Julie Ravary-Pilon et Lori Saint-Martin
L’histoire de la culture s’est écrite dans une large mesure sans les femmes. Le cinéma ne fait pas exception à ce constat. Comme le souligne Micheline Dumont, « la prise en compte des femmes transforme radicalement notre rapport à l’histoire» (p. 218) ; ce faisant, elle infléchit aussi l’avenir. Le présent numéro de Nouvelles vues s’est élaboré dans un moment fort de la mobilisation féministe. En effet, les dénonciations #Me too/#Moi aussi continuent de faire les manchettes, tout comme de nombreuses revendications concernant la parité dans les mondes politique et culturel. Récemment, l’Institut National de l’Image et du Son (INIS) a mis en ligne la formation numérique Il était une fois de trop : pour un milieu culturel sans harcèlement. On a également pu voir les résultats des premiers concours favorisant une meilleure répartition femme-homme dans l’attribution des budgets à l’Office national du film (2016), à Téléfilm Canada (2016) et à la Société de développement des entreprises culturelles (2017). Alors que certains organismes crient un peu vite victoire, les Réalisatrices équitables veillent au grain; en juillet 2019, elles ont dénoncé le fait que seulement 28% du budget 2017–2018 de Téléfilm Canada étaient alloués à des projets réalisés par des femmes. En effet, si la parité est presque atteinte pour ce qui est du nombre de projets financés, les budgets alloués aux réalisateurs demeurent très largement supérieurs à ceux attribués aux réalisatrices. Ces questions brûlantes de justice et d’équité sociale sont au cœur de l’actualité politique et culturelle au Québec, et ont inspiré en partie ce dossier.
En même temps qu’il fait écho aux revendications actuelles qui transforment le milieu cinématographique, ce numéro rend hommage à l’ouvrage pionnier Femmes et cinéma québécois, dirigé par Louise Carrière et paru aux Éditions du Boréal en 1983. Trente-cinq ans plus tard, le cinéma québécois s’est profondément renouvelé, grâce notamment à l’émergence de nouvelles perspectives féministes, autochtones, LGBTQIA2S+ et issues de la diversité culturelle.
Femmes et cinéma québécois combinait deux approches féministes du cinéma : une étude de la place des femmes dans la création cinématographique et une analyse de la représentation des figures féminines à l’écran. Il s’agissait de présenter, selon Louise Carrière, « côté pile et côté face de la même réalité : femmes imaginées, fantasmées et souvent parodiées par les cinéastes québécois, et femmes de cinéma exprimant leur réalité et celle des autres femmes » (p. 15–16). Ces deux grandes tendances apparaissent ici, mais celle qui met en lumière le travail des cinéastes femmes domine largement : un seul texte, celui de Louis-Paul Willis, porte sur la représentation des femmes par des cinéastes hommes.
Il convenait tout d’abord de donner la parole à Louise Carrière, qui réfléchit ici sur les évolutions survenues depuis la parution de Femmes et cinéma québécois, mais aussi sur la résistance au changement dans le milieu. Le reste du numéro porte sur le travail des cinéastes femmes : il est question de la sexualité et du désir au féminin dans des œuvres d’animation (Marie-Josée Saint-Pierre), de l’histoire du collectif Vidéo-femmes (Julia Minne) et de la représentation du temps dans les œuvres de Sophie Goyette (Alice Michaud-Lapointe). Deux entretiens, l’un avec la cinéaste Tracey Deer (Mélissa Gélinas et Isabelle St-Amand), l’autre avec Sophie Goyette (Sarah Gauthier et Maude Verrier), ouvrent et ferment le dossier. Ainsi, l’accent est surtout mis sur des pratiques et des visions historiquement marginalisées ou en émergence.
La chercheuse métisse Karine Bertrand décrit le cinéma comme bâton de parole de la jeunesse autochtone et comme instrument médiateur permettant de dire la douleur des traumatismes vécus, de favoriser le rapprochement des membres des communautés, de réduire le fossé intergénérationnel et de concilier modernité et tradition (p. 83). À leur manière, les articles de ce numéro témoignent aussi du pouvoir qu’a le cinéma de dénoncer différentes formes d’oppression et de proposer des représentations nouvelles. Judith Butler a déjà rappelé l’importance des médias dans la construction des identités personnelles et collectives :
Si le peuple est constitué à travers un jeu complexe de performances, d’images, de sons et de toutes les technologies engagées dans ces productions, alors les « médias » ne font pas que rapporter qui le peuple prétend être : ils entrent dans la définition même du peuple. Ils n’aident pas seulement à cette définition, ils ne la rendent pas seulement possible, ils sont la substance même de l’auto-constitution, le lieu de la lutte hégémonique autour de qui « nous » sommes. (p. 30)
Non sans heurts, le « nous » québécois, social et culturel, est en voie de renégociation et de transformation; ce numéro de Nouvelles vues témoigne à sa manière de ce grand tournant de l’histoire.
Bibliographie
BERTRAND, Karine, « Sexualité autochtone, traditions, et liens intergénérationnels : Le cinéma comme bâton de parole de la jeunesse autochtone québécoise », Québec Studies, no 60, 2015, p. 83–103.
BUTLER, Judith, Rassemblement : Pluralité, performativité, politique, trad. de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, Éditions Fayard, 2016.
CARRIÈRE, Louise. Femmes et cinéma québécois, Montréal, Édition Boréal Express, 1983.
DUMONT, Micheline, Pas d’histoire, les femmes : réflexions d’une historienne indignée, Montréal, Édition du Remue-ménage, 2013.