Christine Turgeon
Résumé
L’article qui suit propose d’étudier les faits de paroles qui sont au cœur du film Un crabe dans la tête (André Turpin, 2001). Il s’attarde d’abord au rôle sémiotique du silence, montrant que celui-ci se déploie en deux dimensions, silere et tacere, la dernière s’inscrivant directement dans les dialogues. Il s’intéresse ensuite aux moyens employés par le cinéaste pour mettre en scène un personnage de sourde, surmontant les barrières du son et de la langue pour l’intégrer aux dialogues.
La communication est une problématique universelle que le cinéma permet de reproduire et d’interroger. Langage corporel, éléments verbaux et paraverbaux n’échappent ni au cinéphile averti ni au réalisateur minutieux. Depuis l’avènement du parlant, la communication peut être mise en scène jusqu’en ses moindres détails, et le dialogue est devenu un art, celui de reproduire la parole à travers le filtre du réalisme apparent. Les questions de la voix et du silence, du rythme, de la prononciation, de l’appartenance géographique et linguistique du locuteur, etc., ont depuis été soulevées et continuent d’être prises en compte par les analystes et les acteurs du milieu. Si, au temps du cinéma muet, les paroles n’étaient signifiées que par l’image (à l’exception de quelques cartons dialogiques), elles s’imposent depuis l’avènement du cinéma sonore comme un élément essentiel des interactions entre les personnages.
Dans une perspective métaphorique, le personnage sourd et muet semble faire écho au passé silencieux du septième art puisqu’à l’époque du cinéma muet, l’expressivité passait davantage par la communication visuelle. Depuis l’avènement du sonore, l’esthétique cinématographique, sans être essentiellement sonore et dialogique, a intégré de façon quasi constante et fondamentale le son et le dialogue. Dans cette perspective, on peut déduire que le personnage sourd et muet crée une résistance dans le matériau filmique et que son intégration dans les films suppose des difficultés. L’exemple proposé dans cet article, le film québécois Un crabe dans la tête, réalisé par André Turpin en 2001, nous permettra de réfléchir par l’analyse aux modalités d’intégration de ce genre de personnage dans un film de fiction et aux possibilités narratives que cela fait naître.
Le cinéma, comme la littérature, compte peu de personnages sourds. Ceci se reflète d’ailleurs dans la rareté des études cinématographiques ayant abordé ce genre de personnage. Toutefois, l’intégration d’un personnage sourd à un récit, qu’il soit cinématographique ou littéraire1, soulève de nombreuses questions sur le plan de l’énonciation. Au cinéma, comment faire parler le sourd s’il n’utilise pas sa voix? Les langues des signes sont inhérentes au mode de communication des personnes sourdes, qui ont une compréhension plus visuelle du monde. Le neurologue et vulgarisateur scientifique Oliver Sacks a présenté dans son ouvrage Des yeux pour entendre une analyse détaillée de l’univers des sourds, basée sur l’hypothèse que leur culture et leur vision du monde particulières sont le résultat d’un réinvestissement neurologique, les zones du cerveau généralement réservées à l’audition et au langage étant redessinées pour permettre une appréhension visuelle élargie du monde et de la pensée. C’est donc sans surprise que des formes visuelles (signes, gestes et expressions faciales) s’organisent sous une forme langagière, créant un mode de communiquer complet et complexe répondant aux besoins des personnes sourdes.
Or, malgré la création naturelle et spontanée de langes de signes dans chaque communauté de sourds, un fort courant de pensée, défendu entre autres par Alexander Graham Bell (Sacks, p. 51), a mené à l’oralisme, une technique de rééducation. Cette dernière a pour objectif d’apprendre aux sourds à prononcer des mots (qu’ils n’entendent pas) et à lire sur les lèvres. L’oralisation forcée des sourds et l’interdiction des langues de signes qui en a découlé ont fait des ravages au siècle dernier. Limités par leur handicap, plusieurs sourds ont ainsi perdu la possibilité de maîtriser une langue à part entière et d’accéder à la culture sourde immanente aux langues de signes. Toutefois, ceux qui connaissent un certain succès dans l’oralisme gagnent un outil supplémentaire pour se débrouiller dans le monde entendant.
L’univers du sourd étant visuel, comme l’est en grande partie le cinéma, on pourrait croire que l’intégration d’un personnage sourd à l’écran se fait naturellement. C’est sans compter la barrière de la langue. Si ce personnage pouvait s’exprimer dans sa langue et s’adresser à un public constitué de colocuteurs, la question ne se poserait pas. Or, la dimension plurilinguistique fait obstacle. D’abord,
[…] les langues de signes sont des langues à part entière : non seulement leur syntaxe, leur grammaire et leur sémantique se suffisent à elles-mêmes, mais elles diffèrent, par leurs caractéristiques, de celles de toutes les langues écrites ou parlées. Il n’est donc pas possible de traduire une langue orale en Signes en procédant mot par mot ou phrase par phrase — car ces langues ont des structures essentiellement différentes. On imagine souvent que les langues de signes sont de l’anglais ou du français, alors qu’elles ne sont rien de tout cela : elles ne sont que Signes (Sacks, p. 54–55).
Ensuite, non seulement le film présentant un personnage sourd sera vu par un public majoritairement entendant ne maîtrisant pas de langue de signes, mais ce personnage hypothétique sera confronté à la barrière de la langue à l’intérieur même de l’univers diégétique parlant dans lequel il évolue.
Contrairement à la littérature, qui se déploie dans les limites de l’écriture, le cinéma bénéficie de différents outils (dialogues, images et sons) pour faire cohabiter parlant et non-parlant à l’intérieur de la diégèse. Or, le personnage non parlant sera presque par défaut évacué des dialogues classiques, c’est-à-dire faisant intervenir la parole, contrairement bien sûr aux personnages parlants. Il ne trouvera sa place que dans une refonte du texte, c’est-à-dire que les techniques cinématographiques usuelles de présentation des dialogues devront être adaptées de façon à intégrer la « parole » du personnage sourd. Comment introduit-on un personnage sourd (et muet, s’il n’oralise pas) dans un univers parlant? Comment fait-on dialoguer ces deux mondes en apparence opposés?
Depuis les dernières années, des productions cinématographiques et télévisuelles ont mis à l’honneur des personnages sourds. En 2014, en France, est paru le film La famille Bélier (Éric Lartigau), qui traite avec légèreté et humour du thème de la famille nucléaire sourde ayant donné naissance à un enfant entendant (CODA, ou child of deaf adults : enfant entendant de parents sourds). Aux États-Unis, la série Switched at Birth (Lizzy Weiss, 2011–2017) intègre avec finesse et réalisme divers aspects inhérents à la culture sourde et à sa cohabitation avec la culture entendante. Les ayant précédé, le film québécois Un crabe dans la tête (André Turpin, 2001) aborde le thème de la surdité et de la communication dans un sens large. La présence d’un personnage (secondaire) de sourde participe au déploiement d’une métaphore sur le silence et l’entendance2 qui mène à un bouleversement de nos conceptions binaires (silence contre parole). Ce film offre ainsi un traitement original du thème de la communication en plus d’innover dans la présentation des dialogues auxquels prend part le personnage de la sourde.
Dans un premier temps, cet article fera référence à des textes d’André Gardies et de Philippe Hamon, qui se sont tous les deux intéressés à l’étude du personnage en tant que signe. Jumelés à des publications de David Le Breton et d’Izydora Dambska, qui explicitent les rôles du silence dans la vie de tous les jours et dans le langage, ainsi qu’à un ouvrage que la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni a consacré à l’étude de l’implicite et à son inscription en langue, ces textes nous permettront d’établir l’utilisation à la fois symbolique et dialogale du silence dans le récit. Dans un deuxième temps, nous procéderons à l’analyse des moyens cinématographiques mis en œuvre pour intégrer le personnage non parlant aux dialogues. Pour cela, nous nous référerons en plus à des notions que Gérard Genette, François Jost et Roger Odin ont mises de l’avant.
Particulièrement intéressant pour sa mise en scène de la communication, le film de Turpin raconte les conséquences d’un immaîtrisable besoin de plaire. Le protagoniste, Alex, est un personnage inauthentique : « On est comme on est en fonction de la personne avec qui on est, non? » lance-t-il en début de film. Caméléon, il se construit et se déconstruit à travers les échanges qu’il a avec les autres personnages. Alex a peur d’être lui-même et préfère entretenir les secrets plutôt que de risquer de déplaire à quiconque. Il choisit de taire ses vérités. Il est en ce sens un personnage muet. Forcé de revenir à Montréal après une fuite de six mois, il doit affronter les situations qu’il a laissées derrière lui. Il se cache de Simone, la femme qu’il a épousée parce qu’il ne sait pas dire non et qu’il a préféré fuir plutôt que quitter parce qu’il ne sait pas faire face. De la même façon, il accepte que son agent expose des photos sensibles qu’il a prises dans l’océan Indien, mais qu’il refuse d’assumer, préférant l’anonymat. Tentant de séduire Marie, une journaliste pour qui la vérité est sacrée, il module son discours sur ce qu’il croit correspondre aux idéaux de la jeune femme. Ce n’est qu’avec Sara, l’amoureuse sourde de son meilleur ami, Sam, qu’il osera commencer à se révéler. Bien que secondaire, le personnage de Sara est porteur de toute une dimension communicationnelle. Sourde, muette (dans le sens où elle n’utilise pas sa voix pour s’exprimer), celle qui doit employer divers moyens pour comprendre et se faire comprendre s’avère en fin de compte beaucoup plus entendante qu’Alex, sourd de sa propre personne, muet par peur de déplaire. Un crabe dans la tête propose ainsi une mise en scène toute particulière de la parole, faisant dialoguer le muet, au sens propre comme au sens figuré.
La dimension silencieuse
André Gardies, spécialiste du cinéma et auteur de fiction, présente le film comme un système de signes mis au service de la narration, et donc du récit auquel il donne forme : « […] “montrer” au cinéma, c’est d’abord donner à voir des images et des sons, c’est-à-dire des signes iconiques, […] susceptibles de s’organiser en un discours qui raconte. » (Gardies, p. 30) En ce sens, toute marque visuelle, sonore ou dialogale, au cinéma, est un signe puisqu’elle renvoie à un signifié permettant la progression du récit. Un crabe dans la tête, parlant de la difficulté d’être soi face au regard des autres, présente une mise en scène de la communication qui se réalise dans les mouvements du silence et de la parole. Film bavard, ses dialogues sont sans doute les signes les plus frappants de cette composition. Or, le silence est un thème central autour duquel est tissée l’œuvre, et nous verrons qu’il marque les dialogues de manière explicite tout autant qu’implicite.David Le Breton, anthropologue et sociologue français, a publié une analyse des divers rôles, utilisations et significations du silence, étudiant la place qu’il occupe dans nos sociétés. L’ouvrage, abordant des aspects variés (social, culturel, psychologique, communicationnel, etc.), mentionne que le latin différencie deux formes de silence :
[…] tacere est un verbe actif dont le sujet est une personne, il marque un arrêt ou une absence de parole en référence à un homme. Silere est un verbe intransitif, il ne s’applique pas seulement à l’homme mais aussi à la nature, aux objets, aux animaux, il désigne plutôt la tranquillité, une tonalité paisible de la présence que n’interrompt aucun bruit (p. 25–26).
Comme nous le verrons, le silence occupe une fonction narrative très importante dans le récit de Turpin. Partant du principe que « […] chaque œuvre-occurrence possède son code original propre, sa propre “grammaire” qui régit la combinabilité d’unités pourvues de dimensions et de valeurs spécifiques », comme l’affirme Philippe Hamon dans une étude sémiologique sur le personnage littéraire (Hamon, p. 88–89), on dira, en étendant cette notion au cinéma, que le silence s’inscrit dans le code et la grammaire du récit de Turpin à la fois comme un lieu de non-communication (silere, là où Alex peut être entièrement lui-même) et un moyen de communiquer (tacere). Le silence est ainsi tout autant porteur de sens que le verbal. La construction d’Un crabe dans la tête repose sur un dialogue entre ces deux aspects silencieux.
Le film s’ouvre et se clôt sur des scènes silencieuses. Au début, le protagoniste a un accident de plongée. Les images le montrent dans l’océan Indien, nageant près d’une épave avant de couler dans une fosse vertigineuse. Le silence l’entoure. Silere. Ni dialogue ni musique, que le bruit du déplacement de l’eau, du froissement des vêtements ou de la respiration du plongeur. Un profond silence du point de vue de qui est entendant. Cette scène se répète à petite échelle en cours de récit avant de s’expliquer dans le dernier tiers. Là, seul, à l’abri du regard et des mots d’autrui, Alex est librement lui-même. Silere, dans le film, représente le bien-être et l’authenticité. Silere, c’est aussi là où Alex fuit, au risque de s’oublier et de mourir noyé. « Le silence me fascine », avoue Alex à Sara, sourde, le jour où il fait sa connaissance. Ponctuant le récit, cet aveu répété agit comme un leitmotiv et permet d’associer Sara à ce silence si fascinant.
André Gardies s’est intéressé aux questions de narrativité filmique :
[…] la narrativité se définit par son caractère virtuel, elle est de l’ordre du code, du modèle, et doit être, tout comme la grammaire pour la langue, établie, construite, par l’analyste […]; elle n’a d’existence qu’actualisée dans un discours narratif (tout comme la grammaire se manifeste dans les phrases effectivement formées), lui-même tributaire d’un médium. C’est donc au médium de gérer, de travailler et d’user de cette narrativité pour produire et inventer ses propres formes discursives qui seront reçues comme du récit. En somme, le récit ce n’est pas du récit plus du film […], c’est du film qui narre, c’est-à-dire du film modélisé par la narrativité dans le même temps qu’il la met en forme (Gardies, p. 28–29).
Autrement dit, toute œuvre cinématographique utilise, agence, amalgame les éléments spécifiques au médium filmique, en même temps qu’elle recourt à divers constituants de l’univers diégétique du film, ce qui entraîne la création de son propre code narratif. Les deux formes de silence abordées par Le Breton sous-tendent la grammaire narrative du récit de Turpin. Silere porte le récit de la première à la dernière scène. Il s’inscrit dans le code du film par des passages sans musique ni dialogue qui suggèrent l’intériorité du personnage, mais qui se doublent d’un secret : qu’est-ce qui explique l’accident de plongée d’Alex lors de la première scène? Pourquoi ne remonte-t-il pas à la surface après s’être jeté dans le lac en milieu de récit? Tacere, l’acte de se taire (paroles retenues ou mensongères, secret bien gardé), est aussi un élément narratif d’importance. Nous n’apprendrons que plus tard que le personnage s’est laissé couler, volontairement, par deux fois. Tout comme ne nous seront dévoilées que plus loin la raison pour laquelle il fuit Montréal ou encore la nature des photos prises dans l’océan Indien.
Toutefois, c’est dans les dialogues que tacere est le plus porteur de sens. Il y intervient comme un élément du langage. Catherine Kerbrat-Orecchioni a étudié l’implicite dans ses moindres articulations linguistiques. Dans son ouvrage L’Implicite, elle démontre comment un énoncé, dans le choix des mots ou l’articulation d’une phrase, peut donner à comprendre beaucoup plus qu’il ne paraît. Or, il semble que le silence, bien qu’il ne s’inscrive pas directement dans le langage, soit aussi souvent porteur d’un sens, toujours implicite. Izydora Dambska, une philosophe qui s’est attardée à la sémiotique, abonde en ce sens :
Le silence peut également transmettre des informations et des appels non seulement en tant qu’un signe indiquant conventionnel, mais aussi en tant qu’un élément du langage. Il devient alors un moyen d’expression (Dambska, p. 312).
Un crabe dans la tête présente de nombreux dialogues dans lesquels alternent implicite dialogal et silencieux. Prenons un extrait de cette scène où Alex tente de séduire Marie, la journaliste. Ils viennent tout juste de terminer le visionnement d’un film dont elle doit faire la critique :
ALEX : Pis euh, Mesdames, Messieurs du jury? Verdict?
MARIE : Toi? T’en penses quoi?
ALEX : Ah, c’était pas mal. Pas mal. Pas une grande œuvre là mais, plutôt euh… sympathique?
MARIE : Le regarde fixement, sans commenter : Tacere.
ALEX : Non, euh… peut-être pas sympathique là mais quand même pas, pas nul là. Si y a une chose qu’on peut dire, c’est que c’était pas nul quand même. Hum…
MARIE : Fait la moue puis baisse les yeux : Tacere.
ALEX : Quoi? Que, qu’est-ce t’as écrit?
Le silence, dans ce très court extrait, tient lieu et place de réplique. Quand Alex formule son avis, la caméra le montre en champ-contrechamp avec Marie, qui pourtant demeure silencieuse. On donne à observer son mutisme, comme une réplique : tacere. Bien sûr, son silence n’est pas le seul signe porteur de sens. Comme le précise Izydora Dambska,
le silence est un élément de langage incomplet, occasionnel, ce n’est qu’ensemble avec d’autres signes et dans une situation précise d’un jeu de langage qu’il inscrit clairement un contenu défini qu’il communique (Dambska, p. 313).
Le contexte, tout comme les expressions faciales de Marie ou son air général texturent son silence : elle est en désaccord avec ce que dit Alex. Ses répliques muettes sont assez éloquentes pour que le protagoniste revienne sur ses paroles. De son côté, Le Breton affirme que
[…] le silence est l’intervalle requis par les modulations de l’échange, la respiration du sens, mais il ne signifie pas seulement dans sa forme, son contenu dessine dans le fil du discours des figures lourdes de sens : clôture, ouverture, interrogation, attente, complicité, admiration, étonnement, dissidence, mépris, soumission, tristesse, etc. Il est d’emblée, dans les limites des propos qui l’éclairent, une forme de discours hors de la parole (Le Breton, p. 77).
Le silence s’inscrit ainsi dans un contexte discursif. Par ailleurs, si se taire peut correspondre à une forme de silence, « passer sous silence une chose en parlant d’une autre pour dissimuler la première » (Dambska, p. 310) peut aussi valoir pour une forme de silence ; c’est un art que maîtrise (pas toujours très bien) le personnage d’Alex. Dans la scène décrite plus haut, le protagoniste commence à modifier son discours de façon à cacher sa véritable opinion. Le procédé se solde par un échec, car Marie voit clair dans son jeu. Cependant, plutôt que d’assumer ses idées, Alex continue sur sa lancée, cherchant les mots pouvant taire sa bévue.
ALEX : Lisant le texte de Marie : L’histoire d’un coup de foudre tourne en triangle amoureux. De beaux personnages vides, dans de belles images vides dans un beau scénario vide et convenu. Il garde un moment le silence. Film d’été qui ne plaît à personne en voulant plaire à tout le monde. Nul à chier.
MARIE : C’est fort, j’avoue que je suis allée fort, mais je trouve ça nul.
ALEX : Non, non, pas du tout! C’est cheap, Marie! Le ton est cucu, les personnages sont cucu, la fin est cucu… La fin est prévisible, on l’a vue venir à cent milles à l’heure. Hein. Bon.
MARIE : Je suis contente que tu penses comme moi…
ALEX : Je pense pas comme toi. Je pense que c’est encore plus cheap que ce que tu penses. C’est pas juste convenu là, c’est vraiment euh… anodin.
MARIE : Je suis contente qu’on s’entende bien…
ALEX : Sympathique… Pourquoi j’ai dit ça… Non, sympathique c’est parce que en fait, en fait euh… En fait, c’est juste parce que je pensais que t’avais aimé ça. Pis euh…
MARIE : Pis quoi?
ALEX : Pis… pizza?3
Qu’Alex se jette au fond d’un lac ou qu’il bonimente, c’est son silence qu’il offre à l’interlocuteur. Il tait ce qu’il est et ce qui permettrait à l’échange d’être vrai. Kerbrat-Orecchioni, lorsqu’elle définit la compétence rhétorico-pragmatique, parle d’un ensemble de savoirs rhétoriques et pragmatiques qui permettent à un sujet de « jouer honnêtement le jeu de l’échange verbal » (p. 194). Au cœur des règles qui sous-tendent cette compétence se trouve la loi de sincérité, qui correspond à la maxime de qualité de Grice et donc à un contenu ou à une intention de communication vrais. Or, cette loi que transgresse allègrement Alex est celle qui, paradoxalement, permet de tromper l’autre : « parler, c’est se prétendre sincère dans son énoncé » (Kerbrat-Orecchioni, p. 204). Alex ment pour cacher qui il est, ce qui le mène le plus souvent à des impasses communicationnelles : « […] si l’on se refuse obstinément à l’être [coopératif lors d’une interaction], l’échange communicationnel s’en trouve obstinément bloqué, au grand dam de l’interlocuteur, mais aussi du locuteur […] » (p. 196). Ainsi, bien qu’il parle beaucoup, Alex tait tout ce qui pourrait faire évoluer franchement ses relations. C’est en ce sens que ce personnage peut être considéré comme muet.
Le film de Turpin présente différentes situations de communication centrées autour du personnage d’Alex, dont elles permettent de dévoiler les failles. Chaque interlocuteur représente un défi de communication pour ce protagoniste caméléon. Marie, très franche, peut user d’implicite (comme dans le dialogue présenté plus haut) pour épargner son vis-à-vis. La colère de Simone, l’épouse abandonnée, s’exprime sur le mode explicite et ne peut être évitée que par la fuite. La surdimutité de Sara doit être surmontée par différentes astuces langagières et communicationnelles. Ces situations sont multiples et se font le lieu d’évolution du protagoniste. Comme l’écrit Kerbrat-Orecchioni,
[…] les comportements langagiers peuvent refléter certaines relations de pouvoir existant entre les interactants, mais aussi les confirmer, les contester, et même les constituer; ils sont déterminés par les rapports de place, en même temps qu’ils les construisent. Le discours est une activité tout à la fois conditionnée, et transformative : les rôles sociaux ne sont pas une fois pour toutes distribués par cette « institution » souveraine, mais ils sont sans cesse négociés, remaniés, redistribués au cours d’affrontements et d’interactions qui sont aussi de nature verbale (p. 250).
Qu’importe l’intention de communication du personnage (séduire, comprendre, nouer une amitié, etc.), les interactions d’Alex sont le plus souvent régies par sa peur de déplaire et le masque salvateur du silence, tacere. C’est donc à travers ses interactions que le protagoniste apprendra à franchir la frontière du non-dit. De son côté, le personnage de Sara s’inscrit dans la grammaire du récit comme un signe doublé d’un sens symbolique. En raison de sa surdité, non seulement elle incarne la notion de silence, mais elle représente le seul « lieu » du monde entendant où Alex peut retrouver la sécurité qu’offre cette absence de sons et de paroles. Puisque le silence de Sara s’inscrit hors du dialogue verbal, il ne représente pas de menace pour le protagoniste. Le silence de la sourde, c’est le silere que poursuit Alex dans les profondeurs sous-marines, c’est un silence de quiétude, de sécurité. C’est avec elle, pourtant, qu’il apprendra le mieux à communiquer sa vérité.
Faire dialoguer le muet
Au cinéma, de même qu’en littérature, le choix de l’instance énonciative délimite le point de vue et les éléments pouvant être présentés : en focalisation zéro (en l’absence d’un foyer perceptif déterminé, le narrateur adopte un point de vue large et en sait plus que tous les personnages), en focalisation interne (le narrateur en sait autant que le personnage avec lequel coïncide le foyer perceptif) ou encore en focalisation externe (le foyer perceptif étant extérieur aux personnages, le narrateur en sait moins qu’eux) (Genette, p. 48–52). La mise en scène d’un personnage sourd se fera différemment, par exemple, selon que le point de vue du narrateur soit interne à ce personnage, donnant accès à ses pensées, ou qu’il soit focalisé sur un autre personnage (donc extérieur au personnage sourd), laissant le défi à l’énonciateur d’intégrer le personnage sourd au récit malgré les barrières du son et de la langue. Le défi varie donc selon le degré de savoir de l’énonciateur. Comment dire? Comment raconter? Le médium employé, littéraire ou cinématographique, circonscrit lui aussi les frontières de la narration. Selon André Gardies,
[…] le cinéma offre une configuration quasi inverse de celle du récit écrit : tandis que pour ce dernier la parole est une réalité langagière et le voir une métaphore (le roman ne montre pas, il raconte ce qui est visible), le récit filmique montre réellement mais raconte métaphoriquement (l’image mouvante ne parle pas, néanmoins elle « dit » un certain nombre de choses) (Gardies, p. 102–103).
Selon ces propos, le voir et le dire, en littérature et au cinéma, ne peuvent être mis en œuvre que selon des logiques opposées, inhérentes à chaque médium. La problématique que soulève la mise en scène d’un personnage sourd ne doit donc pas être transposée d’un dispositif à l’autre, bien qu’elle trouve dans chacun des échos. Si en littérature le sens n’est transmis que par les mots qui noircissent la page (et parfois par les espaces laissés en blanc), le cinéma a plus que les images pour raconter. S’y ajoutent le bruitage, les dialogues, la musique, les mentions écrites, la voix hors champ… Cet éventail de moyens dont dispose le septième art est employé de façon judicieuse dans le film de Turpin et permet d’intégrer le personnage de la sourde dans une structure dynamique et signifiante.
Sara est un personnage secondaire. Elle n’est vue qu’en présence d’Alex, protagoniste premier, et parfois à travers son regard. Selon l’application cinématographique des concepts d’énonciation que fait François Jost, spécialiste de la narratologie au cinéma, dans le chapitre « L’œil-caméra » de son ouvrage éponyme, l’on pourra dire que Sara est présentée en ocularisation et en focalisation externes, c’est-à-dire que non seulement elle est toujours vue de l’extérieur (jamais on ne voit par ses yeux), mais que le spectateur connaît d’elle uniquement ce que ce regard extérieur lui permet d’apprendre (Jost, p. 11–35). Pas de voix hors champ qui vienne commenter ou expliquer les actions des personnages. Le spectateur suit le protagoniste et, comme lui, ne découvre Sara qu’à travers ses observations et leurs interactions.
Sara est la copine de Sam, le meilleur ami d’Alex. C’est aussi une amie et une collègue de Marie. Malgré sa surdité, elle est journaliste, et nous verrons que, si elle représente le silere cher à Alex, elle est bien loin du tacere dont il use allègrement. Pour communiquer, elle recourt à la langue des signes québécoise (LSQ), mais elle sait aussi lire sur les lèvres et prononcer quelques mots, en plus d’user des différentes technologies à la disposition des sourds à l’époque du tournage. Ainsi, pour intégrer ce personnage dont la langue (et le support de la langue) diffère, le film a recours à plusieurs stratégies de communication.
La première rencontre entre Alex et Sara a lieu sous le signe du malentendu. Croyant que son ami Sam dort dans la chambre, Alex entre pour le réveiller, mais la personne qu’il secoue n’est pas celle qu’il croit : Sara, qui n’a pu l’entendre arriver, regarde, pétrifiée, l’intrus à son chevet. Affolé par sa méprise, Alex recule brusquement et se confond en excuses avant de fuir les lieux. Renonçant à quitter l’appartement, il revient vers la porte close de la chambre à coucher et poursuit ses justifications. Le dialogue entre les deux personnages s’entame quand un papier lui parvient sous la porte : « Qui êtes-vous? » Alex, surpris, commence à répéter son explication quand un crayon lui est livré par le même chemin. Il retourne le papier à son expéditrice après y avoir écrit son nom, puis la porte s’ouvre sur Sara qui, à son tour, s’excuse pour le malentendu : « Je suis sourde », prononce-t-elle laborieusement4. Alex ne comprend pas et lui demande de répéter par deux fois, ce qu’elle fait en pointant son oreille.
Ce premier échange annonce un nouveau défi pour le protagoniste : apprendre à communiquer différemment, ce que montre la scène suivante. Dans la cuisine, décontenancé, Alex prépare du café et tente d’engager une conversation :
ALEX : Lui tournant le dos : Veux-tu un café?
SARA : Silere.
ALEX : S’apercevant de son erreur, il se retourne : Lis-tu sur les lèvres?
SARA : Fait signe de la tête : oui.
ALEX : Prononçant exagérément : Veux-tu un café?
SARA : Fait signe de la tête et de la main : non.
Le silence de Sara (silere) est désarçonnant, mais il ne menace pas le personnage comme celui de Marie, dont le choix de se taire (tacere), dans l’exemple cité plus haut, laisse deviner sa pensée. Bien que momentanément mal à l’aise, le protagoniste ne se heurte ici qu’à la barrière du son.
Alex lui ayant demandé où est Sam, Sara se lève et sort du cadre de cette scène en two-shot; elle part chercher un dépliant du mont Mégantic pour expliquer l’absence de son copain. La caméra reste avec Alex, le suit, nous montrant son air à la fois fasciné et dérouté, alors que Sara va et vient après lui avoir remis le prospectus, à l’aise, préoccupée par le seul appel du travail. Alex crie son nom : « SARA! » et s’émerveille qu’elle n’entende rien; c’est officiel, pour Alex comme pour le spectateur : elle est complètement sourde.
Lui ayant signifié, langue de signes à l’appui, qu’elle doit se mettre au travail, elle s’installe à son bureau où la suit Alex qui profite de l’ordinateur en fonction pour lui transmettre une pensée : « Le silence me fascine. » Cette scène offre une application du champ-contrechamp un peu particulière. Le discours à l’écran apparaît en champ après que la caméra ait montré Alex puis ses mains comme étant à l’origine du texte. On montre ensuite le visage de Sara puis ses mains avant de présenter sa réponse à l’écran en contrechamp. Le texte tient lieu et place de locuteur dans l’image : il est sa voix.
Dans cette première rencontre, d’une durée filmique de tout juste quatre minutes, non seulement les moyens de communication varient (papier ou dépliant, oralisme, signe, écriture à l’écran), mais la méthode utilisée pour porter à l’écran ces interactions est aussi diversifiée, assurant le dynamisme des scènes.
Jan Baetens a consacré un article à la façon dont sont filmés les dialogues de quatre films, partant de la prémisse que cette façon de filmer suggère « une sorte de modèle réduit du film qui l’incorpore » (p. 165). Pour lui, « [a]nalyser comment un dialogue est filmé revient donc à se faire sensible à la manière dont syntagme et paradigme s’articulent, et quelle “idée” de la scène, voire du film, en émerge. » (p. 171) Puisque Un crabe dans la tête offre une mise en scène de la communication, il est attendu que les scènes dialoguées en montrent les réussites, les écueils et les défis. En ce sens, il n’est pas surprenant que soit revisité le traditionnel champ-contrechamp, la caméra montrant tantôt le silence d’un interlocuteur, tantôt du texte ou un interprète téléphonique qui, bien qu’absent de la scène et intermédiaire, marque par sa présence virtuelle la communication entre sourde et entendant.
Or, ce qu’Alex a le plus envie de partager avec Sara, c’est son expérience du silence. Peu après s’être laissé couler au fond du lac, environ à mi-récit, Alex décide de confier à Sara le secret derrière son accident de plongée dans l’océan Indien. Pour cela, il a besoin de lui démontrer sa fascination pour le silence. Toutefois, les barrières du son et de la langue nuisent à la transmission d’un discours aussi précis. Alex ne connaît que quelques signes, et Sara a du mal à suivre sur ses lèvres en raison du vocabulaire plus relevé5. Ils décident alors d’utiliser le téléphone pour malentendants.
Dans cette scène, l’interprète téléphonique donne une voix à Sara, qui suit, sur l’écran de son téléphone, le récit d’Alex à mesure qu’il lui est transmis par écrit. Toute la scène est tournée de façon à nous faire comprendre le procédé. On voit d’abord un écran d’ordinateur sur lequel apparaît du texte : « Allo ici Sara GA ».
Interprète : D’abord en voix over sur le texte à l’écran, puis dans l’image : Alors on dit « allo ici Sara. À vous. »
ALEX : À vous? À qui?
Interprète : Quand je dis à vous, c’est à vous de parler.
ALEX : Ah OK. Euh. Ben allo Sara, c’est Alex. À vous.
L’échange entre Alex et l’interprète est montré en champ-contrechamp classique. Le glissement du texte de Sara, au début, à la voix et à l’image de l’interprète a permis la liaison entre les deux femmes. Le choix d’une interprète féminine pour donner voix à Sara permet d’ailleurs de faire cette transposition plus aisément6. Après cette brève entrée en matière, l’interprète est montrée en train de taper à l’ordinateur, puis on voit le texte apparaître sur l’écran de Sara. Son format ainsi que le bruit (ding ding) qui l’accompagne le distinguent du texte qui s’affiche à l’écran de l’interprète. La caméra montre ensuite Sara en train de lire la réponse d’Alex. Puis, une prise en two-shot permet de voir qu’Alex et Sara se trouvent dans la même pièce, que l’interprète n’est qu’un accessoire à la communication. Ainsi, en raison de la présence d’une personne intermédiaire, le champ-contrechamp est-il, en quelque sorte, construit sur trois niveaux.
Un procédé similaire est employé vers la fin du film alors qu’Alex rencontre Sara pour la supplier de garder le silence sur leur aventure. Cette fois, cependant, l’interprète est physiquement présente dans la pièce et on a recours à un champ-contrechamp plus traditionnel. Sara est toujours présentée seule dans l’image, s’exprimant en LSQ pendant que la voix over de l’interprète traduit pour Alex et pour le spectateur. En contrechamp, Alex et l’interprète apparaissent ensemble dans l’image, le premier s’adressant à Sara à l’oral alors que la deuxième traduit en signes à ses côtés. Encore une fois, le choix d’une interprète féminine permet d’attribuer plus aisément la voix d’une autre à Sara, tellement qu’on peut oublier, lorsque cette dernière s’exprime, que la voix qui lui est prêtée n’est pas la sienne.
Différentes scènes avec interprètes, différentes façons de filmer le champ-contrechamp. La surdimutité de Sara n’handicape en rien le film. Au contraire, elle le nourrit en forçant l’exploration de la mise en scène de la communication sous différents angles. Dans ce film, tout est un fait de parole, y compris les silences, et ce sont les dialogues, ce qu’ils portent ainsi que la manière dont ils sont présentés qui contribuent à la mise en phase, « processus qui me conduit à vibrer au rythme de ce que le film me donne à voir et à entendre » (Odin, p. 38). Par exemple, dans la scène de la première rencontre entre Alex et Sara, le spectateur en voit, en entend et en sait autant que le protagoniste alors qu’a lieu l’échange de papier sous la porte de la chambre à coucher, et ce jeu de la communication fait partie de l’intrigue. Le dévoilement de la surdité de Sara est laissé en suspens pour ceux qui, comme Alex, n’ont pas deviné, à la vue des quelques indices semés dans les scènes précédentes, que l’appartement abrite une sourde (une lumière clignote lorsqu’il appelle Sam, on remarque aussi un appareil à clavier à côté du téléphone).
Les échanges entre Alex et Sara ne sont pas les seuls à agir comme moteurs de l’intrigue. Ceux qui ont lieu entre Alex et Marie mènent aussi à des révélations clés, en grande partie parce que, pour plaire à celle-ci, le protagoniste se doit d’imiter sa grande franchise. C’est dans un échange avec Marie qu’Alex explique sa relation avec Simone, après que l’identité de cette dernière ait été dévoilée lors d’une rencontre fortuite. Le secret des photos prises dans l’océan Indien est quant à lui révélé dans le contexte d’une entrevue menée par la journaliste-critique. Toutefois, ces dialogues sont présentés de manière plus classique, et c’est dans le secret (tacere) ou dans les mots que s’inscrivent intrigues ou révélations. Les échanges entre Alex et Sara trouvent plutôt leur poussée narrative dans la manière dont ils sont construits ou présentés.
En fin de récit, paniqué à l’idée qu’elle trahisse son secret, Alex tente de joindre Sara au bureau, mais elle s’est absentée. Il l’appelle aussitôt et un interprète téléphonique entre en scène. C’est un homme, on le voit dans un plan plus large que celui utilisé antérieurement pour montrer sa collègue, ce qui permet de constater qu’il est dans une grande salle entouré d’autres interprètes, tous à leurs postes. Autrement dit, c’est le hasard qui décide de l’interprète :
INTERPRÈTE : Alors on dit « ici Sara ». À vous.
ALEX : En train de marcher d’un pas pressé dans la rue : Allo, Sara. Sam est parti? À vous.
INTERPRÈTE : Oui. À vous.
ALEX : Tu lui as dit? À vous.
INTERPRÈTE : Quoi? À vous.
ALEX : Merde, Sara, notre aventure, câlisse! Un moment d’attente puis, montant l’escalier le menant chez Sam et Sara : Allo?
INTERPRÈTE : Oui, un instant, Monsieur, j’attends une réponse. Alex entre dans l’appartement. Alors on dit « non ». À vous.
Là, Alex arrive face à Sam, qu’il trouve assis devant le téléphone de Sara. Il comprend qu’il s’est fait tromper : depuis le début, il ne s’adresse pas à son amante mais à son meilleur ami. La tension dramatique monte d’un cran.
Ce moyen de communication, mis en place plus tôt dans le film comme une manière sécuritaire, voire salutaire, d’échanger avec Sara, se retourne contre Alex pour le piéger7. Dans ce film où toute l’intrigue repose sur ce qui sera révélé ou non, tout opère dans le jeu de la communication et des moyens sur lesquels il repose, la surdité de Sara ne venant que le rehausser d’une nouvelle dimension, piquant la curiosité du spectateur et apportant de nouvelles variantes là où se jouent les échanges. Quels sont les secrets d’Alex? Réussira-t-il à les garder pour lui? Pourra-t-il séduire Marie avec ses belles paroles? Comment parviendra-t-il à communiquer avec Sara? Toutes ces questions, toutes ces micro-intrigues contribuent à la mise en phase du spectateur et trouvent leur pleine expression dans les dialogues et leur construction (parole directe, texte, interprète, etc.).
Le silence donné à entendre
François Jost a ajouté aux concepts d’ocularisation (voir) et de focalisation (savoir) dans la narration filmique, celui d’auricularisation (entendre), car « [i]l est bien évident que l’occurrence d’un bruit ou d’un dialogue, comme le mixage lui-même, peut s’ancrer de façon plus ou moins subjective dans la fiction. » (p. 19) Ainsi la surdité de Sara est-elle plus particulièrement donnée à entendre lorsqu’Alex rencontre la jeune femme pour la deuxième fois. Se rendant au journal dans le but de faire des excuses à Marie, il découvre que Sara y travaille. Elle est en réunion, dans un bureau vitré situé à l’étage. Elle s’exprime en LSQ et son interprète sert d’intermédiaire. Fasciné, et ne comprenant rien à ce qui se dit derrière cette porte close, Alex observe Sara. La caméra suit son regard, et les bruits du journal s’estompent peu à peu, ne laissant que le silence. Ce silence dépasse la réalité puisque l’interprète et l’invitée s’expriment à l’oral, et que ce silence perdure même après que toutes soient sorties du bureau, retrouvant la cacophonie du journal. Bien que subjectivisé par la fascination d’Alex, qui suit Sara des yeux, bouche bée, ce silence donne de la chair au personnage : tout à coup, sa surdité devient palpable puisqu’elle traverse nos oreilles.
Plus tard, après lui avoir fait le récit de son accident de plongée, Alex désire faire entendre à Sara son silence à lui, celui qu’on retrouve au fond de l’eau et qui le fascine. Il l’amène dans une piscine, en habit de plongée. Là, tout est orchestré pour se jouer sans recourir au langage. Seul le mot « silence » sur un écriteau qu’Alex montre à Sara, au fond de l’eau, nous permet de comprendre l’objectif de cette mise en scène. Les lumières se ferment : c’est le silence et le calme sous-marins. Sous l’eau, les plongeurs ne peuvent recourir à la langue orale pour communiquer. En plongeant avec Sara, il devient en quelque sorte son égal; ils partagent un « même » silence. Silere.
Par ailleurs, peut-être en raison de la place significative du silence dans le récit, de nombreuses scènes dialoguées se passent de trame musicale. Ainsi, lorsque Marie se tait, dans le premier exemple présenté, son silence est-il donné à voir en contrechamp, mais aussi à entendre.
La métaphore éclatée
Enfin, Alex apprend à ses dépens que Sara peut briser ce silence métaphorique qui l’entoure. Dans toutes les scènes où elle apparaît, elle s’exprime peu. C’est Alex qu’on regarde se démener pour communiquer, c’est lui qui en vient à se raconter. Toutefois, lors de leur dernier échange, alors qu’il tente de la convaincre de taire leur aventure, Sara sort de son silence apparent. Il n’est pas question pour elle de taire (tacere) sa colère. Elle exprime sa pensée sans demi-mesure :
SARA : Alors si je comprends, hier soir, nous deux, c’était une connerie?
ALEX : Sara, Sara… Tu comprends pas là…
SARA : Tu penses que je comprends pas ce qui se passe, mais je pense que c’est toi qui comprends pas. Samuel, c’est ce que t’appelles un bon ami, toi?
ALEX : Sara, c’est la seule chose que je te demande, OK? Tu dis rien à Samuel. On finit ça là, pis on n’en reparle plus jamais.
SARA : Toi là, sais-tu que t’as un gros problème? Hein? T’es faible pis t’es lâche. T’es pas capable d’affronter la vérité en pleine face. Hein? Toi, tu veux que tout le monde t’aime, c’est ça? T’as l’air gentil, mais dans le fond, t’es dangereux!
Avec elle, pas de faux-semblants. Si Alex se sentait à l’abri dans son silence, se permettant de se montrer tel qu’il est, il découvre que de ce silence peuvent lui parvenir les paroles les plus douloureusement vraies. En plus, non seulement la surdimutité de Sara nécessite que ses interactions aient lieu sur un mode autre, mais la langue qu’elle emploie, notamment dans ce passage, diffère du français par sa nature fondamentalement explicite. Véronique Poulain, entendante élevée par des parents sourds (CODA), précise à ce sujet :
Dans la langue de mes parents [la langue des signes française], il n’y a pas de métaphores, pas d’articles, pas de conjugaisons8, peu d’adverbes, pas de proverbes, maximes, dictons. Pas de jeux de mots. Pas d’implicite. Pas de sous-entendus (Poulain, p. 113).
Sara est un personnage franc, authentique et direct, ce que la langue qu’elle emploie permet de transposer sans détour. Son silence n’est qu’une illusion due à la conception métaphorique qu’en ont les entendants. On croit à tort que silence est synonyme d’absence de communication alors que, comme l’a démontré notre analyse, un silence peut dire comme des paroles peuvent taire (tacere). Par ailleurs, si le sourd communique rarement à l’oral, sa « voix » trouve différents moyens de se faire « entendre ». Puis, si on pense le sourd imperméable au son, c’est qu’on oublie qu’une existence vécue dans un univers entendant permet d’acquérir toutes sortes de connaissances pratiques sur le sujet (par exemple, produire des sons pour attirer l’attention des entendants). Quoi qu’il en soit, c’est sur cette métaphore du silence causée par une méconnaissance de la surdité, mais aussi par nos conceptions binaires (sourd = silere, silence = non-communication, paroles = communication), que repose le film.
Christopher Krentz, sourd depuis l’âge de neuf ans et spécialiste en disability studies, étudie, dans son ouvrage Writing Deafness, la place occupée par la surdité dans la littérature américaine du dix-neuvième siècle. Adoptant une approche rhétorique, il questionne les ouvrages abordant le thème (autant ceux écrits par des auteurs sourds que ceux rédigés par des auteurs entendants) à partir du concept de hearing line. Cette « ligne d’entendance » représente la frontière (langagière, culturelle, communicationnelle) qui sépare les sourds des entendants et qui mène au clivage entre leurs deux univers. Le handicap incident, décrit par l’auteur français Bertrand Leclair dans son roman Malentendus, en est un excellent exemple. Cela se produit quand la personne entendante, en situation de communication avec un sourd, est déroutée et mal à l’aise (parfois au point de fuir l’interaction). Le sourd, habitué à son handicap, va user de tous les moyens pour communiquer alors que l’entendant, privé de ses repères habituels, se trouve de son côté en situation de handicap.
En mettant en scène la communication entre personnages peu, pas ou très authentiques, Un crabe dans la tête explore les limites de l’entendance dans un sens large. Le personnage de sourde n’est qu’un accessoire dans toute cette composition. Sara donne chair à la métaphore du silence autour de laquelle est tissée l’œuvre. Elle incarne le silence serein dont Alex est en quête et qu’on attribue souvent à tort aux sourds. Toutefois, si Sara est privée du sens de l’ouïe, elle n’est pas coupée du monde, et son mutisme n’est qu’apparent. Derrière les belles paroles d’Alex et la surdité de Sara, le film aborde les entraves de la communication et ce qui peut handicaper la communion avec autrui, sourd ou entendant.
Un crabe dans la tête raconte la peur, mais surtout le besoin existentiel de s’assumer en se révélant. Comme l’écrit Sophie Beauparlant, qui a consacré une thèse de doctorat à l’étude du dialogue au cinéma,
l’interaction verbale, lieu de production sociale des individus en tant que sujets parlants, a donc ce pouvoir d’augmenter le sentiment d’exister mais aussi de le diminuer. En d’autres mots, parler c’est prendre le risque de mettre en jeu son sentiment d’être (Beauparlant, p. 33) [.]
C’est ce risque, que prend ou ne prend pas Alex, qui est le véritable objet des échanges qu’il a avec son entourage. Par ailleurs,
nous croyons que prendre la parole au cinéma peut signifier autre chose que faire avancer l’action ou transmettre de l’information; parler, c’est prendre sa place dans le monde, se positionner par rapport aux autres, vouloir séduire, convaincre, faire valoir ses idées. Parler c’est aussi mentir, parler trop, parler trop peu, parler maladroitement. En échangeant, les interlocuteurs négocient implicitement des enjeux de natures identitaires, conventionnel[le]s et épistémiques […] (Beauparlant, p. 11)
« Prendre la parole » pour sortir du silence, voilà le thème central du film de Turpin, qui propose, pour ce faire, toute une mise en scène de la communication, présentant diverses façons de dire ou d’interagir, directement ou indirectement. Qui, d’Alex ou de Sara, est le plus handicapé par son mutisme? La réponse se trouve dans le dénouement du film : lequel a les interactions les moins vraies? Alex, n’ayant aucun obstacle physique ou langagier à surmonter pour communiquer, est, paradoxalement, celui qui a le plus de mal à se dire. Son silence est celui de qui se tait, tacere. Sara, enveloppée d’un silence qui n’a rien à voir avec la volonté, silere, n’a pas le loisir des détours discursifs. Parce qu’elle sait se montrer telle qu’elle est, des deux, elle est la personne la plus émancipée. Ainsi éclate la métaphore et sont redéfinies nos conceptions sur le silence et l’entendance.
Christopher Krentz a démontré comment, au dix-neuvième siècle, la littérature américaine a utilisé le personnage sourd comme instrument narratif. Ce personnage a par exemple été employé dans l’œuvre de Mark Twain pour ajouter une touche humoristique au récit, la surdité servant de prétexte à de nombreux quiproquos. Chez Carson McCullors, le sourd, ne pouvant se dire, devient le miroir des pensées des autres, chacun lui attribuant ses propres réflexions ou croyances. D’autres auteurs ont fait de son mutisme un élément maléfique et mystérieux. Dans tous les cas, le sourd est instrumentalisé à des fins narratives. Or, si Un crabe dans la tête use du personnage de Sara à un niveau symbolique, permettant de métaphoriser la quête d’Alex, il dépasse l’instrumentalisation du sourd. La surdité de Sara est représentée avec un grand souci de vraisemblance, qui se reflète dans la façon dont sont filmés les dialogues auxquels elle participe. Le vingt-et-unième siècle représentant une forme de « renaissance » pour les sourds avec la fin du bannissement des langues de signes, mais aussi une période de grand changement en raison du perfectionnement de la science et de la montée de l’implantation cochléaire, il sera sans doute intéressant d’observer l’évolution de la figure du sourd et de nos rapports à l’entendance à l’intérieur des productions à venir.
Bibliographie
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DAMBSKA, Izydora, « Sur les fonctions sémiotiques du silence », Revue de métaphysique et de morale, no 75, 1970, p. 309–315.
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KRENTZ, Christopher, Writing Deafness: The Hearing Line in Nineteeth Century American Literature, The University of North Carolina Press, 2007, 280 p.
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LODGE, David, La Vie en sourdine, Paris, Rivages poche, 2014, 460 p.
MILLET, Agnès, « Dynamiques iconiques en langue des signes française : aspects syntaxiques et discursifs », dans Daniel Daigle et Anne-Marie Parisot [dir.], Surdité et société. Perspectives psychosociale, didactique et linguistique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 129–142.
ODIN, Roger, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, 183 p.
POULAIN, Véronique, Les Mots qu’on ne me dit pas, Paris, Stock, 2014, 139 p.
SACKS, Oliver, Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds, Paris, Seuil, 1990, 233 p.
Notice biographique
Détentrice d’un baccalauréat en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et d’un baccalauréat en enseignement secondaire de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), Christine Turgeon enseigne le français depuis 2008. Elle achèvera en 2018 une maîtrise en lettres à l’UQAC sous la direction de Luc Vaillancourt. Dans le cadre de son mémoire de recherche-création, elle s’intéresse à la manière dont sont construits les rares personnages sourds dans le genre romanesque. Adepte de critique littéraire, elle est l’auteure du Petit blogue sans prétention d’une lectrice compulsive, et elle collabore au webzine Les Méconnus. Son texte Les Arbres a été retenu pour la liste préliminaire du Prix du récit 2015 de Radio-Canada.
- En littérature, le défi énonciatif consiste à raconter l’histoire d’un sourd par le seul intermédiaire des mots alors que le sourd ne peut en faire usage à l’oral ni peut-être même à l’écrit (La surdité empêchant d’entendre la langue et donc de bien la transcrire, il est plus difficile pour une personne née sourde de développer un bon niveau de littératie. L’acquisition d’une langue de signes est essentielle à cet apprentissage, et c’est pourquoi les sourds issus d’un système d’éducation entièrement oraliste, ou qui n’ont pas bénéficié d’un accompagnement soutenu, ont souvent de grandes lacunes en lecture et en écriture.).↩
- Comme le fait remarquer Christopher Krentz (2007), le fait d’être entendant est tellement marqué du sceau de la normalité qu’il n’existe aucun mot en anglais (et ici en français) pour le désigner. J’emploierai donc le néologisme « entendance » afin d’opposer ce concept à celui de surdité.↩
- Sophie Beauparlant, qui a étudié les interactions verbales au cinéma, s’est attardée aux dialogues du film Un crabe dans la tête pour mettre en lumière les questions identitaires qui en sont l’enjeu. Elle a analysé quelques extraits du film, dont cette même scène, pour démontrer comment y opèrent les rapports de places (Flahault) et la notion de face (Goffman) (Beauparlant, 2013).↩
- Nous nous interrogeons toutefois sur la vraisemblance d’une telle scène. Comment Sara sait-elle qu’Alex se trouve derrière la porte si elle ne l’entend pas? De même, lorsqu’elle lui passe le crayon au moment exact où, parce qu’il commence à lui répondre à voix haute, elle doit lui demander d’employer l’écriture. Heureux hasard?↩
- La lecture labiale ne peut être précise en raison de nombreux homophènes (l’équivalent, sur les lèvres, des homophones à l’oral). Par exemple, les mots « jambon », « chapeau » et « chameau » commandent les mêmes mouvements des lèvres, ce qui peut être la cause de nombreux quiproquos. Véronique Poulain, à qui nous empruntons l’exemple, en traite brièvement dans son récit Les Mots qu’on ne me dit pas (2014), tout comme David Lodge dans son roman La Vie en sourdine (2014).↩
- Jean Châteauvert a d’ailleurs étudié l’influence que peut avoir une voix de personnage en regard de sa crédibilité. Il mentionne qu’une voix mal accordée au physique d’un personnage ou au rôle qu’il joue dans l’histoire peut créer une distorsion qui nuit à la mise en phase du spectateur, alors qu’une voix bien choisie « induit une crédibilité et une légitimité incontestables » (Châteauvert, 1992).↩
- Que l’interprète soit cette fois un homme ne peut en rien servir d’indice, mais ce n’est peut-être pas un hasard si on a choisi une voix masculine pour faire parler Sam.↩
- Nous proposons toutefois la prudence devant cette assertion de Véronique Poulain, basée sur son expérience personnelle plus que sur des études. Comme le mentionne Oliver Sacks, cité plus haut, les langues de signes ont une grammaire et une syntaxe qui leur sont propres : elles sont loin du simple mime. Par ailleurs, Agnès Millet, qui a plus particulièrement étudié la langue des signes française, démontre que des « espaces, répartis autour du corps du signeur, permettent d’organiser les relations syntaxiques en distribuant les rôles actanciels grâce au mouvement du verbe » (Millet, 2006, p. 129).↩