­mu­ni­ca­tion se fait bien dans le lan­gage, ou plus exac­te­ment dans une langue, le fran­çais, qui est une seconde (ou troi­sième) langue pour Bar­ba­ra ; ce qui n’est pas sans jouer un rôle au sein des dia­logues: c’est elle qui fait l’effort d’aller vers l’espace fran­co­phone de Claude. L’hétéroglossie (l’hétérogénéité des langues « natu­relles ») dans ce film, à l’instar de nom­breux autres films de Godard, mais à la dif­fé­rence de Mas­cu­lin fémi­nin, par­ti­cipe à l’hétérologie – à la dif­fé­ren­cia­tion des dis­cours au sein d’une même langue. Les « conte­nus spi­ri­tuels » que Bar­ba­ra exprime en fran­çais sont affec­tés par son posi­tion­ne­ment socio­lin­guis­tique à l’égard de cette langue: c’est une langue qui ne lui per­met pas une maî­trise de son dis­cours égale à celle de son inter­lo­cu­teur pri­vi­lé­gié; c’est la langue de l’autre, mais par-là même aus­si la langue dans laquelle elle peut se dire autre­ment, avec plus de dif­fi­cul­té mais aus­si plus de licence.

En outre, les conver­sa­tions aux­quelles nous avons droit sont loin d’être édé­niques: elles se com­posent prin­ci­pa­le­ment de dis­putes, de contes­ta­tions, de reproches. En cela, le dia­logue des voix acous­ma­tiques ne dif­fère pas de celui des voix-in. Aucune de ces deux moda­li­tés du dia­logue ne paraît favo­rable à l’épanouissement de chaque per­son­na­li­té dans sa différence.

Un pro­blème émerge alors de plus en plus net­te­ment: la quête du déve­lop­pe­ment per­son­nel passe-t-elle par l’établissement de cette seconde forme de dia­logue (inter­lo­cu­toire) – où l’individu se réa­lise dans sa rela­tion à l’autre; ou bien exige-t-elle au contraire le main­tien de la pre­mière forme de dia­logue (mono­lo­guée) – où l’individu se donne la pos­si­bi­li­té de sai­sir sa « propre » voix intime, en la pré­ser­vant de la ten­dance réac­tion­nelle qu’occasionne le rap­port à l’autre7?

La rela­tion entre Bar­ba­ra et Claude connaît ain­si plu­sieurs phases suc­ces­sives, per­met­tant de juger des dom­mages et béné­fices du repli sur soi. À pre­mière vue, et selon le point de vue de Claude, le rap­port à soi et le rap­port à l’autre, ou plu­tôt aux autres, ne sont pas contra­dic­toires; ils sont même cor­ré­lés, à condi­tion que ces autres soient « des amis »: « Une façon de s’en sor­tir, comme je disais tan­tôt, c’est de res­ter seul, d’établir des contacts avec soi-même, avec des amis. » Mais plus la confes­sion avance plus on s’aperçoit que Claude res­sent une pro­fonde perte de confiance en l’interlocution; le tres­sage entre voix-in et voix-off donne la mesure de son dépit.

[Off:] Je découpe les jour­naux pour bien me sou­ve­nir des évé­ne­ments. Et je pique ça sur le mur avec mon idéal fémi­nin. [In:] En fait, je cherche… euh… une porte de sor­tie. Je pra­tique fré­quem­ment le cyclisme; j’aimerais faire de la boxe. [Off:] Je me suis ache­té un vélo ita­lien chez Bagio, et puis j’ai déjà un nez de boxeur, alors… [In:] A la véri­té, je suis un peu per­du. [Silence.] On croit de moins en moins à… son des­tin, euh… [Off:] Je vou­drais… non, au fond je ne veux rien ! [In:] J’ai tra­vaillé dans un jour­nal où j’ai ten­té cer­taines expé­riences, où j’ai cru pou­voir vrai­ment m’exprimer, vrai­ment m’entendre, je suis allé vers des gens que j’ai cru capables de me com­prendre, mais… c’était un peu peine per­due. (4’’10–4’’42)

Le dia­logue inter­lo­cu­toire en dis­cours inté­rieurs offre une hété­ro­to­pie hété­ro­lo­gique, un lieu autre où dif­fé­rents dis­cours s’entendent ; mais cet autre lieu ne suf­fit pas à Claude. Il res­sent le besoin d’un espace qui soit à pro­pre­ment par­ler un autre lieu. Il rompt abrup­te­ment avec la ville (Mont­réal), part s’installer à la cam­pagne, où les liens avec Bar­ba­ra se rompent aus­si, pro­gres­si­ve­ment. L’une des rai­sons en est celle-ci : la pré­sence de Bar­ba­ra lui paraît « incom­pa­tible » avec ce nou­veau lieu. Ce que Claude cherche à consti­tuer, ce n’est pas un espace inté­rieur silen­cieux, ni un espace inté­rieur uni­voque ou mono­lo­gique, mais un espace inté­rieur renou­ve­lé, à par­tir duquel il pour­rait éta­blir un rap­port au monde inouï.

En tout cas, je lis les phi­lo­sophes et ma pen­sée ne s’échappe pas d’eux. Tout ce que je pense main­te­nant, je l’ai acquis récem­ment. À chaque ins­tant je rêve autour des choses; des choses que je place dans le monde sans jamais dou­ter si c’est un rêve. Il m’arrive d’imaginer des per­sonnes dont la pré­sence ici n’est pas incom­pa­tible avec le contexte. (60’’02–60’’31)

Claude a ten­dance à impo­ser son mono­logue en com­pa­gnie de Bar­ba­ra, et il a sans doute tort de lui dénier une apti­tude à évo­luer spi­ri­tuel­le­ment. De son côté, elle a enta­mé un pro­ces­sus de renou­vel­le­ment simi­laire. Bar­ba­ra (en voix inté­rieure) : « Main­te­nant je n’ai plus d’habitudes, je dois en trou­ver d’autres. [Silence] Je me sens plus vieille, aus­si. » (50’’04–50’’24) Cepen­dant, Claude n’a pas pour autant tort de pen­ser que son renou­vel­le­ment doit pas­ser par une cou­pure avec son ancien monde et ses anciennes voix. Après avoir subi les « dis­cours de véri­té » des diri­geants et autres repré­sen­tants d’un monde trop actuel qui le met hors de lui8, il se donne les moyens de réa­li­ser son désir de pure­té, d’invention de soi à par­tir de moyens qu’il s’est lui-même don­nés. Sa parole se désen­che­vêtre des dia­logues dans les­quels elle était prise ; il devient ain­si capable de pro­duire des énon­cés dépour­vus de tout carac­tère réac­tion­naire, sa voix s’apaise, il paraît éprou­ver un bien-être jusque-là incon­nu : « Main­te­nant je sais ce qu’est une forêt, un champ, une rivière… parce que je me suis éprou­vé dans l’acte de les sai­sir. » (58’’27) ; « Je ne fais presque rien, mais je sais pour­quoi je le fais. » (61’’17).

3. Effets d’acousmatisation et de désacousmatisation: vers une autre hétéropie hétérologique

Si Le Chat dans le sac fait réfé­rence à Vivre sa vie de Godard, et que l’influence des pre­miers films du réa­li­sa­teur hel­vé­ti­co-fran­çais sur le réa­li­sa­teur qué­bé­cois est indé­niable, la com­pa­rai­son avec Mas­cu­lin fémi­nin, pos­té­rieur en date, nous paraît plus per­ti­nente qu’avec tout autre film, du moins au point de vue qui nous occupe, et sou­lève l’hypothèse d’une influence en sens inverse, ou tout au moins d’une affi­ni­té ciné­ma­to­gra­phique tem­po­raire forte9.

Se for­mule un même pro­blème de la quête de soi en rela­tion com­pli­quée avec le rap­port à l’autre: les per­son­nages fémi­nin et mas­cu­lin ren­contrent une sem­blable dif­fi­cul­té à éta­blir un dia­logue heu­reux; le cinéaste fait voir une sem­blable ambi­tion, celle de réa­li­ser un tableau com­plexe de sa socié­té. Cepen­dant le jeu des dif­fé­rences nous amène à mieux appré­cier la spé­ci­fi­ci­té de cha­cun de ces tableaux. À com­men­cer par la manière de trai­ter ciné­ma­to­gra­phi­que­ment du dia­logue. Si Groulx tire avan­tage des voix-off en pro­dui­sant une sorte d’enfoncement du dis­cours inté­rieur, Godard les uti­lise plus sou­vent comme une menace à la consti­tu­tion d’une sphère d’intimité, où un vrai dia­logue pour­rait se développer.

Ici l’hétérologie – au sens de la plu­ra­li­té des dis­cours – est d’abord ce qui entrave la consti­tu­tion d’une hété­ro­to­pie – un lieu autre qui appar­tient en propre à ceux qui le consti­tuent. Déjà dans leurs deux pre­miers dia­logues, la conver­sa­tion entre Paul et Made­leine était mena­cée par l’intrusion d’éléments sonores exté­rieurs. Au cours du pre­mier, l’audition (des per­son­nages et du spec­ta­teur) est gênée par une série de sons: le bruit de la cir­cu­la­tion, des per­sonnes entrant sans refer­mer la porte (Paul insiste pour qu’elles la referment), une son­ne­rie de télé­phone, et enfin une dis­pute en arrière-plan, qui passe sur l’avant-plan sonore et se ter­mine par une ten­ta­tive d’enlèvement puis un meurtre à coups de pis­to­let – le tout ayant pour effet d’évacuer tem­po­rai­re­ment l’intrigue prin­ci­pale. Au cours du second dia­logue, le fond sonore, fait de bruits de machines, de voix, de sif­fle­ments et d’appels télé­pho­niques com­mer­ciaux, s’entremêle inopi­né­ment à la conver­sa­tion des protagonistes.

Une telle situa­tion, où des actions secon­daires prennent anar­chi­que­ment le des­sus sur le dia­logue des pro­ta­go­nistes, se répète de façon ampli­fiée dans la scène du long plan-séquence dans un bis­tro. Cette scène construite sur un seul tra­vel­ling crée à pro­pre­ment par­ler un sus­pens: le dia­logue des pro­ta­go­nistes est mis en sus­pens par les bruits dans la salle, et sur­tout par les dia­logues des autres clients du bis­tro, qui ne jouent aucun rôle dans l’action prin­ci­pale. Paul cherche le lieu et le moment adé­quat pour dire à Made­leine « ce qu’[il] a à [lui] dire ». C’est sur un plan imma­té­riel qu’une obs­truc­tion se pro­duit – au niveau de la pen­sée et de l’énonciation. Ce n’est pas la maté­ria­li­té du son qui gêne en effet, car Paul pour­rait faire entendre sa voix à Made­leine au-des­sus ou à côté du bruit envi­ron­nant. Ce n’est ni comme conflit d’intérêts, ni comme simple bruit, que le dis­cours d’autrui consti­tue une entrave, mais à cause des nou­velles direc­tions de sens que celui-ci crée. L’enchevêtrement des dis­cours sur le plan sonore crée des connexions vir­tuelles inat­ten­dues au niveau du sens: la conti­guï­té phy­sique des divers inter­lo­cu­teurs entraîne pour Paul une perte de maî­trise sur la pro­duc­tion de sens de ses propres énon­cés. Au com­bien tri­viale et dénuée de poé­sie appa­raî­trait une décla­ra­tion d’amour accom­pa­gnée par le bruit du choc des boules de billard; au com­bien per­ver­tie la beau­té des sen­ti­ments quand les mots seraient accom­pa­gnés par l’excitation de deux rigo­los lisant un récit éro­tique; au com­bien gan­gre­née leur sin­cé­ri­té accom­pa­gnée par les expli­ca­tions cyniques d’un veuf à sa nou­velle maî­tresse. Comme la ten­ta­tive de s’exprimer du pro­ta­go­niste est contra­riée par les vir­tua­li­tés mal­heu­reuses que crée la super­po­si­tion de son dis­cours aux autres, au lieu de se res­ser­rer sur l’action prin­ci­pale, le cadre s’en libère. Le duo Paul-Made­leine passe à plu­sieurs reprises tout entier hors champ. L’action per­tur­ba­trice occupe alors tout le cadre. Et les pro­ta­go­nistes dérivent de lieu en lieu, à la recherche de ce lieu autre où pour­rait s’énoncer un dis­cours dif­fé­rent – un dis­cours à pré­ser­ver de ceux qui pour­raient l’altérer: une demande en mariage.

Mais, plus pro­fon­dé­ment, c’est l’hétérologie entre le dis­cours de Paul et celui de Made­leine qui crée une incom­pa­ti­bi­li­té tenace entre eux. La cause de cette incom­pa­ti­bi­li­té tient à la dif­fi­cul­té de récon­ci­lier deux extrêmes: un enfant de Marx avec une enfant de Coca-Cola. Au cours de leur pre­mier dia­logue, Paul s’adresse à Made­leine au sujet d’un tiers qui pour­rait lui trou­ver un emploi dans un jour­nal où elle tra­vaille quand elle n’enregistre pas ses disques.

Made­leine: Pour­quoi? Vous cher­chez du travail?

Paul: Pas pré­ci­sé­ment, mais je reviens du ser­vice militaire.

Made­leine (déta­chée): C’est amusant?

Paul (le plus sérieu­se­ment du monde, sur un ton mono­lo­gique): Oh, vous savez, seize mois de la vie où manquent le confort, l’argent, l’amour, les loi­sirs, autre­ment dit la vie moderne; où on est com­man­dés, aban­don­nés vingt-quatre heures sur vingt-quatre à une auto­ri­té sans limites; seize mois de la vie où s’affirment les dif­fi­cul­tés éprou­vées par un jeune Fran­çais pour acqué­rir une liber­té rela­tive… [désa­cous­ma­ti­sa­tion] pour acqué­rir une liber­té rela­tive par rap­port aux auto­ri­tés, quand il n’a pas eu accès à la culture; et ça peut deve­nir une vie d’obéissance, car l’organisation mili­taire coexiste très bien avec l’organisation indus­trielle: la logique de l’argent avec celle de l’ordre!

Made­leine: Oui, ça a pas l’air drôle. Et main­te­nant alors vous faites rien?

Paul: Non, pas tout à fait, mais ça m’intéresserait de chan­ger de vie. […] (4’’35–5’’29)

Le dia­logue se pour­suit et Paul décrit de façon simi­laire ses condi­tions de tra­vail actuelles à la Naph­ta Chi­mie. La voix de Paul est acous­ma­ti­sée; pen­dant qu’il parle, c’est le visage de Made­leine qui nous est don­né à voir: ses mimiques (elle se mord la lèvre), ses gestes (elle se touche les che­veux). Ce pro­cé­dé fait res­sor­tir l’hétérogénéité entre le dis­cours (et la voix) de celui qui parle et le visage de celle qui l’entend. Serge Daney fai­sait remar­quer que :

Même émise hors champ, [l]a voix va faire irrup­tion dans l’image (in), heur­ter un visage, un corps, pro­vo­quer l’apparition fur­tive ou durable d’une réac­tion, d’une réponse, sur ce visage, ce corps. Le spec­ta­teur pour­ra mesu­rer la vio­lence de mon énon­cia­tion au spec­tacle du trouble de celui qui la reçoit […] (p. 150)

Ici les paroles semblent au contraire d’autant plus fortes que le visage de Made­leine n’y réagit pas. On peut voir sur son visage que le dia­logue « ne prend pas ». C’est donc que ce que l’on entend incons­ciem­ment par dia­logue est davan­tage qu’un simple échange d’informations. La conver­sa­tion à laquelle nous assis­tons n’est pas entiè­re­ment un « dia­logue de sourds » pour autant, puisque Made­leine obtien­dra une place pour Paul au jour­nal. Mais sur quel ter­rain ces deux extrêmes cultu­rels peuvent-ils se rejoindre pour éta­blir un véri­table dialogue ?

Si Made­leine est super­fi­cielle, et presque entiè­re­ment absor­bée par sa propre réus­site en tant que chan­teuse-star­lette, elle montre quel­que­fois d’imprévisibles sur­sauts de can­deur, qui ont pour effet d’en faire une énigme pour Paul. Ain­si quand elle lui demande: « Qu’est-ce que c’est pour vous le centre du monde? », s’engage un dia­logue phi­lo­so­phique de courte durée, où peut néan­moins se lire le main­tien d’une dis­tance entre leurs deux tem­pé­ra­ments – la détresse de Paul et l’égotisme de Made­leine – plu­tôt qu’une étroite com­mu­ni­ca­tion des âmes:

- Le centre du monde? C’est drôle, on s’est jamais par­lé, la pre­mière fois qu’on se parle vous me posez des ques­tions étonnantes.

- Non, moi je trouve que c’est une ques­tion normale.

- C’est vrai.

- Allez, répon­dez, répondez-moi.

- Comme ça, l’amour je trouve.

- C’est drôle, moi je vous aurais dit: moi. [Silence.] Ça vous semble étrange un peu? Vous ne pen­sez pas que vous êtes le centre du monde?

- D’une cer­taine manière, bien sûr, oui […] (20’’06–21’’00)

Se per­ce­voir comme le centre du monde, n’est-ce pas jus­te­ment la per­cep­tion naïve que tra­vaillent à décons­truire les pro­cé­dés de mise en scène de Godard dans ce film? Même aux pro­ta­go­nistes il est constam­ment rap­pe­lé que leur action est conti­guë à d’innombrables autres actions, que leur dia­logue tient à la clô­ture rela­tive et tem­po­raire qu’ils ont éta­blie entre eux. La mise en scène donne à voir que le monde foi­sonne d’actions conti­guës sans rap­port, et que nombre d’entre elles sont d’une grande vio­lence (insultes, coup de pis­to­let, coup de poi­gnard, immo­la­tion…). Mal­gré tout la taupe, dont l’intertitre qui pré­cède la scène du plan séquence nous ren­seigne sur sa manière de creu­ser, par­vient à ne pas les voir et à ne pas se décen­trer. (« La taupe est incons­ciente, mais elle creuse la terre dans une direc­tion déter­mi­née. » (29’’39))

La dif­fi­cul­té d’établir un vrai dia­logue est d’autant plus grande que le dis­cours de Made­leine est en soi hété­ro­lo­gique en ce sens qu’il est en porte-à-faux avec lui-même. Cela nous est signi­fié par un sub­til tres­sage10 entre le dia­logue in et la musique off (voix de Made­leine acous­ma­ti­sée): la chan­son qui démarre à la fin de la scène du bis­tro, au moment où Made­leine se lève pour s’en aller, construi­sait un amu­sant jeu d’écho avec l’action, les paroles étant: « Laisse-moi je t’en supplie/Je ne suis pour toi qu’une amie/­Laisse-moi conti­nuer ma vie ». Mais après une inter­rup­tion de la chan­son, qui s’évanouit dans le bruit du tra­fic, et qui laisse sou­dain une plage de silence pour le micro-dia­logue final (« – Vou­lez-vous deve­nir ma femme? – On ver­ra ça plus tard. Je suis pres­sée. Au revoir. »), celle-ci reprend à la mai­son de publi­ca­tion, et voi­ci la suite des paroles qui tout à coup sont com­plè­te­ment dis­so­nantes par rap­port à l’attitude de Made­leine: « Laisse-moi connaître le jour/De mon grand amour/­Laisse-moi décou­vrir enfin/Celui qui me tien­dra la main ».

Y a‑t-il un espace pour la sub­jec­ti­vi­té de Paul dans le monde de Made­leine? La scène où ils sont accou­dés au bar avec Eli­za­beth laisse pré­sa­ger une réponse néga­tive. Le dia­logue tourne court: Paul « demande par­don pour tout à l’heure » (on ima­gine qu’il évoque la scène d’énervement au jour­nal) sur un ton sérieux et sin­cère. Made­leine ne réagit pas vrai­ment, elle acquiesce très légè­re­ment d’un air dis­tant. Silence. Made­leine émet enfin, en se tour­nant vers Éli­sa­beth, un avis très posi­tif, dans un énon­cé qui a les marques du dis­cours de la jeu­nesse, sur une icône à la mode: « Ter­rible San­die Shaw, hein? ». Éli­sa­beth marque son acquies­ce­ment à la seconde même par une for­mule inau­dible; nou­veau silence. Paul émet un avis for­te­ment dépré­cia­tif: « Moi, je trouve ça dégoû­tant. Se mon­trer, comme ça, ça m’agace! ». Long silence. Made­leine regarde son verre; puis dit fina­le­ment: « J’ai une idée. Si on par­tait? Je trouve qu’on l’a assez vu aujourd’hui. » avec des regards d’antipathie vers Paul. Les jeunes femmes s’en vont. Alors que ces der­nières sont pas­sées hors champ, Paul leur lance une invi­ta­tion, à laquelle Made­leine répond par un « Ciao bam­bi­no! ». Paul, dépi­té, demeure tout seul à fumer au bar.

Mais pas long­temps, car, à nou­veau, un dia­logue incon­gru l’amène à déri­ver d’un pho­to­ma­ton à un « dis­co­ma­ton » (une cabine où l’on peut enre­gis­trer sa voix sur disque). C’est dans cet espace que, iso­lé, et lais­sé à sa propre créa­ti­vi­té, Paul par­vient enfin à dire son amour pour Made­leine, dans un mono­logue hété­ro­lo­gique halluciné :

J’ai envie de vivre avec toi. Tu ne vien­dras pas au ren­dez-vous… ce soir. Les étoiles filent. Made­leine… me voi­ci à la ville. Made­leine! Ima­gine que c’est écrit comme… « Astor, la ciga­rette de l’homme moderne! » Sou­viens-toi, tu sor­tais de la pis­cine, le même disque tour­nait. Sou­viens-toi, souviens-toi.

5 décembre 1965. Les étoiles.

J’ai envie de vivre avec toi! Oui, brune en biki­ni. On joue­ra au baby-foot! Oh, oui!

Regarde… ici avia­tion. Tu mets ton rouge à lèvres. Serre-toi contre moi. Nous avons décollé.

Allô, ici la tour de contrôle. Boeing 737 appelle Cara­velle. Paul appelle Made­leine! (37’’30–38’’50)

Cela consti­tue une évo­lu­tion en com­pa­rai­son avec la situa­tion du bis­tro, où Paul était blo­qué dans l’énonciation de son désir du fait de la pré­sence de dis­cours hété­ro­gènes venant para­si­ter son exi­gence d’intimité et de pure­té du mes­sage. Ici le para­si­tage du mes­sage n’est pas subi par Paul, mais pro­duit par lui. L’actualisation d’un mes­sage se fait à tra­vers une ouver­ture à l’hétérogénéité, mais il s’agit cette fois d’une hété­ro­gé­néi­sa­tion active, créa­tive. Grâce à l’hétérotopie du « dis­co­ma­ton », Paul retrouve l’étincelle magique de la parole, alors que Made­leine, dans le stu­dio d’enregistrement, où l’on tra­vaille à trans­for­mer sa voix en pro­duit de consom­ma­tion, la perd11.

4. Rupture du dialogue et virtualisation du conflit

La dis­tan­cia­tion entre Bar­ba­ra et Claude n’occasionne pas une inter­rup­tion abrupte du dia­logue. De mul­tiples déri­va­tifs émergent, qui main­tiennent en vie une com­mu­ni­ca­tion tan­tôt agres­sive, tan­tôt mori­bonde. Au cours du dîner qu’a pré­pa­ré Bar­ba­ra pour Claude, en s’étant don­né la peine de venir jusqu’à lui à Saint-Charles, celui-ci se met à lire les jour­naux; elle essaye de le rame­ner à une com­mu­ni­ca­tion entre eux, échoue, puis se met à lire le recueil de pro­verbes de Claude, en pro­non­çant à haute voix ceux qui lui paraissent conve­nir à la situa­tion: « “Nour­ris le cor­beau, il te crè­ve­ra les yeux.” C’est vrai? »; « “Les méchants sont tou­jours ingrats.” »; « “Je t’ai ensei­gné à nager et main­te­nant tu peux me noyer.” » (54’’29–55’’00). Bar­ba­ra, avec une feinte ingé­nui­té, recrée un dia­logue en don­nant une per­ti­nence situa­tion­nelle à ces pro­verbes. Claude se ser­vait d’un outil de com­mu­ni­ca­tion – le dis­cours sur sup­port écrit – de façon anti-com­mu­ni­ca­tion­nelle par rap­port à elle; Bar­ba­ra, au contraire, réins­taure une com­mu­ni­ca­tion entre eux, retourne l’arme de Claude moins contre lui que contre sa ten­dance à rompre le dialogue.

La ten­ta­tive, si astu­cieuse soit-elle, échoue aus­si: rap­pe­lant celui que pra­tiquent Ange­la et Émile dans Une femme est une femme (Jean-Luc Godard, 1961), qui réta­blit entre eux la conni­vence dans la cha­maille­rie, le jeu ici ne prend pas. La scène se ter­mine. Claude est seul et bien seul: il retire de son lit, sous son dos, un objet qui le gène (un peigne à sour­cils) ves­tige de la pré­sence de Bar­ba­ra, et peut s’adonner à sa sur­con­som­ma­tion d’informations (la sur­con­som­ma­tion est signi­fiée par le fait qu’il allume la radio pour écou­ter les actua­li­tés alors qu’il lit le jour­nal). Bar­ba­ra est retour­née chez elle. Les mono­logues reprennent. Et cette fois, les voix inté­rieures ne com­mu­niquent plus. On peut en déduire que les dia­logues « inté­rieurs » avaient bien lieu (« quelque part »): à par­tir du moment où Bar­ba­ra et Claude n’habitent plus le même lieu, ces dia­logues cessent. La sépa­ra­tion des corps est aus­si une sépa­ra­tion des esprits. À ceci près que Bar­ba­ra envoie encore des lettres, mais pour s’excuser de ne pas venir; et la mise en scène de celles-ci marque bien le chan­ge­ment de moda­li­té dis­cur­sive qui s’est opé­ré: c’est la voix-in de Claude qui lit les lettres, on n’entend plus la voix de Bar­ba­ra dia­lo­guant avec la sienne… jusqu’à ce qu’elle revienne (en per­sonne), une der­nière fois. 

Le Chat dans le sac ©1964 Office natio­nal du film du Cana­da. Tous droits réservés 

Le pre­mier dia­logue qu’on entend alors s’entame sur une dis­pute (in) pour qui obtien­dra le meilleur côté du lit. Claude ne cède pas. Bar­ba­ra dit d’un ton bou­deur mais amu­sé: « Il m’a pris ma place. » (63’’06) Après une pas­sa­tion de ciga­rette, Claude ouvre un nou­veau dia­logue avec une ques­tion for­te­ment tein­tée de reproche et de mora­lisme: « Tu te rends compte du temps que tu perds à te maquiller? » (63’’18) Il res­sort de ce dia­logue que, mal­gré l’étonnante sub­ti­li­té de la réponse de Bar­ba­ra et la dou­ceur de son phra­sé, rien n’y fait: les deux inter­lo­cu­teurs ne retirent rien du dis­cours de l’autre.

- Oui, mais, je suis même consciente du fait que je veux perdre le temps comme ça.

- Admet­tons sim­ple­ment que tu perdes ton temps à faire des futilités.

- Non! Je fais deux choses en même temps. En même temps que je fais ce que tu penses est futile, je suis en train de pen­ser, et puis mon esprit est très très loin.

[Plu­sieurs débuts de phrases incom­pré­hen­sibles à cause de leur concomitance.]

- Je veux pas te bles­ser, mais j’ai l’impression que tu t’agites beau­coup plus que tu vis. Tu crées une agi­ta­tion autour de toi, tu te donnes l’illusion de vivre, d’aller quelque part, mais en réa­li­té tu t’agites seule­ment, tu bouges pas, t’avances pas.

- C’est toi qui ne bouges pas, qui n’avances pas. (63’’27–64’’15)

Le dis­cours de Claude reste le même après la réponse de Bar­ba­ra. Ses cri­tiques, même répé­tées ou expli­ci­tées, ne chan­ge­ront rien à la manière de vivre de celle-ci. C’est un dia­logue sans béné­fices, ayant même l’inconvénient de géné­rer une inutile agres­si­vi­té, et arri­vant à un point de rup­ture. Quand Claude inter­roge Bar­ba­ra de façon condes­cen­dante sur les rai­sons qui l’ont, lui, pous­sé à chan­ger de lieu, elle perd inté­rêt dans le dia­logue, mon­trant par ses non-réponses qu’elle le sait d’avance stérile.

- Est-ce que tu te rends compte sim­ple­ment pour­quoi je suis venu ici, moi, en campagne?

- Hmmm?

- Est-ce que tu te rends compte… est-ce que tu sais pour­quoi je suis venu ici en campagne?

- Oui, je sais.

- Quels sont les mobiles, selon toi?

- Oui…

- Quels sont-ils? [Long silence.] Tu sais pas?

- Je pré­fère ne pas les dis­cu­ter. (64’’21–65’’00)

Mon­tage cut, c’est au tour de Bar­ba­ra cette fois de s’adresser à Claude sur le ton du reproche, et de mani­fes­ter qu’elle est imper­méable à ses réponses. Il semble qu’on ait affaire à ce que Bakh­tine appelle des sub­jec­ti­vi­tés équi­pol­lentes (p. 35). Le dia­logue dys­fonc­tion­nel donne à entendre leur dif­fé­rence irré­duc­tible. Ce qui est pro­fon­dé­ment pro­blé­ma­tique dans le dia­logue, c’est que pour exis­ter il néces­site des points de vue dif­fé­rents, mais le main­tien de ces dif­fé­rences l’empêche de fonc­tion­ner cor­rec­te­ment. Afin de bien fonc­tion­ner, il faut que les dif­fé­rences de points de vue se dia­lec­tisent, c’est-à-dire soit qu’un dis­cours ration­nel (pré­ten­du­ment neutre) neu­tra­lise ces dif­fé­rences (solu­tion pla­to­ni­cienne), soit qu’un point de vue l’emporte sur l’autre en absor­bant le pre­mier (solu­tion hégé­lienne). Le main­tien des dif­fé­rences (irré­so­lu­tion bakh­ti­nienne), en revanche, fait cou­rir deux risques : la vio­lence ou l’indifférence, qui abou­tissent toutes deux à la rup­ture. Il y aurait une troi­sième pos­si­bi­li­té : celle du dia­logue infi­ni, qui, par l’intérêt que les inter­lo­cu­teurs portent à leur propre dif­fé­rence et à celle de l’autre, vit réso­lu­ment de son irré­so­lu­tion12.

Les mono­logues qui suivent cet ultime dia­logue marquent qu’il y a bel et bien eu rup­ture. Bar­ba­ra, se par­lant devant une glace (en train de se maquiller les pau­pières, d’une manière qui laisse pen­ser qu’elle se pré­pare pour la repré­sen­ta­tion de sa pièce de théâtre), conti­nue à dis­cou­rir sur Claude; mais elle est pas­sé du tu au il. En fait, il reste un tu mais ce tu ne s’adresse plus à Claude; c’est un tu un peu énig­ma­tique: s’adresse-t-il au spec­ta­teur, à Bar­ba­ra elle-même? Est-il un simple tic de lan­gage? En tout cas, il donne à ce mono­logue in une allure de dia­logue, de dia­logue avec soi-même et avec le spec­ta­teur. La mise en scène du dis­cours fait coïn­ci­der ces deux pos­si­bi­li­tés. Bar­ba­ra nous parle en se par­lant. C’est bien une moda­li­té de dis­cours propre au théâtre et au ciné­ma. Ici elle joue une fonc­tion par­ti­cu­lière: elle marque la ces­sa­tion de l’interlocution avec Claude. On en revient à la pre­mière forme du dia­logue (sans inter­lo­cu­tion entre les pro­ta­go­nistes), mais les dis­cours ne se font plus écho. Bar­ba­ra conti­nue à se poser des ques­tions sur Claude alors que lui conçoit la tra­jec­toire de son propre che­mi­ne­ment. Entre les deux mono­logues s’intercale une lettre, écrite par Bar­ba­ra et lue par Claude – celui-ci sou­ligne par la voix et par un regard camé­ra que la légè­re­té du ton de cette lettre ne le trompe pas. Au contraire du visage de Made­leine, qui res­tait sans per­tur­ba­tions pen­dant les mono­logues de Paul sur le ser­vice mili­taire et les condi­tions de tra­vail des ouvriers, ici Claude prend dans la figure les mots de Bar­ba­ra; en les dra­ma­ti­sant par l’affection du visage, il les donne à lire comme une litote: la litote de la rup­ture défi­ni­tive – que confirme le der­nier mot pré­cé­dant la signa­ture : « Toujours ».

- Tu sais je ne sais pas ce qui va pas­ser entre Claude et moi. Main­te­nant je n’en sais plus. Avant je pen­sais qu’il y aurait au moins une petite lumière d’un ave­nir entre nous deux, mais ça a dis­pa­ru assez vite. Je ne sais pas s’il a raté sa vie ou s’il est en train de se lan­cer. Mais je ne peux pas sup­por­ter son atti­tude de lais­ser-aller, son pes­si­misme. C’est impos­sible d’être pes­si­miste dans ce monde. Faut faire un choix. Je crois qu’au lieu d’aller à la cam­pagne, il aurait dû aller en Europe. Il essaie de dire ce qu’il pense. Il s’échappe de moi. Soit parce qu’il croit que je suis, soit parce qu’il ne veut pas le faire, comme ça, parce qu’il est trop pares­seux. En ce moment je suis com­plè­te­ment divi­sée entre… euh… les émo­tions, les sen­ti­ments et l’idée de ce qui est cor­rect. Il croit avoir des idées poli­tiques révo­lu­tion­naires, mais il a peur de prendre des risques, il prend des petits pas, jamais des grands. En plus il croit que c’est moi qui a peur, c’est lui en réa­li­té qui a peur, il a peur de la vie. Il m’accuse de pen­ser qu’à moi-même, mais il ne me laisse pas de choix, il se garde com­plè­te­ment ren­fer­mé. Et après il se fâche parce que je ne suis pas inté­res­sée à lui.

- [Lettre:] ‘‘Jeu­di, Mon chou, je ne peux te voir cette fin de semaine. On aura par excep­tion des cours d’escrime. [Regard camé­ra] Il faut que je sois là. Tou­jours, [Regard camé­ra, main­te­nu alors qu’il pro­nonce:] Barbara.’’

- Au fond, l’attachement que j’avais pour Bar­ba­ra n’était que le sym­bole d’une tran­si­tion. Je crois que cet atta­che­ment était au ser­vice de ma propre recherche. (68’’10–72’’57)

La dif­fé­ren­cia­tion de la pen­sée de Claude se fait à la fois dans son rap­port à Bar­ba­ra et dans la rup­ture qu’il crée avec elle. L’affirmation de l’importance de sa propre dif­fé­rence passe par une néga­tion de l’importance de sa dif­fé­rence à elle: il n’ira pas la voir jouer la pièce de Brecht, et res­te­ra dans l’ignorance par rap­port à cette créa­tion d’un espace de parole dif­fé­rent et révo­lu­tion­naire, qui aurait sans doute rejoint ses pré­oc­cu­pa­tions et renou­ve­lé dans sa tête le dia­logue entre art et poli­tique13.

Y a‑t-il une touche d’ironie dans le fait que Bar­ba­ra com­mence des cours d’escrime à la fin de sa rela­tion avec Claude? Tou­jours est-il que le conflit entre eux, avec le dia­logue, s’est éteint. Et l’on n’a pas assis­té à une réso­lu­tion du conflit par le dia­logue. On a plu­tôt ce qu’on pour­rait appe­ler une vir­tua­li­sa­tion du conflit éla­bo­rée au cours des der­niers mono­logues et déjà amor­cée au cours du der­nier dia­logue. Par vir­tua­li­sa­tion, nous enten­dons un effort de remon­tée vers un pro­blème qui trans­cende les cas par­ti­cu­liers de « solu­tion »14. Bar­ba­ra passe du « lais­ser-aller » et du « pes­si­misme » de Claude à « l’impossibilité d’être pes­si­miste dans ce monde ». Elle se sent « divi­sée entre les émo­tions, les sen­ti­ments et l’idée de ce qui est cor­rect ». Quant à Claude il trans­forme « son atta­che­ment […] pour Bar­ba­ra » en « sym­bole d’une tran­si­tion ». Déjà au cours du der­nier dia­logue, il ana­ly­sait leur rela­tion en des termes qui dépas­saient de loin leurs indi­vi­dua­li­tés. Et cette vir­tua­li­sa­tion ne coïn­ci­dait en rien avec une réso­lu­tion du conflit par le dialogue.

- Arri­vé à un moment dans ta vie, et sur­tout si tu es natio­na­liste comme moi je peux l’être, tu te rends compte que si tu ne fais pas un choix à un moment pré­cis, mais vrai­ment pré­cis, et si ce moment-là est tout près, tout près d’arriver, et si t’agis pas, ça va être final pour toi, tu pour­ras jamais agir.

- Mais quand je vois le moment, je vais te croire.

- Il y a une chose qui m’a atta­ché à toi à un cer­tain moment, j’ai cru qu’à cause de ta natio­na­li­té tu serais peut-être sen­sible à nos pro­blèmes, sen­sibles à nos dési­rs, mais il se passe un phé­no­mène, c’est que tu passes à côté, hein, comme ça, tu vois rien… rien, rien, rien, rien… abso­lu­ment rien.

- C’est ton opinion!

- Ben si!

- À mon avis, tu ne vois rien.

- Bar­ba­ra, dans son…

- Tu es comme un aveugle.

- Dans deux ans, va, on verra.

- Quelque chose de vague encore. (66’’02–67’’08)

Mas­cu­lin fémi­nin s’achève aus­si sur un conflit irré­so­lu mais vir­tua­li­sé. Les der­niers dis­cours sont à la fron­tière entre mono­logue et dia­logue: ce sont des dépo­si­tions au com­mis­sa­riat de police. On y apprend que Paul est mort, en tom­bant d’un immeuble, en toute appa­rence acci­den­tel­le­ment, à la suite d’un conflit entre lui et Made­leine, au cours duquel Paul refu­sait que Made­leine vienne habi­ter avec lui dans cet appar­te­ment dont il venait d’hériter. Même après sa mort, le conflit entre lui et Made­leine n’est tou­jours pas réso­lu, puisqu’il « habite » Made­leine, qui est enceinte et ne sait pas si elle veut avoir l’enfant.

- Votre cama­rade, Mlle Eli­za­beth Cho­quet, a dit que vous étiez enceinte ; qu’est-ce que vous allez faire ?

- Je sais pas, j’hésite. Je sais pas, Eli­za­beth m’a par­lé de tringles de rideau. J’hésite. J’hésite. (103’’22–104’’09)

Suit un pan­neau noir avec ins­crit en blanc « FEMININ », qui se trans­forme en « FIN » à la suite de la déto­na­tion d’un pis­to­let. On en revient donc au pro­blème éter­nel de l’opposition annon­cée par le titre du film. On remonte du cas indi­vi­duel au pro­blème abs­trait. Mais simi­lai­re­ment à ce qui se passe dans Le Chat dans le sac, la réflexion a éga­le­ment dépas­sé ce pro­blème du conflit entre les sexes ou les genres. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à entendre la fin du der­nier mono­logue de Paul, inter­ve­nant juste avant ces dépo­si­tions (et la nou­velle de sa disparition).

De jan­vier à mars, je conti­nuais à poser des ques­tions aux Fran­çais pour le compte de l’IFOP. Pour­quoi les aspi­ra­teurs se vendent mal? Est-ce que vous aimez le fro­mage en tube? Est-ce que vous lisez beau­coup? Un cadre, qu’est-ce que c’est? La poé­sie, ça vous inté­resse? Et les sports d’hiver? Que pen­sez-vous des robes courtes? Quand vous voyez un acci­dent, qu’est-ce que vous faites? Si votre fian­cée vous pla­quait pour un Noir, est-ce que ça vous serait égal? Vous savez qu’il y a la famine aux Indes? Est-ce que vous savez ce que c’est, un com­mu­niste? Pour ne pas avoir d’enfant, vous aimez mieux ava­ler des pilules ou vous mettre un truc dans le sexe? Où habi­tez-vous? Vous gagnez com­bien par mois? Pour­quoi est-ce que les femmes du monde sont plus sou­vent fri­gides que les ouvrières? Vous savez qu’il y a la guerre entre les Ira­kiens et les Kurdes? Peu à peu, au cours de ces trois mois, je m’aperçus que ces ques­tions, sou­vent, loin de reflé­ter une men­ta­li­té col­lec­tive, la tra­his­saient et la défor­maient. À mon manque d’objectivité, même incons­cient, cor­res­pon­dait en effet, la plu­part du temps, un inévi­table défaut de sin­cé­ri­té chez ceux que j’interrogeais. Sans le savoir, je les trom­pais donc peut-être et j’étais trom­pé par eux. Pour­quoi? Parce que, sans doute, les enquêtes et les son­dages oublient vite leur vraie mis­sion, qui est l’observation du com­por­te­ment, et partent, à la place, insi­dieu­se­ment, à la recherche d’un juge­ment de valeur. Je décou­vris ain­si que toutes les ques­tions que je posais à n’importe quel Fran­çais tra­dui­saient en fait une idéo­lo­gie qui ne cor­res­pon­dait pas aux mœurs actuelles, mais à celles d’hier, du pas­sé. Il me fal­lait donc res­ter vigi­lant. Et quelques notions, récol­tées au hasard, me ser­virent de points de repère: « Un phi­lo­sophe est un homme qui oppose sa conscience à l’opinion. »; « Être une conscience, c’est être ouvert au monde. »; « Être fidèle, c’est faire comme si le temps n’existait pas. » [Paul dis­pa­raît. À nou­veau des images de rues de Paris où les gens cir­culent.] « La sagesse, ce serait si on pou­vait voir la vie, vrai­ment voir. Ce serait ça la sagesse. » (109’’30–111’’30)15

Au moment où sa voix (acous­ma­ti­sée) se met à énon­cer les cita­tions exis­ten­tia­listes, Paul appa­raît à l’image, seul dans un café, pen­sif, esquis­sant un geste qui donne à croire qu’il écrit ses pen­sées, comme dans la toute pre­mière scène du film – il est d’ailleurs dans le même café, à la même place, habillé pareille­ment, on peut obser­ver le même épi dans ses che­veux: c’est donc que Godard a uti­li­sé au mon­tage les mêmes prises, fai­sant rimer les scènes de début et de (presque) fin, ins­til­lant une dif­fé­rence dans la répé­ti­tion – dif­fé­rence ren­due notam­ment sen­sible par l’acousmatisation de la voix. Dans un même mou­ve­ment, le per­son­nage se spi­ri­tua­lise et se déso­cia­lise, ou plus exac­te­ment se déprend d’un lan­gage socia­le­ment déter­mi­né, se pré­serve d’un type d’effectuation de la parole qui limite et contraint la pen­sée. Déjà dans le pre­mier mono­logue, la lec­ture à voix haute mani­fes­tait un tra­vail de désau­to­ma­ti­sa­tion de la dic­tion – tra­vail com­pa­rable à celui que, plus tard dans le film (73’’28–75’’10), Antoine Bour­seiller demande à Bri­gitte Bar­dot d’opérer sur le texte qu’elle doit dire pour un film – et sa voix est à son tour désa­cous­ma­ti­sée dès qu’elle quitte l’interlocution et se met à énon­cer ce texte – ; sons et images sont alors tres­sés, mis en dia­logue, don­nés à pen­ser dans leur hétérologie.

Les deux films sont ain­si construits dans la pers­pec­tive d’une remise en ques­tion de la croyance naïve aux ver­tus du dia­logue. Leurs conclu­sions sont quelque peu inat­ten­dues pour des œuvres appa­rem­ment éla­bo­rées sur le prin­cipe du dia­logue; la vir­tua­li­sa­tion du conflit à laquelle elles abou­tissent est cepen­dant loin d’être une fin en queue de pois­son – pro­po­sée à défaut d’avoir su appor­ter la solu­tion qui conve­nait pour résoudre les conflits.

Le carac­tère poly­pho­nique de ces œuvres l’atteste. Mas­cu­lin fémi­nin est net­te­ment plus poly­pho­nique que Le Chat dans le sac, qui serait plu­tôt bipho­nique. La pré­do­mi­nance du dia­logue entre Bar­ba­ra et Claude peut lais­ser en mémoire un dia­logue à deux voix, alors que dans Mas­cu­lin fémi­nin nom­breuses sont les scènes à trois voix ou plus, et les duos sont plus variés. De plus, Paul et Made­leine n’y sont pas les seuls per­son­nages à être trans­for­més en acous­mêtres (voir Chion) – c’est aus­si le cas de Cathe­rine, d’Elizabeth et de Robert. Dans Le Chat dans le sac, il est vrai que le dia­logue entre les pro­ta­go­nistes occupe une part impres­sion­nante de la durée du film; mais com­ment expli­quer la pré­sence des trois longs dia­logues entre Claude et les diri­geants d’entreprise si le sujet du film était sim­ple­ment l’histoire d’amour entre Claude et Bar­ba­ra? Ces trois dia­logues pointent en effet vers un pro­blème dif­fé­rent: la socié­té capi­ta­liste et son effet sur les consciences (ou ce que cer­tains appellent les pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion, qui incluent les assu­jet­tis­se­ments)16.

- [Le diri­geant de la revue:] C’est nor­mal là, regarde : à qui appar­tiennent les revues en ques­tion? Ça appar­tient au gros capi­tal, si tu veux, à des gens qui ont des paquets de fric. Alors il est bien enten­du qu’ils sont pas tel­le­ment inté­res­sés à nos idées. La solu­tion évi­dem­ment, c’est de se débrouiller tout seul. Seule­ment évi­dem­ment ça paye­ra pas…

- [Claude:]… faut aus­si un gagne-pain, à un cer­tain moment j’ai besoin de…

- Bien enten­du ça paye­ra pas. Mais ce que tu peux savoir d’avance c’est que ça sert abso­lu­ment rien d’essayer de faire coïn­ci­der ce que tu penses, l’expression de toi-même puis ton gagne-pain. On est dans une socié­té où jus­te­ment y a pas moyen de gagner sa vie en étant soi-même, dans une socié­té qui te trans­forme, qui t’impose des règles exté­rieures. Tout ce qu’il y a à faire, c’est de jouer le jeu, puis de tri­cher en même temps. […] (35’’25–36’’10)

Le dia­logue est par moment acous­ma­ti­sé, l’on voit l’atelier de pro­duc­tion de la revue avec ses machines en action; la scène se ter­mine même par un silence des voix qui font place au bruit (in) d’une machine tirant la revue sur papier. C’est moins violent que Godard intro­dui­sant l’interview de Miss 19 ans avec un pan­neau où est écrit : « Dia­logue avec un pro­duit de consom­ma­tion » (57’’50); mais c’est peut-être tout aus­si effi­cace, et assu­ré­ment dans le même ordre d’idées: celui d’une cri­tique de l’hétéronomie. Comme nous l’avons vu, dans le film de Groulx le per­son­nage fémi­nin se défend d’être un sujet social hété­ro­nome, alors que les per­son­nages fémi­nins du film de Godard ont ten­dance à se com­plaire dans leur habi­tus de taupe – à l’exception tou­te­fois du per­son­nage de Cathe­rine-Isa­belle (jouée par Cathe­rine-Isa­belle Duport), qui cultive ses propres goûts, inter­roge le sens com­mun, et se défend à coup de « cela ne vous regarde pas ».

Cette cri­tique de l’hétéronomie est ain­si le pen­dant d’une inquié­tude quant à la pos­si­bi­li­té d’une parole autre dans des socié­tés où la liber­té d’expression est res­treinte par ces hété­ro­no­mies, consciente et incons­ciente. Les rap­ports de couple appa­raissent comme des dra­ma­ti­sa­tions non seule­ment du rap­port entre les genres, mais éga­le­ment entre les cultures au sein d’une socié­té. L’hétérogénéité dans le rap­port hété­ro­sexuel n’est que le point de départ de ques­tion­ne­ments sur la place que peuvent occu­per ou se faire des dis­cours hété­ro­gènes dans la socié­té. Quelle place se font-ils les uns aux autres? Quelle place telle socié­té leur fait-elle? Com­ment peuvent-ils ou pour­raient-ils y appor­ter leurs contri­bu­tions? Sont-ils condam­nés à s’exiler, à res­ter inté­rieurs ou confi­den­tiels? Quels effets les dis­cours autres ont-ils sur ceux qui se conforment aux normes? Quelle impor­tance accor­der à sa propre dif­fé­rence? Quel espace lui don­ner? Quels stra­ta­gèmes, plus ou moins conscients, faut-il adop­ter ou créer? Les deux cinéastes sont par­tis de dia­logues défec­tueux ou viciés pour remon­ter vers une cri­tique des condi­tions de vie des indi­vi­dus dans leur socié­té, et envi­sa­ger ce que seraient les condi­tions de pos­si­bi­li­té d’une socié­té où les indi­vi­dus peuvent déve­lop­per et expri­mer leur singularité.

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Notice biographique

Antoine Constan­tin Caille est Pro­fes­seur assis­tant invi­té au Col­lège de William et Mary dans le dépar­te­ment de Langues et lit­té­ra­tures modernes. Il a obte­nu un doc­to­rat en études fran­co­phones à l’Université de Loui­siane à Lafayette en 2015, puis a ensei­gné dans le dépar­te­ment de Langues modernes de l’Institut de Tech­no­lo­gie de Géor­gie pen­dant deux ans. Ses tra­vaux portent sur la théo­rie cri­tique, la lit­té­ra­ture de langue fran­çaise, le ciné­ma et les arts visuels. Ses articles ont paru dans dif­fé­rentes revues scien­ti­fiques. Il tra­vaille actuel­le­ment sur un pro­jet de livre dans le champ des études intermédiales.


  1. Voir ou écou­ter « Des espaces autres/Les hété­ro­to­pies ».
  2. Sur la tra­duc­tion de ces termes et leur dif­fé­rence, voir Zbin­den : « Raz­no­ja­zyčie désigne l’hétérogénéité des langues natu­relles, tan­dis que raz­no­rečie désigne la stra­ti­fi­ca­tion interne d’un lan­gage don­né. » (p. 342)
  3. Jaz­zer est un néo­lo­gisme en cours d’acception. Wiki­tio­na­ry en pro­pose une défi­ni­tion qui nous convient: « Don­ner une allure de jazz à une musique ou à un style en fusion­nant cette musique ou ce style avec le jazz. »; mais que nous com­plé­te­rions par: « Uti­li­ser des pro­cé­dés com­po­si­tion­nels qui opèrent par varia­tions sur un thème et per­mettent d’incorporer l’improvisation. ». Sur l’utilisation du jazz dans le film, voir le bel article d’Eric Fil­lion « Jazz et trans­cen­dance selon Gilles Groulx ».
  4. Voir par exemple Morin, p. 271–281.
  5. Cet entre sera expli­ci­te­ment thé­ma­ti­sé dans un autre film de Groulx, Entre tu et vous (Gilles Groulx, 1969), qui pro­pose éga­le­ment une pro­blé­ma­ti­sa­tion expli­cite du dia­logue.
  6. Dans La Voix au ciné­ma, Chion défi­nit la désa­cous­ma­ti­sa­tion par « le simple fait de finir par mon­trer celui qui parle » (p. 35).
  7. Comme le rap­pelle Bakh­tine, ici à tra­vers les mots de Todo­rov, le mono­logue ne s’oppose pas néces­sai­re­ment au dia­logue puisqu’il peut l’incorporer : « Dia­lo­gique et mono­lo­gique. Natu­rel­le­ment le pre­mier terme qu’il vient à l’esprit d’opposer à « dia­logue » c’est « mono­logue ». Mais […] Bakh­tine emploie « dia­lo­gique » et « dia­lo­gisme » dans un sens très large, selon lequel le mono­logue est éga­le­ment dia­lo­gique (c’est-à-dire, qui pos­sède une dimen­sion inter­tex­tuelle). » (p. 99)
  8. Voir en par­ti­cu­lier le dia­logue avec le diri­geant du jour­nal (joué par Jean‑V. Dufresne), der­rière lequel la pho­to de Johanne Harelle tirée d’A tout prendre (Claude Jutra, 1963) semble, par son sou­rire imper­ti­nent, se moquer de lui. Ce diri­geant ne manque pour­tant pas de pers­pi­ca­ci­té, en com­men­çant son dis­cours par ce diag­nos­tic: « Le pro­blème qui se pose, c’est celui d’accepter le fait de tra­vailler avec des gens que tu peux consi­dé­rer comme… impurs. » Mais son dis­cours pater­na­liste et pré­ten­du­ment réa­liste écrase la sub­jec­ti­vi­té de Claude, ne lui laisse aucun espace de créa­ti­vi­té. Ce n’est qu’une fois la scène ter­mi­née et en voix-off que Claude en conclut: « On trouve nor­mal de taire ses propres aspi­ra­tions. On main­tient le sta­tu quo. » (14’’40–18’’10)
  9. Pour une lec­ture dif­fé­rente de la rela­tion entre Godard et Groulx, voir l’article d’Alain Ber­ga­la, « Godard/Groulx: quel par­tage de ciné­ma? Le Chat dans le sac comme film-char­nière ».
  10. Voir le Glos­saire de Chion: « Il y a tres­sage des élé­ments sonores entre eux ou d’un élé­ment sonore de nature ver­bale, musi­cale, etc…, avec tout ou par­tie de l’image quand il y a réponse entre l’un et l’autre, trans­fert, impres­sion que l’un est conti­nué et relayé (même sous forme de démen­ti) par l’autre […] ».
  11. Comme l’écrit David Biale com­men­tant la concep­tion du lan­gage de Ben­ja­min: « L’étincelle magique est per­due quand le lan­gage devient un ins­tru­ment pure­ment conven­tion­nel de com­mu­ni­ca­tion humaine, mais à chaque géné­ra­tion l’homme a la capa­ci­té de retrou­ver la créa­ti­vi­té édé­nique dans le lan­gage. » (p. 224)
  12. Voir par exemple Jacques Der­ri­da, Béliers. Le dia­logue inin­ter­rom­pu: entre deux infi­nis, le poème.
  13. On sait que Groulx tenait Brecht en grande estime. La réfé­rence est loin d’être sim­ple­ment déco­ra­tive. Voir notam­ment Pro­pos sur la scé­na­ri­sa­tion, où une phrase (« Sous la règle, décou­vrez l’abus. ») de Brecht est citée deux fois et conclut l’article.
  14. Voir Gilles Deleuze, Dif­fé­rence et répé­ti­tion, p. 218, ou Pierre Lévy, Qu’est-ce que la vir­tua­li­sa­tion?: http://hypermedia.univ-paris8.fr/pierre/virtuel/virt1.htm
  15. Ces réflexions entrent curieu­se­ment en écho avec des idées énon­cées par Groulx dans ses Pro­pos sur la scé­na­ri­sa­tion: « Les pro­duc­teurs aiment-ils le ciné­ma? Les pro­duc­teurs ont-ils des buts com­muns avec les cinéastes? Ne voit-on plus le ciné­ma comme une aven­ture, comme une expo­si­tion de la vie, comme un moyen encore tout nou­veau d’exploration de la pen­sée, comme une inter­ro­ga­tion constante? D’où viennent les idées justes? » (p. 4).
  16. Voir notam­ment Gilles Deleuze, Pour­par­lers, p. 129–162; Félix Guat­ta­ri, Les Trois Éco­lo­gies; Judith Revel, Voca­bu­laire de Michel Fou­cault, p. 60–62; Michèle Ber­trand, « Qu’est-ce que la sub­jec­ti­va­tion? ».