Sylvie Dubois
Résumé
La question des dialogues pour un cinéma qui vise une forme de révélation de la réalité peut constituer un point de divergence entre les réalisateurs, au regard des pratiques cinématographiques. Divergence que l’on peut retrouver entre le cinéma de Gilles Carle, considéré comme réalisateur de documentaires d’auteur, et les potentielles influences du néoréalisme italien sur celui-ci. Traitant de l’immigration avec Dimanche d’Amérique (1961), il existe un autre film, du genre néo-réaliste, pouvant se placer en miroir de celui-ci. Il s’agit de Stromboli (1950) de Roberto Rossellini. La manière d’enregistrer les dialogues, en postsynchronisation, peut paraître opposée à un cinéma qui se veut néo-réaliste et souhaite notamment laisser place à l’intervention du réel en sortant des studios. Le film de Gilles Carle, essentiellement tourné en son direct, s’il a pu être inspiré par les films néo-réalistes, dont Stromboli de Roberto Rossellini, permet de penser la présence de la réalité au travers de dialogues enregistrés en direct ou postsynchronisés. Le présent article souhaite ainsi exposer cette réflexion au travers d’une analyse comparative, technique et esthétique, de ces deux films, afin d’en extraire les liens sur la mise en scène de la parole au cinéma.
Durant les années soixante, naît dans le cinéma québécois ce que l’on nommera le « cinéma direct ». Cette forme cinématographique, émergeant également en France avec Jean Rouch, ou en Italie avec Mario Ruspoli, souhaite transformer le rapport entre le matériel cinématographique et la réalité. « Dans cette nouvelle optique, ce n’est pas à la réalité de s’organiser autour du matériel cinématographique, mais au dispositif d’enregistrement de suivre l’action qui se déroule » (Bouchard, 2011). Le dispositif d’enregistrement doit capter sur l’instant les images et les sons produits par l’action déroulée. Parmi ces sons se trouvent les voix et les dialogues des personnes filmées. Malgré l’arrivée de l’enregistrement magnétique du son à la fin des années quarante, allégeant le matériel et permettant la synchronisation directe de l’image et du son lors du tournage, ce n’est qu’à partir de 1964 que les nouveaux systèmes sont accessibles pour les cinéastes. De l’Europe aux Amériques, des années cinquante au début des années soixante, les cinéastes doivent se soumettre, pour l’enregistrement en direct du son, à un matériel lourd, ainsi qu’à une caméra potentiellement bruyante. L’enregistrement magnétique existe, mais il n’est pas démocratisé. Le matériel reste lourd. C’est dans ce contexte que Gilles Carle, réalisateur démarrant son activité parmi ceux qui se revendiquaient du « cinéma direct » à l’ONF (mais ne s’en revendiquant pas lui-même), tourne son film Dimanche d’Amérique (1961). C’est aussi, dans ce même contexte, que l’italien Roberto Rossellini a tourné une dizaine d’années plus tôt, Stromboli (1950). Les deux films abordent le sujet de minorités italiennes, dans deux espaces géographiques différents, par une esthétique où le dialogue trouve une place prépondérante. Au Québec, la caméra de Gilles Carle nous plonge dans l’univers des immigrés italiens tentant de vivre en famille. Une immersion qui s’opère par le dialogue. D’abord ceux d’une chanson italienne qui accompagne les premiers plans en travelling à l’intérieur de quelques rues. Ensuite celui d’une voix-off, dont le commentaire en français nous conte une part de l’histoire de l’Amérique, découverte par des Italiens. Dix ans plus tôt et des milliers de kilomètres plus loin, Rossellini emmenait Ingrid Bergman, l’actrice hollywoodienne, de l’Amérique jusqu’à l’île de Stromboli. Il lui a fait jouer le rôle d’une réfugiée lithuanienne qui s’éprend d’un pêcheur de l’île et l’épouse. Au cœur de cette histoire, les dialogues échangés en anglais, gommant largement les dialogues en italien, ne suffiront pas à l’épanouissement de la jeune femme qui cherchera à fuir.
Pour deux sujets abordant des minorités culturelles italiennes, voit-on deux représentations des dialogues différentes, où l’expression de la langue italienne n’a pas la même fréquence de présence. Chez Carle, l’italien est entendu durant les vingt-sept minutes du film. Chez Rossellini, le dialecte italien est présent de manière sporadique, en tension avec une langue anglaise majoritaire. Le réalisateur québécois, peut-être inspiré des méthodes du « cinéma direct », a enregistré les dialogues des Italiens en prise de son direct, au moment du tournage. Le réalisateur italien, considéré comme père du néoréalisme, a postsynchronisé les dialogues en anglais, bien que les acteurs, véritables habitants de l’île, eussent effectivement utilisé l’anglais pour leurs répliques sur le tournage. Il a enregistré les dialogues après le tournage, en studio, pour les synchroniser ensuite avec les images. Christian Poirier nous dit que le néoréalisme italien a eu une « influence marquante […] sur l’imaginaire des cinéastes québécois » (p. 85), mais il y a, à partir de deux sujets similaires traités par un cinéaste néo-réaliste et un cinéaste québécois, un emploi de techniques d’enregistrement, et des représentations, qui paraissent bien différentes. Si les deux films présentent, sur deux territoires différents, la rencontre avec une minorité culturelle italienne, comment définir la place que chacun octroie aux différentes langues, potentiellement chargées d’une culture distinctive?
Les dialogues des personnages ont une place prépondérante pour répondre à cette question. Ils peuvent transmettre des intonations, des accents, des rythmes propres. L’usage de l’anglais pour des personnages italiens par Rossellini, comparativement à celui de l’italien pour des personnages italiens par Carle pose question quant à la forme de rencontre proposée par chaque film. L’usage de la postsynchronisation ne gardant pas la trace des voix au moment du tournage, face à un enregistrement synchrone direct, en est aussi une source d’interrogations. Pourtant, ce sont bien les dialogues de ces films qui permettront de montrer les similitudes de représentation d’une rencontre avec des minorités culturelles italiennes. Après avoir défini les types de dialogues étudiés pour cette analyse comparative, nous verrons que l’anglais et la postsynchronisation de Stromboli ne constituent qu’a priori des éléments de divergence avec l’italien et le son direct de Dimanche d’Amérique. La différence de procédés techniques ne suffit pas à distancier les deux réalisateurs. Gilles Carle, après Dimanche d’Amérique, aura recours lui aussi à la postsynchronisation :
La Vie heureuse de Léopold Z (Gilles Carle, 1965) est l’un des films de cette période le moins influencés par les pratiques légères et synchrones. Dans de nombreuses séquences, la caméra est fixe, posée sur un pied. De même, les voix sont souvent postsynchronisées, il y a peu de prise de son direct (Bouchard, p. 226).
Sur ce film l’enjeu des dialogues n’est pas le même que pour Dimanche d’Amérique. Selon Bouchard ils servent notamment à une désacralisation de la parole. Mais il y réside également une veine documentaire et quelques liens avec le cinéma « direct ». Ce, grâce à d’autres aspects techniques telle « la caméra portée à l’épaule […] pour suivre un personnage à pied ou faire un mouvement de caméra complexe », une caractéristique « valable pour la plupart des films du direct. » (p. 227). La seule dimension technique de l’enregistrement des dialogues ne suffit pas à éliminer toutes possibilités de rapprochements entre deux films traitant d’un même sujet par leur biais. Aussi bien dans le film de Carle que dans celui de Rossellini, les spécificités de chaque technique d’enregistrement du son accordent une texture singulière aux voix des personnages. Ce sont leur intensité, leur grain par exemple, qui invitent le spectateur à la rencontre. De plus, les deux méthodes y sont employées pour mettre en scène des langues diverses, au-delà de l’italien et de l’anglais, se croisant au moyen de leur contenu linguistique ou de leur sonorité. Enfin, les deux films emploient la musique, qui entretient une relation particulière avec les paroles de ces personnages soit enregistrées en direct, soit postsynchronisées. C’est ce dernier point qui terminera d’appuyer l’idée d’une mise en acte de la rencontre avec une culture pour l’un, et d’un appel lancé à celle-ci pour l’autre.
Quelles techniques et esthétiques pour quels dialogues?
De par son étymologie grecque, le terme de dialogue renvoie au logos, c’est-à-dire à la parole et la raison, qui s’échange entre plusieurs personnes en tant qu’il est un moyen pour échanger, grâce à son préfixe dia- , qui signifie « au moyen de », « au travers de ». Au regard de ce qu’écrit Alain Masson au sujet du dialogue au cinéma, il paraît requérir dans ce contexte une correspondance spatiale et/ou temporelle :
[…] au cinéma, chaque personnage qui s’ajoute à la conversation importe une portion d’espace, un axe inédit, un nouveau canal, une possibilité de champ-contrechamp. L’estrade détermine un lieu où il faut parler; dans le film le dialogue définit une cohérence originale des sections spatiales (p. 187).
Grâce à cette correspondance, il y aurait donc création d’un espace pour le spectateur; espace à l’intérieur duquel se déroulent des pensées, des discours. Ici, le dialogue semble impliquer au moins deux personnages qui échangent verbalement dans un espace et/ou un temps communs. Mais il semblerait que le concept de dialogue ne se limite pas aux personnages d’un film. On peut retrouver les dialogues présents dans le film, observés par le spectateur; ainsi que la mise en scène de ces dialogues qui fonctionne elle-même, grâce à la « définition d’une cohérence originale des sections spatiales » (Masson, p. 187), comme un moyen de créer un dialogue avec le spectateur. Un échange qui s’opère autrement que par le contenu linguistique des dialogues ou par leur fonction narrative, notamment au travers de leur mise en scène qui s’établit par la technique d’enregistrement des paroles employée; ainsi que par leur mise en cadre, la « morphologie de l’objet sonore » qu’est la voix, déterminée selon Michel Chion par le timbre, le grain, l’allure, la dynamique (2006, p. 249), et le montage des sons dont cette dernière fait partie. Car « les sons, comme les images au cinéma, se montent : c’est-à-dire qu’ils sont fixés sur des portions de bande magnétique, de son optique ou de fichier qui peuvent se couper, s’assembler et se déplacer à volonté. » (Chion, 2013, p. 38).
En conséquence, ce que l’on peut nommer « dialogue » dans un film repose sur bien plus que la simple conversation entre deux ou plusieurs personnages. C’est ce que Claire Vassé présente dans son ouvrage Le dialogue : du texte écrit à la voix mise en scène. Ainsi distingue-t-elle les différentes formes et fonctions du dialogue au sein de deux champs distincts : le scénario et la mise en scène. Les formes et fonctions tirées de cet ouvrage, que nous retrouvons dans le film de Gilles Carle et dans celui de Roberto Rossellini, sont à peu de choses près les mêmes. Dans Dimanche d’Amérique, les dialogues se construisent par un apport d’informations, grâce au contenu linguistique. C’est une part du rôle du commentaire en français pour les spectateurs francophones. Mais ils se forment également au travers de la caractérisation des personnages offerte par la manière dont les personnages sont cadrés quand ils parlent. De même qu’ils existent en tant qu’éléments sonores parmi d’autres, et par ce biais certains sont des dialogues chantés. Enfin, la bonne articulation des mots du commentaire, et les voix mélodieuses des Italiens conduisent à une « jubilation spectatoriale » (Samouillan, p. 225) qui place les dialogues en tant que parler beau. Dans Stromboli, ce sont les mêmes formes et fonctions qui s’y retrouvent, à cela près que le commentaire n’y existe pas, et que la « jubilation spectatoriale » passe par un anglais très articulé parlé par les insulaires, mais peu vraisemblable et incompris par les acteurs eux-mêmes. « Écouter des dialogues […] totalement décalés […] peut aussi participer du plaisir […]. » (Samouillan, p. 226). Reste aussi, dans le cas de Stromboli, une interrogation concernant la retransmission de l’incarnation des dialogues par les acteurs, étant donnée la postsynchronisation. D’autant que l’on ne sait pas si les voix entendues ont été produites en studio par les mêmes acteurs.
Si chacune de ces formes et de ces fonctions est constitutive de dialogues dans les deux films, les interactions entre les formes elles-mêmes peuvent se concevoir comme telles. Dès lors, ce sont trois grands types de dialogues, intégrant les formes et fonctions citées précédemment, qui par leur analyse permettent de percevoir de quelle manière ils agissent comme un appel à la nécessité d’une rencontre entre des cultures différentes. Le premier type réside dans les paroles des personnages, échangées ou non. Paroles desquelles naît le dialogue entre les différentes langues entendues, la manière dont leur cohabitation dans l’espace filmique fait sens. Ce à quoi s’ajoute une relation de la parole chantée, et de ce fait également de la musique, avec les paroles des personnages.
Les paroles des personnages
Les dialogues énoncés par les paroles des personnages annoncent un premier point de tension entre les deux films quant à leur approche de la réalité culturelle italienne. Il est à son origine d’ordre technique, puisque dans Stromboli de Rossellini les dialogues sont postsynchronisés et en anglais. Ce qui fut d’ailleurs bien un choix de Rossellini puisque les habitants récitèrent véritablement leurs répliques en anglais lors du tournage, et que le réalisateur reconnut la paternité de cette version. S’il existe une version en italien du film, celle-ci est en fait doublée. L’originale est bien en anglais :
On sait qu’il existe au moins trois versions officielles du film Stromboli. La première, anglophone, est distribuée aux États-Unis par la RKO […]. La seconde, destinée au marché international et anglophone elle aussi, est d’abord présentée à la presse romaine […] Enfin, une troisième version (intitulée Stromboli terra di Dio), doublée en italien et amputée d’à peu près six minutes par rapport à la version internationale, sort sur les écrans de Turin (Dagrada, p. 129–141).
La version anglophone et internationale fut reconnue par Rossellini. De plus, originellement bien tournée en anglais, elle nous semble être le meilleur support, mettant en évidence les différences avec le film de Carle. À l’inverse, dans celui-ci, les paroles des personnages visibles à l’écran sont enregistrées en son direct, et synchronisées au moment du tournage. De ce fait, ce dernier présente la réalité culturelle italienne avec la présence de la langue véritablement parlée par les Italiens, pendant que le film de Rossellini semble l’effacer avec l’application de l’anglais parlé par l’étrangère venue sur l’île. Toutefois, chacune des deux méthodes met bien en place une esthétique invitant à une rencontre non pas seulement d’une langue, mais d’une culture qui s’y rattache. Les sons enregistrés en direct dans Dimanche d’Amérique, dont les paroles, n’établissent pas en soi une rencontre avec une réalité culturelle à laquelle participe la langue. C’est davantage ce que la technique d’enregistrement du son a engendré esthétiquement qui y participe. En effet, la parole n’est pas mise en avant par une intensité des voix supérieure aux autres sons. Cela semble être le résultat de l’absence d’un micro directionnel qui prendrait spécifiquement les voix qui dialoguent. Des sons viennent parasiter la clarté de l’écoute. Ce qui peut laisser penser à des « défauts sonores » aurait pu être balayé par un enregistrement en postsynchronisation, qui pouvait être utilisé dans ce genre de circonstances. La postsynchronisation est adoptée « pour différentes raisons : [notamment lorsque] le son synchrone (le “direct”) est inutilisable techniquement : bruit de fond important (circulation, avions…), utilisation de matériel bruyant sur le tournage (machinerie, effets spéciaux…) » (Mercier, p. 377–378). Ici les parasites ont pour fonction d’entrelacer les dialogues en italien avec les autres sons. D’ailleurs, aucun sous-titre de traduction, pour les non-italophones, ne vient non plus détourner l’écoute. Ce n’est pas la valeur linguistique qui fait sens, mais bien la « morphologie de l’objet sonore » constituée par les dialogues. Parmi les autres sons, les paroles forment un ensemble sonore qui envahit et dépasse le cadre. Lors d’une séquence de travelling sur une foule d’Italiens réunis dans les rues de Montréal, la multiplicité des sons se mélange à l’image et la dépasse, elle-même traduisant la multiplicité des hommes grâce au mouvement de la caméra dévoilant tour à tour, dans un plan séquence, plusieurs visages en gros plan. L’image enregistrée est directement synchronisée aux paroles enregistrées en direct avec la rumeur, les bruits de voitures, de tambours qui sonnent un peu plus loin, et les autres voix dont on ne distingue pas de paroles, mais simplement un léger brouhaha. Les dialogues entendus en italien au cœur des images de Montréal dessinent la présence d’une communauté italienne au Québec. Plus encore, la relation entre cette image, passant d’un visage à un autre, et ces dialogues, qui s’entremêlent aux autres sons dont la source est interne ou externe au cadre, nous dévoilent une communauté déjà empreinte de diversité. C’est une communauté qui est prête, esthétiquement, à la rencontre, à un rapport à l’autre, à la réflexion sur une identité qui dans sa construction inclut les différences. C’est, selon la classification de Claire Vassé, le dialogue comme élément sonore parmi d’autres qui conduit à ce résultat.
Si la voix-commentaire introduit le sujet au début du film, sur fond d’un plan d’ensemble d’une église, racontant que « des cent cinquante mille Italiens qui vivent à Montréal, la moitié habite ce quartier », les dialogues italiens n’ont pas ce rôle. La voix-commentaire contextualise l’espace géographique, culturel et historique que le film va aborder. En ce sens, elle représente un milieu dans lequel nous allons retrouver des personnages (les Italiens) que l’on s’attend à voir réagir par rapport à lui. Elle présage d’une forme cinématographique que Gilles Deleuze nomme « l’image-action », créée par le rapport entre un milieu et des comportements.
Le milieu et ses forces s’incurvent, ils agissent sur le personnage, lui lancent un défi, et constituent une situation dans laquelle il est pris. Le personnage réagit à son tour (action proprement dite) de manière à répondre à la situation, avec d’autres personnages. Il doit acquérir une nouvelle manière d’être (habitus) ou élever sa manière d’être aux exigences du milieu et de la situation. Il en sort une situation modifiée ou restaurée, une nouvelle situation (1983, p. 197).
Ici, au milieu représenté en amorce par la voix-commentaire, les personnages ne réagissent pas pour offrir une nouvelle situation. Lorsque le commentaire décrit une sorte de ghettoïsation par le regroupement de rues aux noms italiens qui sont entourées de rues aux noms francophones, nous repensons à ses tout premiers mots : « les Italiens ont donné un continent. Peut-être cherchent-ils depuis à le reprendre ». Ainsi nous attendons-nous qu’au milieu communautaire représenté par le commentaire, les personnages réagissent pour reprendre l’ensemble du territoire, donnant lieu à une nouvelle situation où ils domineraient plutôt que d’être retranchés dans un espace délimité. Pourtant, le film ne représentera pas de réaction des personnages. Cela est dû essentiellement aux dialogues dont le contenu linguistique n’est pas primordial, ainsi qu’au cadrage de leurs visages impassibles lors de leur première entrée en matière dans la séquence décrite précédemment. Nous écoutons, observons, découvrons une journée de fête habituelle du 14 juillet, à laquelle ils sont en train d’assister. Les dialogues ne traduisent pas une réaction au milieu posé par la voix-commentaire, il n’y a pas un contenu linguistique qui traduit des enchaînements narratifs. Ils s’écoutent simplement, parmi d’autres sons. Quand nous disions que l’ensemble sonore auquel ils appartiennent envahissait et dépassait les limites du cadre, c’est qu’il dépasse le cadre narratif présent en amont. Il dissout la situation initiale qui attendait une réaction. Même s’il s’agit d’un documentaire, il est bien annoncé une histoire présentant un milieu auquel devraient réagir des personnages (ou des personnes réelles). L’ensemble sonore de la première séquence sur les Italiens de Montréal met en crise l’image-action présagée. Il y a un « relâchement des liens sensori-moteurs » auquel se substitue une « situation purement optique et sonore » (1985, p. 10). Nous n’attendons plus une réaction et un changement de situation, mais nous écoutons et observons un moment habituel de vie d’une minorité culturelle du Québec.
Cette « situation purement optique et sonore qui se substitue aux situations sensori-motrices défaillantes », Deleuze la conceptualise pour définir une nouvelle image naissant durant l’après-guerre, notamment dans le néoréalisme italien. Comment alors, tandis que cette nouvelle image semble naître chez Gilles Carle par l’intermédiaire des dialogues enregistrés en prise directe, pourrait-elle se profiler dans Stromboli avec les dialogues des insulaires postsynchronisés? Ces dialogues, même s’ils ne sont pas parasités et peuvent être compris par le plus grand nombre grâce à l’anglais, créent eux aussi une « situation optique et sonore pure ». Ce n’est pas leur contenu linguistique qui importe, mais le sentiment d’isolement que leur usage lors du tournage va révéler du personnage de Karen, à travers Ingrid Bergman. Un isolement que Christian Viviani dit mal comprendre :
Le doublage dans Stromboli, est anti-réaliste au possible si l’on considère que la version de référence est parlée en anglais : une foule d’autochtones sont doublés et sans accent, et l’on comprend mal l’isolement censé être ressenti par le personnage d’Ingrid Bergman (Lithuanienne réfugiée en Italie dans le film) (p. 74).
Pourtant ce sentiment d’isolement est bien présent. Il rendra le personnage incapable de réagir au milieu dans lequel il se trouve, donc incapable de le modifier. Nous comprendrons qu’afin que Karen puisse se sentir chez elle, il faudrait qu’elle accepte la rencontre, qu’elle accepte d’observer et d’écouter la réalité culturelle. Dans un premier temps, c’est l’isolement d’Ingrid Bergman qui entame ce processus. Elle se retrouve dans un univers à l’opposé d’Hollywood, où rien n’est millimétré, où l’imprévu constitue la coque du film. Aussi peut-elle parler anglais et recevoir des répliques qu’elle comprend, mais qui sont dites machinalement sans faire sens pour ceux qui les prononcent :
Pour faire dire [aux habitants de l’île] leurs répliques au moment voulu, Roberto tirait sur des ficelles qu’il avait attachées à leurs orteils. Ces méthodes étaient nouvelles pour Ingrid. À Hollywood les scènes quotidiennes et les répliques à prononcer étaient prévues exactement des mois à l’avance. Roberto inventait des épisodes sur le moment, puis notait le dialogue sur le dos d’une enveloppe. […] Les acteurs ne savaient jamais vraiment ce qu’ils faisaient, ni pourquoi. […] [Ingrid] n’avait pas de ficelle à l’orteil; elle ne pouvait pas savoir quand les autres avaient fini de parler. […] Finalement il y eut une crise. “Tu peux garder tes films réalistes… J’en ai marre! Ces gens ne savent même pas ce que c’est qu’un dialogue, ils ne savent pas où se mettre; ils se foutent complètement de ce qu’ils font.” (Gallagher, p. 447)
Le sens ne se crée pas entre Ingrid et les habitants, donc le lien ne se crée pas. Il n’y a pas deux ou des personnes qui se parlent. Ce sont des personnes qui parlent tout court. Ingrid est perdue dans un univers qu’elle ne comprend pas et face à des personnes qui ne sont surtout pas invitées à entrer en lien avec elle et son monde. Ingrid ne sait pas même à quel moment elle peut parler dans le cadre narratif. De là, technique et esthétique se rejoignent, le cadre narratif explose par la méthode employée par Rossellini. C’est le tournage comme monde réel, et ses procédés de direction d’acteurs, qui influent sur l’attitude d’Ingrid qui va transmettre ses émotions à son personnage. C’est ainsi que dans un second temps, l’isolement révélé est celui de Karen. Le tournage de ces paroles laisse intervenir le réel visuel se situant sur le visage et le corps d’Ingrid perdue et isolée. Les dialogues étant postsynchronisés, le réel sonore de la voix d’Ingrid n’intervient pas dans le cadre narratif, mais cette mise en scène des paroles constitue un réel sonore qui pendant le tournage laisse intervenir dans le cadre narratif un réel visuel comme réaction (les mimiques et le corps d’Ingrid). Se révèle alors la réalité de l’isolement du personnage, elle devient lisible.
Quand l’isolement des Italiens de Dimanche d’Amérique, comme situation initiale, est rompu par leurs dialogues qui nous invitent à observer et écouter, l’isolement de Karen est quant à lui rendu par les dialogues des insulaires pour mettre ce personnage dans une incapacité de réaction. Quand les dialogues de Dimanche d’Amérique déroulent une esthétique sonore qui nous place déjà en situation de rencontrer l’autre, les dialogues de Stromboli mettent en lumière la nécessité d’une rencontre. Karen refuse la rencontre, ce que transmet son isolement par les dialogues. Pour espérer se sentir chez elle, il faut qu’elle accepte la rencontre, il faut qu’elle accepte d’observer et d’écouter. C’est un véritable appel à un échange entre les cultures, et a fortiori avec des cultures minoritaires, que les deux films lancent. Ce, grâce à un traitement de tous les dialogues. Au-delà de la parole des Italiens dans chaque film, cet appel à un échange se poursuit par leur relation aux autres dialogues. Dans Dimanche d’Amérique leur relation à la voix-commentaire va révéler que la diversité déjà présente dans la communauté italienne québécoise doit être mise en acte et appliquée. Dans Stromboli, la relation des dialogues en anglais avec quelques dialogues en dialecte italien, accentuera quant à elle le refus de la rencontre par Karen.
Le dialogue entre les différentes langues
Dans le film de Gilles Carle, c’est le dialogue entre les différentes langues, entre l’italien des personnages et le français du commentaire, qui joue un rôle d’appel à l’exercice de la diversité. La tension, la séparation, l’effet communautaire, l’isolement forment une réalité qui se lit par la mise en scène de la parole, des dialogues, qu’ils soient ceux des personnages filmés ou du commentaire. La différence technique dans l’enregistrement des deux langues offre un résultat esthétique qui conduit à cette lecture. Chaque technique élabore des voix différentes qui vont se côtoyer. Suivant la sonorité qu’elles vont pouvoir rendre, les voix traduiront de multiples attitudes. Michèle Garneau, au travers d’analyses de séquences dans son texte Pour une esthétique du cinéma québécois, définit les voix comme pouvant être « implorantes », « déclamatoires » ou « récitantes » (p. 7) par exemple. Elle montre que ces attitudes offrent une pluralité de voix qui entrent en tension les unes avec les autres. Des termes qu’elle utilise, nous pouvons garder ceux de « déclamatoire » et « récitante » pour la voix-commentaire du film de Carle. Pour les dialogues des Italiens, nous dirions plutôt que leurs voix sont « chantantes », mais pas « déclamatoires ». Cette distinction en accompagne une autre. Les dialogues enregistrés en direct sont toujours empreints de « parasites ». Le dialogue prononcé par la voix off, en tant que son postsynchronisé, est d’une qualité plus nette, plus précise. La parole s’entend mieux, est plus à même d’être comprise. Cette qualité, ajoutée à la rythmique, peut lui conférer une forme de supériorité par rapport aux dialogues des personnages. Le commentaire sait en effet se retirer, pour mieux réapparaître et se faire entendre davantage par une intensité plus forte que celle des voix italiennes. Le commentaire, par sa qualité plus nette, peut sembler surplomber les paroles des Italiens. Son effet est de les isoler, les retrancher dans une communauté. C’est le résultat esthétique de chacune des deux techniques utilisées qui produit cet effet, avec l’assemblage des paroles « parasitées » des Italiens et de la voix nette du commentaire. La réalité communautaire n’est donc pas due à la technique de l’enregistrement du son en « direct » en elle-même. C’est la confrontation entre ce que retranscrit l’enregistrement en « direct » et ce que projette l’enregistrement en postsynchronisation qui y parvient. D’ailleurs, l’instantanéité du « direct » n’est pas nécessairement un gage de transmission fidèle de la réalité. La réflexion de François Albéra partant du Pantagruel de Rabelais en est un exemple lorsqu’il évoque des bruits entendus par les compagnons de Pantagruel :
La température aurait « gelé les bruits d’une bataille ayant fait rage dans le lieu même, une année auparavant. […] On retrouve ici un des grands paradigmes des « technologies » de la conservation des images et des sons, la dissociation entre le moment de l’émission, de l’empreinte ou de l’émanation et le moment de la réception. […] toutes les problématiques de la conservation des images et des sons tournent autour de cette momification, cette résurrection des disparus, cette “immortalité” fictive que permet la conservation de la trace, bien qu’elles valorisent, inversement, l’immédiateté, la contiguïté temporelle, le “direct”. » (2015, p. 27–28)
Lors de l’enregistrement de dialogues, il y a bien un laps de temps entre l’émission des paroles enregistrées et leur reproduction lors d’une projection. La vivacité de la voix, son immédiateté et sa réalité « directe », sont amoindries à travers cet exemple. Mais encore, s’agissant par ailleurs d’une retranscription, l’exemple que propose ensuite Albéra pousse un peu plus loin cette idée :
Charles Sorel (1600–1674), […] évoque dans un texte fantaisiste contant une expédition dans les mers astrales publié dans Le Courrier véritable (du 30 avril 1632), l’existence “là-bas” de “certaines esponges qui retiennent le son et la voix articulées comme les nostres le font des liqueurs”. […] la métaphore de l’éponge qui absorbe, conserve, retient puis restitue, opère un déplacement par rapport aux “paroles gelées” : ici on a clairement une médiation, une extériorité, un ustensile, un réceptacle. […] Les historiens du microphone se sont plus à voir dans cette éponge un matériau réceptif, mais le micro n’est qu’un relais (transformateur de surcroît) entre le son et le magnétophone ou le cylindre (p. 29).
Le microphone dirigé vers une source de production de paroles ne permet pas de conserver la vivacité de la voix. Il ne devient pas en soi une source de production instantanée d’une parole. Peu importe qu’il enregistre la parole lors du tournage ou bien après en studio, il n’est qu’un relais. Cela réduit l’idée d’une réalité pure, directe, instantanée, de la parole émise lors du tournage et enregistrée directement par un micro. Parce que le micro comme relais transforme la réalité directe de la parole, ses vibrations, son souffle de l’instant où elle est enregistrée. De plus, lorsqu’il n’est pas directionnel, comme c’est le cas pour les paroles des Italiens de Dimanche d’Amérique, d’autres sons viennent parasiter la parole. L’usage d’un micro non directionnel dans l’emploi de la prise de son direct participe un peu plus de ce rôle transformateur. Cela touche à un point essentiel de la réalité de la parole que pourrait retranscrire une telle prise de son : celui de la subjectivité. De quelle réalité parle-t-on dans le cas d’un enregistrement des dialogues en direct? De celle perçue par le réalisateur? De celle perçue par le personnage qui reçoit ce dialogue? Ou bien d’autres personnages encore? La présence des parasites qui révèle l’absence de micro directionnel énonce l’impossible réalité objective des dialogues. De même que par la diversité qu’elle souligne, elle prépare la communauté italienne à la rencontre.
Les dialogues italiens qui expriment une réalité d’une diversité culturelle ne le font pas fondamentalement grâce à la technique de l’enregistrement direct. Ce qui façonne cette réalité est davantage la rencontre de deux esthétiques sonores différentes des dialogues : celle des dialogues italiens entremêlés à d’autres sons, et celle du commentaire en français nettoyé de toute rumeur et de tout parasite. Il y a une culture italienne qui se démarque par un espace sonore qui lui est propre. Néanmoins, cette première réalité, d’Italiens regroupés en une communauté, est aussi traversée par une esthétique qui inclut le spectateur non italophone plutôt que de l’exclure. Ainsi la rencontre s’accentue grâce à la fonction du « parler beau » (Vassé, p. 53) des dialogues des Italiens, perçue dans différents moments du documentaire. Tel est le cas de ces instants où le commentaire s’échappe, nous laissant seuls avec la parole italienne, avant de revenir pour marquer cette fois une similitude entre les deux espaces sonores. En effet, dans une séquence où les Italiens vivant à Montréal discutent dans un café, la musicalité de leur parole associée à une gestuelle commune semble exclure les spectateurs qui ne seraient pas familiers à celle-ci. Dans ce cas le parler beau en tant qu’élément sonore et en tant que langue non comprise exclut le spectateur non italophone. Cependant il produit aussi un effet de liaison, en tant qu’élément sonore, avec les francophones. Le parler beau est une fonction dont le commentaire en français est lui-même doté. Ce sont sa tonalité, la scansion des dialogues qu’il prononce, et sa clarté qui la lui confèrent; avec une musicalité qui se dessine par une rythmique mesurée et des notes harmonieuses à l’image d’une partition musicale. Cette fonction de parler beau de chaque dialogue les entraîne dans une sorte de joute verbale subtile qui lance la rencontre.
Dans Stromboli, c’est également la dialectique entre deux langues qui va amorcer la rencontre entre deux mondes a priori cloisonnés. Au milieu de la présence majoritaire de la langue anglaise, l’italien se fait parfois entendre, comme dans la séquence de la pêche au thon. Dans les plans où les embarcations sont filmées en plan moyen, les paroles sont peu discernables. C’est la sonorité des voix entremêlées qui vient jusqu’à nous, contrastant avec l’intelligibilité de la langue anglaise. La réalité de la sonorité de la langue de ces pêcheurs surgit brusquement par contraste avec l’invraisemblance de la langue anglaise qu’ils parlent généralement dans le film. Ces dialogues italiens se distinguent, dans un espace sonore différent, plus granuleux et intense que dans les séquences en anglais. De même qu’ils sont pris par une mise en cadre différente. Les voix italiennes qui retentissent, envahissent le cadre, vont de pair avec une représentation des corps qui sont entièrement visibles. Il y a là un choc, une rencontre avec le monde de Karen et d’Ingrid. Lorsque Karen croise les autochtones et parle avec eux, la mise en cadre des voix y est toute différente. Les corps de ces Italiens n’apparaissent presque pas, coupés par des plans rapprochés ou très rapprochés. Les paroles sont claires, mais saccadées, elles suivent le mouvement des lèvres, mais semblent pourtant décollées des hommes ou femmes qui parlent. C’est la forte présence de cette parole intelligible mise en cadre de cette manière qui va laisser éclater la sonorité des voix lors de la pêche. Quand Karen discute avec une villageoise qui refuse d’entrer dans sa maison, la discussion qui s’entamait dans un plan cadrant les deux femmes, que l’on parvenait à situer par rapport à la maison, passe immédiatement dans un jeu de champ-contrechamp en plans rapprochés. Ce passage d’un plan « situant » à des plans rapprochés, vient centraliser l’acte de parole qui lui-même, par la monotonie des voix, brise les repères spatio-temporels. La sonorité de ces voix robotiques, purement intelligibles, met en place une irréalité qui sera contrastée par la réalité de la pêche où les voix des Italiens jaillissent. Le monde fermé de Karen, empreint de la langue anglaise dans lequel elle s’isole, est confronté à sa rencontre avec une part de la réalité de l’île. Lorsque les voix retentissent, adjointes aux mouvements des corps des pêcheurs dans les bateaux qui remuent, le personnage de Karen disparaît complètement des plans. Jusqu’à ce que la tension entre les pêcheurs et les poissons créant des vagues dans l’eau forme des éclaboussures, des tas de gouttes d’eau qui à la fois sortent du cadre et atterrissent en son centre. À cet instant, ce méli-mélo de gouttes se rattache au méli-mélo de voix des pêcheurs. Les éclaboussures deviennent les cris, les cris deviennent les éclaboussures qui viennent jusqu’à nous, puis jusqu’à Karen, quand son personnage réapparaît en plan rapproché. Les cris fixés sur les gouttes qui l’éclaboussent viennent l’agresser. Elle tente de les éviter en masquant son visage avec ses mains. Elle refuse de recevoir la réalité des pêcheurs qui se faufile dans les gouttes qu’elle reçoit.
Mais c’est aussi la musicalité des paroles des pêcheurs, comme dialogue chanté, qui révèle la réalité de l’isolement de Karen dans ce monde, par le dialogue que cette musicalité entretient avec la monotonie de ceux en anglais des autochtones. Le dialogue entre la musicalité et les paroles commence à lier les opposés. De Rossellini à Carle, c’est la musicalité qui fonctionne comme objet esthétique majeur de la rencontre.
Le dialogue entre la musique et les paroles
Dans Stromboli la séquence de la pêche se façonne comme un premier point essentiel de la révélation d’une réalité sur la nécessité d’une vraie rencontre, d’une explosion des frontières que refuse Karen. Si elle choisit de se marier à Antonio, cet habitant de l’île, c’est surtout pour quitter le camp de réfugiés d’une Italie dont elle ne parvenait pas à obtenir l’autorisation de sortie. Jamais elle n’a voulu, dès le départ, rester en Italie et sur cette île. C’est pourquoi, à la fin du film, elle tente de s’échapper, poussée par un dernier sentiment de désespoir qui mènera au dernier grand appel à la rencontre, grâce au dialogue entre la musique et les paroles de Karen. Alors qu’elle grimpe sur le volcan, une apparente asynchronisation décolle la voix du personnage qui surpasse la musique pour la laisser reprendre le dessus. Une musique dramatique emmenée par Karen qui s’enferme dans la douleur d’un drame narratif qui ne résoudra rien. L’idéologie chrétienne, qu’elle invoque en implorant Dieu, et le drame auxquels elle se raccroche, ne peuvent rien pour elle. Elle doit se confronter à la réalité insulaire, à sa propre réalité d’étrangère si elle veut vivre et que l’enfant qu’elle porte vive. Tel que l’écrit Jacques Rancière, il lui est demandé « non pas de se familiariser avec les mœurs du pays, mais d’aller jusqu’au bout de sa condition d’étrangère, de porter pour tous le témoignage de cette condition qui est celle de tous. » (p. 182) Toute réalité, tout espace habité par les hommes regorgent de formes antagonistes. La réalité de toute société humaine est conflictuelle, faite de chocs, de rencontres qu’il faut accepter pour être libre, c’est-à-dire pour être acteur de sa propre réalité, de sa propre vie. La rencontre est demandée dans le final du film, par le dialogue entre la musique et la parole de Karen, parce que le conflit qui s’en forme façonne l’affirmation et donc la conscience de soi.
À l’inverse, dans Dimanche d’Amérique, cette rencontre n’est pas seulement demandée, mais elle s’accomplit dans le dialogue entre un chant italien et le commentaire. Le dialogue chanté, chez Gilles Carle, fonctionne comme une liaison, par l’évolution de la forme du dialogue qu’il entretient avec le commentaire entre le tout début du film et son final. Il ouvre le film, en accompagnant les plans en travellings latéraux dans les rues de Montréal, annonçant une couleur culturelle différente de ce que le titre peut énoncer une fois qu’il apparaît à l’écran. On comprend immédiatement que le dimanche d’Amérique sera un moment issu d’une diversité culturelle. Le dialogue chanté qui compose l’ouverture du documentaire est un chant italien marié à une musique instrumentale festive, joyeuse. Sa netteté en termes de vibrations sonores peut révéler un son postsynchronisé. Mais si, dans ce commencement, le dialogue chanté nous plonge dans une atmosphère italienne et chaleureuse, il est au bout de quelques minutes surplombé par le dialogue du commentaire. Il ne s’agit pas d’un simple passage d’une forme de dialogue à une autre. C’est l’installation d’une forme de supériorité du commentaire qui surgit dans le cadre filmique avec une plus forte intensité. Le chant s’efface contre la suprématie du commentaire en français. En ce début de film, la diversité est présente, mais elle ne s’élabore pas comme démontrant la naissance d’une rencontre. Les deux dialogues ne se rencontrent pas réellement, l’un laisse la place à l’autre. C’est le déroulement du film, la mise en scène des dialogues enregistrés en « direct » des Italiens, la mise en scène du commentaire, puis la mise en scène du dialogue entre ces deux formes, qui va transformer, interroger cet état présenté par le début du film. Décrochés du commentaire, les dialogues italiens auront été présentés dans leur séparation d’avec ce qui représente en partie la communauté de Montréal dans laquelle ils sont installés, à savoir la langue française usée par la voix du commentaire. Mais ils préfigureront aussi, par les parasites qui les suivent et desquels découle l’idée de diversité, de la nécessité d’une rencontre, la nécessité d’échapper à cette pure séparation qui n’achemine pas vers la construction d’une identité. C’est ce qui prendra forme par la joute verbale entre le parler beau de ces dialogues et le parler beau du commentaire.
Les voix différentes trouvent des points de rencontre, comme la musicalité par exemple, ou la « jubilation spectatoriale » qu’elles proposent. Ce qui se confirme dans la dernière séquence où les Italiens sont dans les rues de Montréal. Seul le son direct des bruits de la ville se fait entendre, suivi d’une musique instrumentale, nette parce que postsynchronisée, dont les tonalités méditerranéennes renvoient directement à l’Italie. Elle existe au Québec. Ce qui permet de mieux voir apparaître le commentaire qui cette fois ne vient pas réduire, comme au début, la mélodie aux accents méditerranéens. Il vient s’y rajouter. Ce qui se lit au travers de cette apparition du dialogue du commentaire est que les divers dialogues peuvent être de toutes natures, directs ou postsynchronisés, mais peuvent toujours se confronter les uns aux autres, se différencier et se ressembler en même temps. Ils peuvent exister dans un même espace sonore sans nécessairement devoir dominer l’autre. Comme sorte d’allégorie de la rencontre pour briser le communautarisme, cette mise en scène sonore se poursuit dans la suite de la séquence qui prolonge les différences et les liaisons. Les dialogues des Italiens en son direct au début de la séquence, et le dialogue du commentaire qui entre en scène après la musique, se rencontrent. Ils sont dans un même espace sonore à l’intérieur duquel la musique sans paroles sert de liant, parce qu’elle contient les caractéristiques de chacun des dialogues. Claire, nette, elle se rattache au commentaire; puis, des tonalités méditerranéennes, elle se rattache aux voix des Italiens. Les sons directs quant à eux, sans dialogue, auxquels sont associés par la rumeur les dialogues italiens, se placent à égalité de la voix du commentaire. Ce sont eux qui surgissent, symétriquement au début du film où le commentaire surgissait pour effacer le dialogue chanté italien. De la même manière entend-on ultérieurement le dialogue chanté du début faire son retour, ne se laissant plus surplombé par la voix du commentaire, mais constituant avec elle l’espace sonore. Un dialogue chanté postsynchronisé dont les paroles correspondent par moments aux mouvements des lèvres des hommes que l’on voit à l’image. Sons directs ou postsynchronisés, chants ou langue parlée, échangés ou imposés, tous les dialogues finissent par se rencontrer, par exister ensemble. Ils révèlent la réalité du monde qui s’enrichit de sa diversité plus que des tendances communautaires, la réalité d’une identité composite. Un monde dont la vaste étendue s’affirme dans un dernier plan séquence qui s’envole vers le ciel et ouvre le champ des territoires montréalais et italiens.
Finalement il y a bien des correspondances entre les discours cinématographiques produits par les dialogues dans les films de Gilles Carle et de Roberto Rossellini. Dans Dimanche d’Amérique la relation entre les dialogues accomplit la rencontre. Dans Stromboli elle l’appelle par la prise de conscience implicite du personnage principal. Chacun énonce la nécessité de la diversité, sa richesse, avec pourtant des techniques et une narration différentes. Pour aller plus loin, nous pourrions analyser d’autres potentiels échanges entre le cinéma néoréaliste et le cinéma québécois. Par exemple avec Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault où la construction d’une identité est basée sur la multiplicité, la diversité des hommes, mais qui peut être en acte suivant le spectateur du film. Il semble falloir au préalable, un accord d’immersion de la part du spectateur dans l’univers proposé par les dialogues. Aussi pourrait-on analyser La Vie heureuse de Léopold Z de Carle, qui s’éloigne de l’enregistrement direct pour entretenir un rapport à la réalité plein de fantaisie, tel ce que proposa Vittorio De Sica, autre figure du néoréalisme, dans Miracolo a Milano (1951). Peut-être pourraient-ils, ensemble, dessiner ce réalisme qui n’est pas celui de la vraisemblance, pour mieux le définir.
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Notice biographique
Terminant actuellement une thèse intitulée “Le sonore dans le néoréalisme italien, composante des définitions d’un courant”, sous la direction de Dork Zabunyan au sein de l’ESTCA de l’Université Paris 8, Sylvie Dubois est également chargée d’enseignements en études cinématographiques à l’Université de Lille 3 depuis 2011. Elle enseigne également en Arts du Spectacle à l’Université Catholique de Lille depuis 2017. Ses domaines de recherche concernent : le néoréalisme italien; l’esthétique, la théorie et les technologies du sonore au cinéma; et plus généralement ce qui touche à la notion de réalisme ainsi qu’à la dimension politique, au cinéma. C’est autour de ces axes qu’elle a entrepris une activité régulière de communications et de publications concernant les domaines précités depuis 2013, à la fois en France, aux États-Unis et en Belgique.