Art du temps et sérendipité

Pierre-Alexandre Fra­det


L’esprit de l’époque ! Qu’on l’affectionne ou qu’on l’abhorre, qu’on s’y sou­mette ou qu’on y résiste, il s’impose à nous. Et pour­tant, tel l’éléphant dans la pièce, il arrive qu’on peine à en par­ler et à jeter sur lui un regard lucide. Cer­tains vont même jusqu’à mettre en doute son exis­tence ou tout au moins son carac­tère défi­nis­sable. C’est le cas par exemple de Tris­tan Gar­cia qui, dans sa post­face à Algèbre de la tra­gé­die (2014), affirme que per­sonne ne « se croit aujourd’hui majo­ri­taire dans son époque par la pen­sée1 », ce qui semble vouer à l’échec l’identification pré­cise de l’air du temps. En quel sens incline-t-il ? Cela ne va pas tou­jours de soi. À vrai dire, qui­conque se décri­rait comme le pur et simple repré­sen­tant de son époque se ver­rait bien vite acco­ler l’étiquette de laquais idéo­lo­gique ou de confor­miste ram­pant. D’où les pré­ten­tions diverses, et sou­vent contra­dic­toires, à échap­per aux modes, aux habi­tudes de pen­sée, aux idées répan­dues. D’où éga­le­ment toute la dif­fi­cul­té à défi­nir l’air du temps.

Jacques Leduc aborde cette ques­tion à tra­vers un autre prisme. Pour lui, mal­gré la com­plexi­té qu’il y a à défi­nir une chose aus­si mou­vante et pro­téi­forme que l’esprit d’une époque, cet esprit existe. Il se laisse devi­ner à l’examen des condi­tions sociales, des poli­tiques exis­tantes, des idées com­munes, des conver­sa­tions cou­rantes. Et non seule­ment cet esprit existe-t-il, mais il peut et doit inté­res­ser le ciné­ma au pre­mier chef. Il faut recon­naître à Robert Dau­de­lin le mérite d’avoir mis en lumière ce point dans son remar­quable ouvrage : « Leduc, ce n’est pas d’hier, est sen­sible à l’air du temps. » (p. 120) Dau­de­lin déploie son inves­ti­ga­tion en trois moments prin­ci­paux. Tout d’abord, il offre un bref mais éclai­rant aper­çu du par­cours ayant mené Leduc vers le ciné­ma, un par­cours ponc­tué par un cours clas­sique au Col­lège Bour­get de Rigaud, des col­la­bo­ra­tions à la revue Objec­tif et un emploi d’été à l’Office natio­nal du film du Cana­da (ONF) qui condui­ra Leduc à occu­per un pre­mier poste d’assistant-caméraman. Ensuite, il tra­verse les acti­vi­tés de réa­li­sa­tion de Leduc pour en éclai­rer le contexte bio­gra­phique de pro­duc­tion. Enfin, parce que deux angles d’analyse valent mieux qu’un, il revi­site sa fil­mo­gra­phie pour en com­men­ter le fond et la forme. Cette entre­prise, qui pro­pose de pas­ser en revue deux fois plu­tôt qu’une les films de Leduc au sein d’un même livre, était ris­quée. Mais le résul­tat n’a rien de redon­dant. Au contraire, en inté­grant de nom­breux extraits d’entretiens avec Leduc et en pas­sant d’un exer­cice de mise en contexte (dans un pre­mier temps) à une ana­lyse cri­tique plus déta­chée (dans un second temps), Dau­de­lin diver­si­fie les approches pos­sibles de l’œuvre de Leduc et nous la fait appré­cier davan­tage. Un utile sur­croît d’informations appa­raît par ailleurs dans les annexes, où l’on trouve des textes du cinéaste ain­si qu’une biblio­gra­phie sélec­tive. Rares sont les livres qui font sen­tir aux lec­teurs une com­plète sym­pa­thie vis-à-vis du sujet trai­té en même temps qu’une capa­ci­té de recul, et c’est exac­te­ment ce que nous offre ici Daudelin.

La sen­si­bi­li­té de Leduc à l’égard de l’air du temps est par­ti­cu­lière : n’impliquant ni ado­ra­tion ni détes­ta­tion, elle témoigne d’un inté­rêt natu­rel pour le cours des choses, que le cinéaste se plaît tan­tôt à louan­ger, tan­tôt à mau­dire, tan­tôt encore à gar­der en mémoire dans le but de per­mettre aux géné­ra­tions futures de prendre la mesure de l’érosion his­to­rique des mœurs. Inter­viewé par Dau­de­lin, Jacques Leduc dit en ce sens : « Dans l’ensemble de mon tra­vail, Chro­nique de la vie quo­ti­dienne, c’est l’une des choses dont je suis le plus fier. J’aime bien la qua­li­té “archives” de ces films : dans cin­quante ans, on regar­de­ra ces films et on sau­ra com­ment vivaient les Qué­bé­cois dans les années 1970. » (p. 46) L’un des mor­ceaux de bra­voure de son œuvre, cet opus fut tour­né sur quelque dix mois et débou­cha sur l’accumulation de « plus de cent heures de maté­riel en 16 mm » (p. 42). Outre leur inté­rêt archi­vis­tique, les films for­mant cette chro­nique ont l’avantage de témoi­gner du double atta­che­ment de Leduc au docu­men­taire et au tra­vail col­la­bo­ra­tif. Chez lui, le docu­men­taire ne repré­sente pas uni­que­ment le pôle qu’on oppose tra­di­tion­nel­le­ment à la fic­tion (encore qu’il fasse de plus en plus par­tie de la tra­di­tion elle-même de flou­ter l’opposition entre l’un et l’autre2) ; c’est un véri­table « mode d’exploration », « une tour­nure d’esprit », « une façon de voir qui accorde une large part à la liber­té et à l’improvisation. Le docu­men­ta­riste est un musi­cien de jazz éga­ré dans le ciné­ma. Le docu­men­taire passe par des acci­dents. » (p. 145) Tout comme la science pro­gresse grâce à la séren­di­pi­té, c’est-à-dire la capa­ci­té de faire des décou­vertes au gré du hasard, le ciné­ma gagne selon Leduc à s’écarter des voies tra­cées d’avance pour s’ouvrir à ce que des cir­cons­tances inat­ten­dues nous appellent à réa­li­ser. Le cinéaste l’explique bien :

C’est sur le pla­teau que je trou­vais la réponse, pas dans le décou­page. Peut-être une fois sur cent, j’arrivais avec des idées très pré­cises ; par­fois même je me fai­sais un petit sto­ry­board. De façon géné­rale – et c’était déjà vrai quand je tour­nais des docu­men­taires –, il y avait tou­jours cette sou­plesse : si le camé­ra­man me dit : « ne mets pas la camé­ra ici, plu­tôt là », je regarde et je vois bien qu’il a rai­son, alors on déplace la camé­ra ! (p. 63)

Cette vive atten­tion à la mul­ti­pli­ci­té des options qui s’offrent à un ins­tant don­né – ins­tant tou­jours fugace et impré­vi­sible, mais qu’il faut savoir sai­sir – est indis­so­ciable de l’amour de Leduc pour le tra­vail col­la­bo­ra­tif. C’est un truisme de dire que le ciné­ma consti­tue un « tra­vail d’équipe ». Mais la mise en com­mun des forces acquiert une telle impor­tance chez Leduc – et déter­mine tant la nature de ses films – qu’il impor­tait à Dau­de­lin de la mettre en relief dans son livre. Sou­li­gnant notam­ment, au sujet de Chro­nique de la vie quo­ti­dienne, le tra­vail de Pierre Letarte, Fer­nand Bélan­ger, Jacques Bobet, Jean Cha­bot, Gilles Gas­con, Roger Frap­pier, Pierre Ber­nier et Alain Sau­vé, l’ouvrage explique com­ment un film peut évo­luer pour le mieux lorsque de mul­tiples voix sont enten­dues, tout comme il rap­porte le désir de Leduc d’accorder un pri­vi­lège à la com­mu­nau­té plu­tôt qu’à l’Auteur avec un grand « A » – à l’instar du col­lec­tif Épo­pée aujourd’hui. D’ailleurs, On est loin du soleil (1971) réper­to­rie dans son géné­rique « une liste de noms, par ordre alpha­bé­tique, sans men­tion de fonc­tions » (p. 30).

Long métrage majeur dans l’histoire du ciné­ma qué­bé­cois, On est loin du soleil est le pre­mier film entiè­re­ment scé­na­ri­sé de Leduc. Il consti­tue l’un des maillons d’une chaîne ciné­ma­to­gra­phique consa­crée aux « quatre grands » (selon l’expression employée par Pierre Maheu dans un texte dépo­sé à l’ONF) que sont Mau­rice Richard, le frère André, Mau­rice Duples­sis et Willie Lamothe. Que reste-t-il du modeste por­tier du Col­lège Notre-Dame dans une socié­té qui a fait litière de la reli­gion ? La ques­tion est posée par Leduc, et la réponse appor­tée s’exprime à tra­vers les actions des per­son­nages du film, après le célèbre fond noir sur lequel s’ouvre l’œuvre. D’un point de vue eth­no­gra­phique, On est loin du soleil excelle à révé­ler la dis­tance entre l’air du temps propre au frère André et celui cap­té par Leduc, en même temps que l’influence per­sis­tante et fan­to­ma­tique de celui qui devien­dra saint.

Le réa­li­sa­teur se pen­che­ra à nou­veau sur le thème de la dis­tance tem­po­relle lorsqu’il s’entourera de l’essayiste Jean-Marc Piotte et qu’il bra­que­ra sa len­tille sur d’anciens mili­tants pour qui l’heure est au bilan. Il en résul­te­ra Notes de l’arrière-saison (1986) et Le temps des cigales (1987). Aus­si cela don­ne­ra-t-il lieu à une péné­trante réflexion sur le temps :

Le ciné­ma est un art du temps, comme la musique : les notes ont une durée, les plans aus­si – la musique contem­po­raine est là pour nous le rap­pe­ler. La ques­tion du temps, c’est quelque chose où [sic] je reviens sou­vent, pas seule­ment pour évo­quer « le temps qui passe », mais pour me rap­pe­ler que le temps n’existe pas ! Bien sûr, pour les besoins de la pla­nète, on a inven­té le temps, mais ce n’est rien d’autre qu’une réflexion humaine… Le temps nous habite mal­gré nous, ne serait-ce que parce qu’on a un temps limi­té sur la pla­nète. (p. 59)

Il y a lieu de se deman­der si Leduc est par­fai­te­ment cohé­rent lorsqu’il décrit le temps comme une pure inven­tion humaine et qu’il affirme que ce temps « nous habite mal­gré nous » : si le temps s’impose à nous mal­gré nous, n’est-ce pas dire alors qu’il pos­sède un carac­tère néces­saire, objec­tif ? On peut sans doute résoudre cette appa­rente contra­dic­tion en notant que l’objectif artis­tique de Leduc consiste moins à déve­lop­per une seule et unique concep­tion du temps qu’à exa­mi­ner les mul­tiples manières dont on peut défi­nir et habi­ter le temps. Ain­si, remarque Leduc, « [d]ans Le der­nier gla­cier, les per­son­nages affrontent le temps de trente-six façons » (p. 59).

Tour­né en 1967, Nomi­ningue… depuis qu’il existe fait état lui aus­si d’un cer­tain déca­lage tem­po­rel. Pour décrire une petite ville des Lau­ren­tides, Leduc use des méthodes asso­ciées au ciné­ma direct et tend la perche à des habi­tants âgés. Dau­de­lin insiste sur ce point :

Leduc bous­cule l’approche de ce genre de sujet : il fait alter­ner noir et blanc (les témoi­gnages des anciens) et cou­leur (la vie actuelle), bous­cule le docu­men­taire en y intro­dui­sant des élé­ments de fic­tion (un flirt entre une esti­vante et le jeune héri­tier du maga­sin géné­ral) et mélange astu­cieu­se­ment pas­sé et pré­sent. […] L’ennui semble être une com­po­sante essen­tielle du quo­ti­dien de la jeune géné­ra­tion ; même fil­més en cou­leur, ces jeunes n’ont pas l’énergie des plus vieux à qui les belles images en noir et blanc semblent étran­ge­ment incul­quer une réjouis­sante vita­li­té. (p. 95)

Loin d’être ici le fruit du hasard, ce contraste entre un âge d’or exal­té et une jeu­nesse abat­tue donne à com­prendre que l’histoire humaine n’est ni linéaire ni gui­dée téléo­lo­gi­que­ment vers un néces­saire mieux-être. Bien des paral­lèles pour­raient être tra­cés entre cette repré­sen­ta­tion d’une jeu­nesse émous­sée et l’image que ren­voie par­fois d’elle un cinéaste contem­po­rain comme Sté­phane Lafleur, notam­ment dans Tu dors Nicole (2014), sans comp­ter que de nom­breuses com­pa­rai­sons pour­raient être éta­blies entre les plans contem­pla­tifs et chi­rur­gi­caux de Leduc et ceux pro­po­sés par l’inénarrable Denis Côté3.

Il ne faut guère attendre long­temps pour voir se déployer des réflexions sur la perte d’intensité et sur l’esprit de l’époque dans l’œuvre de Leduc, car son tout pre­mier film – Chan­tal : en vrac, sor­ti en 1967 – en était déjà impré­gné. Lisons dere­chef Daudelin :

Le côté fon­ciè­re­ment brouillon de l’entreprise fait aus­si par­tie de sa richesse : Chan­tal : en vrac témoigne de l’air du temps. Dès l’ouverture du film, Leduc affiche ses réfé­rences : Chan­tal se pré­sente au spec­ta­teur avec à peu de choses près les mêmes mots, et sur le même ton, que la Bar­ba­ra de Gilles Groulx, en ouver­ture du Chat dans le sac, le film qui a don­né à la géné­ra­tion de Leduc le goût de faire du ciné­ma. Le film emprunte mani­fes­te­ment son écri­ture aux pre­miers courts métrages de Jean-Luc Godard, dans son mon­tage (les jump cuts), ses rup­tures de ton, son plai­sir à pro­vo­quer aus­si (les pro­pos de Chan­tal sur la guerre du Viet­nam) : la Nou­velle Vague n’est pas très loin. Quant à l’ONF, pro­duc­teur du film, est-il besoin de le rap­pe­ler, Leduc l’écorche gen­ti­ment au pas­sage avec un petit film dans le film (très NFB clas­sique) sur la beau­té des pay­sages de l’automne lau­ren­tien, avec musique mai­son à l’appui. Mais il met davan­tage en ques­tion la pro­duc­tion one­fienne, y com­pris les films du ciné­ma direct, par le mélange de genres et de tons qui anime son film. (p. 92)

C’est là toute la com­plexi­té et toute la gran­deur de l’œuvre inau­gu­rale de Leduc : en plus d’y expri­mer un irré­pres­sible désir de faire du ciné­ma, et ce, quels que soient les risques (ou les mal­adresses) encou­rus, le cinéaste par­vient à for­ger sa propre per­son­na­li­té tout en s’appuyant sur de mul­tiples sources d’inspiration. Per­son­na­li­té en par­fait accord avec l’injonction selon laquelle on doit, en ciné­ma, « se faire les inter­prètes de la réa­li­té et non seule­ment ses témoins » (p. 139), ain­si que le défend Leduc dans un texte mis en annexe. En dépit de la mau­vaise récep­tion dont son pre­mier film a fait l’objet, le cinéaste peut cer­tai­ne­ment se tar­guer d’avoir bri­co­lé une pos­ture créa­tive qui s’est méri­tée, au Fes­ti­val inter­na­tio­nal du film de Mont­réal, dont le jury était pré­si­dé par Jean Renoir, le prix du « meilleur film dans la caté­go­rie moyen métrage “pour son moder­nisme et son carac­tère cri­tique” » (p. 20).

Encore plus cri­tique et contro­ver­sé sera le film au titre iro­nique : Cap d’espoir (1969). Ici encore, comme le recon­naît volon­tiers Leduc, « [i]l faut voir le film dans son époque, en 1969. Il y a alors un écœu­re­ment géné­ral et il ne reste que “Mange d’la marde” comme réponse, ce qui me semble bien cor­res­pondre au sen­ti­ment social de l’époque. » (p. 27) Le pro­duit final, à dire vrai, est un détour­ne­ment. Tan­dis que le pro­jet ini­tial impli­quait de « faire le tour de la Gas­pé­sie avec un groupe d’adolescents » (p. 26), il s’est réorien­té vers une pers­pec­tive réso­lu­ment sub­ver­sive. Tour à tour, l’œuvre fus­tige l’anglicisation et l’américanisation du Qué­bec, son inca­pa­ci­té à se choi­sir en tant que nation, l’influence tenace du cler­gé, le diver­tis­se­ment et l’aliénation assu­rés par la bêtise télé­vi­suelle, le contrôle des finances et de l’information par des élites telles que Power Cor­po­ra­tion, le sur­fi­nan­ce­ment de la police au détri­ment de la réha­bi­li­ta­tion, la bru­ta­li­té des forces de l’ordre, la sur­con­som­ma­tion, l’écart entre les riches et les pauvres… Si plu­sieurs de ces reven­di­ca­tions demeurent bien sûr à l’ordre du jour, il est de plus en plus fré­quent d’entendre que les luttes poli­tiques tendent ces der­nières années à chan­ger de cap, pas­sant du natio­na­lisme qué­bé­cois et de la cri­tique du capi­ta­lisme amé­ri­cain vers des reven­di­ca­tions davan­tage cen­trées sur les groupes mino­ri­taires ou mar­gi­na­li­sés de même que sur la cause envi­ron­ne­men­tale. Autre signe que les temps changent : alors que l’œuvre de Leduc défen­dait haut et fort la liber­té d’expression en la dépei­gnant comme une valeur pro­gres­siste, une cer­taine gauche contem­po­raine sug­gère plu­tôt que la liber­té d’expression rime trop sou­vent avec « liber­té d’oppression », de sorte que la cen­sure rede­vien­drait la bien­ve­nue4.

On s’étonne d’apprendre que Cap d’espoir avait été cen­su­ré par le com­mis­saire de l’ONF de l’époque, Hugo McPher­son, pour des rai­sons de mau­vais goût (bad taste) : réfé­rences sca­to­lo­giques, nudi­té, mons­tra­tion de fusils et de bombes, appel à brû­ler cer­taines gens au pou­voir. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1976 qu’André Lamy décen­su­re­ra ce pam­phlet de même que deux autres films : On est au coton (1976) de Denys Arcand et 24 heures ou plus (1977) de Gilles Groulx. Or, confor­mé­ment à ce qu’il est conve­nu d’appeler l’« effet Strei­sand », plus on veut étouf­fer une affaire ou dis­si­mu­ler une œuvre, plus cette affaire ou cette œuvre risque d’attirer l’attention publique. C’est pour­quoi divers spec­ta­teurs vou­dront pro­ba­ble­ment revoir au plus vite Cap d’espoir. Qu’y trou­ve­ront-ils ? Une cer­taine gau­che­rie juvé­nile, sans doute, comme le sug­gère à sa façon Dau­de­lin en disant que, dès 1976, l’œuvre repré­sen­tait un « pétard mouillé » (p. 29) et que ce « n’est pas un objet qui a très bien vieilli. […] Son porte-parole est un enfant gâté qui se croit révo­lu­tion­naire et dont le dés­œu­vre­ment est tout, sauf révo­lu­tion­naire. Le recours aux pro­pos sca­to­lo­giques désa­morce pour de bon le dis­cours dénon­cia­teur qui ani­mait les cinéastes. » (p. 98–99) La ten­ta­tion est grande de voir dans ce brû­lot quelques frag­ments de ver­tu osten­ta­toire : faute de por­ter à l’action le spec­ta­teur en misant sur la sub­ti­li­té, l’œuvre attaque sur tous les fronts et bre­douille, sur un ton morne et cynique, une série de reven­di­ca­tions. Comme l’explique avec intel­li­gence Ibram X. Ken­di, on gagne à mesu­rer le radi­ca­lisme poli­tique en tenant compte des effets trans­for­ma­teurs visés et obte­nus plu­tôt qu’en fonc­tion de la pose révo­lu­tion­naire que cer­tains affectent et qui s’avère sou­vent contre-pro­duc­tive : « [S]i tout ce qu’arrivaient à faire mes mots était d’avoir l’air radi­cal, alors ces mots n’étaient pas du tout radi­caux. […] À l’époque où je me pen­sais le plus radi­cal, j’étais le plus conser­va­teur5. » Mal­gré le côté criard, osten­ta­toire et un brin contre-pro­duc­tif de Cap d’espoir, l’œuvre recèle tout de même quelques perles qu’on ne sau­rait négli­ger. D’une part, ses scènes de mou­tarde-ket­chup et d’énumération étour­dis­sante des com­merces en bord de route disent très bien l’oppression capi­ta­liste qui s’exerçait à l’époque, et qui s’exerce encore de nos jours, sur le corps social. D’autre part, sa scène finale, où le per­son­nage prin­ci­pal s’enterre lui-même pour finir asphyxié par un évêque, peut être inter­pré­tée comme un pied de nez adres­sé à la fois aux tra­di­tions et à la forme par­ti­cu­lière de mili­tan­tisme qu’adopte le pro­ta­go­niste. En ce sens, le film allie la cri­tique à l’autocritique.

La pers­pi­ca­ci­té artis­tique de Leduc devien­dra plus mani­feste dans des œuvres pos­té­rieures telles que Ten­dresse ordi­naire (1973) et Trois pommes à côté du som­meil (1989). Fort bien accueilli par la cri­tique, y com­pris par le New York Times, le pre­mier de ces opus se retrou­ve­ra en sélec­tion « pour le très pres­ti­gieux “New Direc­tors / New Films” du Museum of Modern Art de New York d’avril 1974 » (p. 39). Dau­de­lin jette notam­ment un éclai­rage sur le carac­tère mes­sia­nique du film en signa­lant qu’il repose sur une struc­ture d’attente : « Dans Ten­dresse ordi­naire, on “prend son temps” (en fai­sant un gâteau, en pelant une orange) ; on “tue le temps” (sur le train, au super­mar­ché) ; on “trouve le temps long”, pen­dant que le mari est au loin. Le temps est par­tout ; il pèse sur les gestes et les choses et donne tout son poids à l’hiver qui dure trop long­temps. » (p. 104) S’agissant de Trois pommes à côté du som­meil, le temps y est expli­ci­te­ment indi­vi­duel et impli­ci­te­ment col­lec­tif. En effet, « [c]e beau film qui, à tra­vers son héros, nous inter­pelle inti­me­ment, est aus­si une œuvre ins­crite dans le temps his­to­rique : les len­de­mains réfé­ren­daires, le pas­sé mili­tant de Made­leine et les funé­railles de René Lévesque sont là pour nous rap­pe­ler que la crise du pro­ta­go­niste […] appar­tient à une époque pré­cise […] » (p. 125). À mi-che­min entre la recherche et la fuite, orga­ni­sée selon un « appa­rent désordre » (p. 123), l’œuvre atteint comme peu d’autres au regard « cubiste » tant dési­ré par Leduc – un regard sin­gu­liè­re­ment plu­riel, où se dis­putent et se com­plètent sur un même plan le par­ti­cu­lier et l’universel.

On était en droit de s’attendre à beau­coup de la part de Robert Dau­de­lin, vu sa renom­mée et son titre d’ancien direc­teur géné­ral et conser­va­teur de la Ciné­ma­thèque qué­bé­coise. L’ouvrage dont il nous fait cadeau répond en tout point à ces attentes. Il confirme avec éclat que Jacques Leduc mérite d’être consi­dé­ré comme « un des cinéastes les plus ori­gi­naux, et en même temps les plus secrets [et sous-esti­més] de notre ciné­ma » (p. 76).


  1. Tris­tan Gar­cia, « Cri­tique et rémis­sion », post­face à Algèbre de la tra­gé­die de Meh­di Bel­haj Kacem (Paris : Léo Scheer, 2014), 257.

  2. Fran­çoise Lavo­cat, Fait et fic­tion. Pour une fron­tière (Paris : Seuil, 2016).

  3. Sur des thèmes connexes, voir Pierre-Alexandre Fra­det, Phi­lo­so­pher à tra­vers le ciné­ma qué­bé­cois. Xavier Dolan, Denis Côté, Sté­phane Lafleur et autres cinéastes (Paris : Her­mann, 2018).

  4. À ce pro­pos, voir par exemple Carole Talon-Hugon, L’art sous contrôle. Nou­vel agen­da socié­tal et cen­sures mili­tantes (Paris : Presses Uni­ver­si­taires de France, 2019).

  5. Ibram X. Ken­di, Com­ment deve­nir anti­ra­ciste, trad. de T. Chau­mont (Mont­réal : Les Édi­tions de l’Homme, 2020), 327. Nous sou­li­gnons.