Isabelle St-Amand
Nous avons voulu profiter de ce dossier sur les rencontres interculturelles dans le cinéma québécois pour revenir sur une longue expérience de recherche collaborative dans le domaine émergent du cinéma autochtone : le colloque international Regards autochtones sur les Amériques/Revisioning the Americas through Indigenous Cinema/Visiones Indígenas sobre las Américas, tenu depuis 2009 à Montréal et à Kahnawake dans le cadre du Festival international Présence autochtone. Dans cet entretien, nous discutons du rôle du festival dans l’inscription des arts autochtones dans des lieux de légitimation clés de la métropole culturelle qu’est Montréal. Nous échangeons également à propos du colloque, créé par des partenariats université-communauté afin de générer des savoirs sur le cinéma autochtone à l’échelle locale, continentale et globale. Nous revenons ensemble sur des moments de rencontre, qu’il s’agisse d’événements cocréés ou de films réalisés et diffusés, avec un accent sur le dialogue, l’écoute, la transmission et la qualité de ces relations ainsi que sur les possibilités générées par des collaborations associant des gens et des instances de façon ponctuelle, inédite et créatrice. Cet entretien consiste en une réflexion collaborative sur notre expérience de travail en partenariat.
L’entretien a été légèrement édité pour faciliter la lecture et a été revu par les auteurs avant publication. André Dudemaine et Isabelle St-Amand se sont rencontrés le 7 novembre 2019, en territoire traditionnel haudenosaunee et anishnaabe, dans le cadre d’un événement sur les cultures audiovisuelles dans les Amériques, Indigenous Screen Cultures across the Americas, tenu à l’Université Queen’s dans la ville de Kingston, en Ontario1.
Pour en savoir plus sur le Festival international Présence autochtone, consultez le site Web officiel (https://presenceautochtone.ca/).
La vision du Festival international Présence autochtone
Isabelle St-Amand : Bonjour André. Merci de te prêter à cet entretien. Pour donner un contexte à notre discussion, est-ce que tu pourrais me parler de ta vision du festival ? Quels ont été les objectifs de Terres en vues depuis près de trois décennies2 ?
André Dudemaine: Le festival vise l’émergence et l’inscription de l’art autochtone, y compris du cinéma, et donc de l’art actuel, dans le présent et dans des espaces de légitimation et d’influence. Dans notre pratique, nous agissons à partir de Montréal, qui est précisément une métropole culturelle, un hub où l’on trouve des universités et des moyens de communication. Il est ici question de lieux prestigieux de présentation dont la réputation est telle que, dès qu’une œuvre d’art ou un groupe d’artistes s’y trouvent exposés, présentés ou diffusés, ceux-ci seront dorénavant associés à une forme d’art socialement reconnue. Et, comme on le sait, à cause de l’exclusion assez globale des sociétés autochtones, l’art autochtone est depuis longtemps déconsidéré, souvent perçu comme artisanat à valeur ethnologique, sans plus. Souvent aussi, quand les artistes autochtones voulaient aller vers des formes d’art plus actuelles, on les renvoyait dare-dare à l’art ethnique. Virginia Pésémapéo Bordeleau m’a raconté qu’un artiste établi lui avait dit avec beaucoup d’aplomb : « Moi, quand je travaille avec de la fourrure, je fais encore de l’art contemporain. Toi, tu as beau prendre de l’aluminium, tu vas encore faire de l’art ethnique. » Si les discours officiels et solennels affirment qu’on a évolué sur les questions autochtones, je pense quant à moi que la société n’est pas encore une société postcoloniale. La décolonisation est un processus qui ne fait que débuter et on sent encore de la résistance au changement. Dans ce processus de décolonisation, le festival veut en arriver à faire changer le discours de fond, et pas seulement les protocoles officiels. J’aime bien la distinction, en anglais, entre picture et image. Au festival, nous voulons amener de nouvelles images (pictures), mais notre but ultime est de changer l’image (the image), c’est-à-dire toute la toile de fond mentale en fonction de laquelle la société dominante comprend l’existence actuelle des Premières Nations et leur mode d’être contemporain.
IS : Vous voulez donc à la fois faire acte de présence et définir les termes de cette présence dans l’espace contemporain.
AD : Je dois dire aussi que c’est quelque chose qui s’est conçu en cours de route. Un proverbe arabe dit que la caravane se bâtit en avançant, qu’elle s’organise en marchant. C’est un peu comme ça que s’est fait le festival. Nous n’avions pas forcément au départ toute la vision de ce qu’allait devenir cet objet dans lequel nous nous engagions, mais bien des choses se sont ajoutées et bâties en cours de route. Les artistes nous y ont beaucoup poussés. Dans les années 1990, nous étions à peu près le seul diffuseur autochtone à Montréal. Beaucoup d’artistes venaient nous voir, de toutes pratiques, tous horizons, toutes conditions, toutes communautés, toutes nations, toutes conditions matérielles. Nous nous sommes alors rendu compte que si nous voulions être conformes à cet esprit autochtone qui nous parvenait dans son incroyable diversité, il ne fallait pas commencer à vouloir le sectionner en catégories. C’est pourquoi nous avons toujours refusé d’opposer moderne et ancien. Nous avons voulu installer un espace où tout l’art autochtone pourrait être déployé sans discrimination, dans l’idée que chaque mode d’expression est une partie d’un tout plus vaste ; que toutes les manifestations sont pour ainsi dire satellites d’un noyau central qui est l’âme même des Premiers peuples. On revient ainsi à une forme d’animisme. Il y a une âme de l’autochtonie à laquelle sont branchés tous les artistes; ils en sont ensemble l’actualisation contemporaine, sous des variétés de formes et de pratiques. On y retrouve les grandes lignes d’une performance collective dans laquelle toutes les formes d’art sont intégrées. Le festival se veut donc un reflet fidèle de cette réalité. Bien sûr, à cause de la programmation et des horaires, il faut bien le segmenter, mais il reste qu’on le voit comme une totalité inhérente qui prend la forme d’une réalité concrète pour mieux se perpétuer.
La genèse du colloque Regards autochtones sur les Amériques
IS : En 2008–2009, Claudine Cyr, alors doctorante à l’Université de Montréal, et moi, alors doctorante à l’UQÀM, t’avions approché pour te faire part de notre idée d’organiser, à partir du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA) à l’Institut national de la recherche scientifique – Centre Urbanisation Culture Société (INRS-UCS), un colloque auquel nous souhaitions convier chercheurs, réalisateurs et autres professionnels du cinéma autochtone. Tu avais non seulement accepté d’initier un travail de partenariat avec nous par le biais de Terres en vues, mais, à notre grande surprise et à notre grande joie, tu nous avais proposé de tenir ce colloque dans le cadre du Festival international Présence autochtone. Le premier colloque avait été organisé en partenariat avec Terres en vues, le Centre linguistique et culturel Kanien’kehaka Onkwawén : na Raotitióhkwa Language and Cultural Centre (KORLCC) et le Réseau DIALOG. Il s’était inscrit dans la programmation officielle du festival. Des gens tels qu’Audra Simpson, Alanis Obomsawin, Tracey Deer, José Alfredo Jiménez, Joseph Lazare, Beverley R. Singer, Laura Milliken, Kevin Papatie et Manon Barbeau y avaient participé. Je me souviens que nous avions tous été agréablement surpris du succès qu’il avait eu, tant par la pertinence des échanges et la force de la rencontre que par le pouvoir créateur des collaborations, ce qui nous avait incités à renouveler l’expérience en 2010. Quelles possibilités envisageais-tu lorsque tu as proposé de tenir ce colloque universitaire dans le festival ?
AD : C’était toujours en poursuivant l’idée de pérenniser ce qui émane de la performance et de l’événementiel, donc ce qui est par définition éphémère. D’abord, bien sûr, grâce à la périodicité qui fait qu’une fois par année, le festival est là, nous inscrivons quelque chose dans les mémoires, dans les habitudes, dans le calendrier : les gens attendent son arrivée à date fixe. J’ai bien aimé qu’une année, en réponse à Culture Montréal, qui avait commandé de courts textes décrivant des promenades dans divers quartiers de la ville, une écrivaine ait écrit : « Ah, je vois la pointe des tipis sur la place Émilie-Gamelin, je sais que l’été s’en vient. » À l’époque, le festival était en juin, donc effectivement près de l’arrivée officielle de l’été. Ce que j’avais trouvé important, c’est qu’avec une récurrence architecturale encore assez modeste, dans un parc bien situé, mais pas considéré comme une installation majeure à Montréal, nous étions déjà capables de marquer le paysage mental. Or s’il est un endroit d’inscription où laisser une empreinte durable, c’est le savoir universitaire, qui est un lieu d’élaboration d’un discours sur les réalités. Pas besoin d’être un grand astrophysicien pour comprendre que quand on regarde une réalité, on la transforme. Et, effectivement, le regard universitaire transforme la réalité sur laquelle il travaille. Premièrement, il en rend compte et, du même coup, la transforme en l’inscrivant comme digne de savoir. Deuxièmement, ce savoir s’élabore et devient un discours fortement légitimé. Troisièmement, le tout intègre le corpus des travaux universitaires, aussi bien dans sa manifestation dynamique (les cours, les échanges, les colloques qui suivront et feront écho aux échanges ayant pu avoir lieu dans les festivals) que, de façon plus statique, dans les écrits qui dureront.
IS : En 2018, l’année où nous avons relancé le colloque, Mélissa Gélinas, alors chercheure postdoctorale du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada à l’école de cinéma Mel Hoppenheim de l’Université Concordia, s’était jointe à notre comité organisateur. Vu notre calendrier d’organisation assez serré (c’est-à-dire suivant le rythme du festival davantage que celui à très long terme des colloques universitaires habituels), elle ne pensait pas que le colloque pourrait prendre un véritable essor. Finalement, elle avait été surprise de voir à quel point tout s’était rapidement déployé et avait bien fonctionné. Je me souviens qu’elle avait observé et souligné que les gens attendaient ce colloque, ce qui rejoint ce que tu dis sur la mémoire et l’horizon d’attente.
AD : D’un point de vue plus pragmatique, comme festival, il faut aussi se trouver un créneau, se distinguer, pour employer ce langage de marketing (que je n’aime pas trop !), si l’on veut arriver à survivre. Il faut justifier son existence parmi la panoplie des événements culturels et démontrer sa propre originalité dans les diverses manifestations publiques des cultures autochtones au pays ; bref, montrer qu’on a une pertinence. J’avais remarqué que cette idée de se lier au savoir universitaire allait devenir une particularité de Présence autochtone. Par exemple, si l’on regarde imagineNATIVE à Toronto3, un autre grand festival autour du cinéma autochtone, on y retrouve surtout des ateliers professionnels sur la distribution et le financement, alors qu’à Présence autochtone, les cinéastes rencontrent des universitaires. On finit ainsi par avoir une « bibitte » unique qui n’a pas son pareil ailleurs. [Rires]
IS: Ce que je trouve intéressant, dans le contexte du Québec, c’est que si les études en cinéma et en littérature autochtones sont encore peu présentes dans les universités, il y a par ailleurs une sorte de leadership exercé par des organismes culturels autochtones. Ces derniers s’allient avec des chercheurs avec lesquels ils veulent travailler et, de façon consciente et délibérée, créent des espaces où se développe la recherche en lien avec le milieu. Je pense notamment à Terres en vues et à son festival Présence autochtone, ainsi qu’à Kwahiatonhk ! et à son Salon du livre des Premières Nations, deux organismes autochtones qui, selon moi, impactent clairement le développement de ces champs d’étude dans le monde francophone. C’est là qu’on se rencontre pour présenter nos travaux, pour discuter et réfléchir.
AD : Oui, c’est intéressant ce que tu dis là. Je me souviens avoir dit à mes collègues au bureau: on va se lier avec des doctorantes [Claudine Cyr et Isabelle St-Amand], elles deviendront docteures, puis quelque chose de durable s’installera. C’était un pari sur la jeunesse. Il n’y avait pas de professeurs établis qui prenaient ces sujets à bras le corps à l’époque : ça prenait justement cette énergie du renouveau qui est le propre de la jeunesse pour que la situation évolue. J’avais moi-même donné pendant deux ans un cours intitulé First Nations and Film à l’Université Concordia. Les étudiants me disaient: «C’est terrible, on n’a pas de matériel.» Il faut dire que c’étaient des étudiants de premier cycle, alors je leur en demandais peut-être un peu trop… mais à l’époque, il n’y avait à peu près pas de bibliographie, de matériel écrit sur le sujet. Alors quand les étudiants s’en plaignaient, je leur répondais: «C’est formidable! Vous êtes dans un champ de savoir neuf.» À ce stade de leurs études, par contre, il y en a beaucoup pour qui c’était trop de devoir défricher ; ils auraient voulu, c’est bien compréhensible, plus simplement assimiler des savoirs déjà bien constitués. L’autre chose que je remarquais, c’était l’émergence, récente, du cinéma autochtone comme champ spécifique d’étude, avec le fait de l’identifier sans plus de tergiversation comme cinéma autochtone. Il y avait des gens qui n’y croyaient pas. Je me souviens qu’en 1993–1994, on avait rencontré un représentant de la SODEC qui n’était pas du tout mal intentionné ; il nous avait même débloqué un petit budget. J’étais avec Myra Cree. Ce monsieur nous avait dit : « Oui, mais aurez-vous assez de films pour faire un festival annuel ? » Déjà, les mots « cinéma autochtone », il avait du mal à les mettre ensemble… C’était pareil pour « art autochtone » : partout où on allait, les gens avaient de la difficulté à associer ces deux mots. C’est bien ce dont il est question lorsqu’on dit qu’on fait exister, qu’on a fait historiquement exister un objet. Nous sommes partie prenante de cette émergence, non seulement comme diffuseur, mais aussi comme catalogueur. Nous choisissons des œuvres, nous en faisons une programmation annuelle et cette programmation constitue un catalogue qui peut devenir par la suite un corpus d’étude. C’est là que nous contribuons à faire advenir une (re) connaissance bien récente et bien actuelle. D’ailleurs, ce n’est qu’il y a environ cinq ou six ans qu’une section de cinéma autochtone a été créée dans un grand festival international comme la Berlinale. Il est donc récent que, hors du circuit de l’autochtonie proprement dite, on commence à reconnaître ce segment particulier (on ne peut pas parler de genre) qu’on appelle désormais cinéma autochtone. C’est une forme de cinéma pan-nationale et le vocabulaire manque encore pour pleinement cerner cette singularité nouvelle.
Des perspectives transaméricaines et un contexte communautaire
IS: En 2008–2009, Claudine Cyr et moi espérions que le colloque international que nous souhaitions créer avec vous pourrait susciter des échanges et des conversations qui seraient directement branchées sur les réseaux cinématographiques et culturels autochtones au Québec et ailleurs dans les Amériques. Nos partenariats avec Terres en vues et avec le Centre linguistique et culturel de Kahnawake ont ouvert des possibilités aussi immenses qu’inespérées à de nombreux égards. Les rencontres et les idées génératrices se sont multipliées d’année en année, orientant les questionnements des chercheurs de façon significative. Par exemple, le champ des études américaines ou transaméricaines, qui s’était beaucoup construit autour du mythe de la « découverte », voyait certains de ses présupposés coloniaux fondamentaux réfutés, tant par la présence et le discours des réalisateurs et des producteurs autochtones au colloque que par ce qui était reflété dans les productions audiovisuelles analysées par les universitaires. À l’époque, Claudine Cyr préparait une thèse sur la cartographie événementielle de l’Amérique, en lien avec les commémorations de 19924, en plus de coordonner le Groupe de recherche interdisciplinaire sur les Amériques à l’INRS-UCS, dont j’étais aussi membre et au sein duquel nous organisions le colloque. La dimension continentale faisait partie des horizons de recherche du groupe et c’est en ce sens que nous envisagions un colloque transaméricain. Que pensais-tu initialement de la problématique de revoir les Amériques à partir d’une réflexion sur le rôle et les expériences cinématographiques autochtones ?
AD: C’était déjà la proposition sous-jacente au projet du festival. Nous adhérions à la thèse de l’unicité de l’autochtonie en Amérique, au-delà de ses nombreuses variantes. Les Inuits, malgré des particularités propres, ont une culture et une cosmovision qui ont énormément en commun avec la vision amérindienne proprement dite. Quoi qu’il en soit, pour nous, il était clair que la vision amérindienne s’étendait de la toundra à la terre de feu dans une unité profonde. Cette thèse n’était pas nouvelle: la tétralogie Les mythologiques (1964–1971) de Claude Lévi-Strauss l’étayait et j’avais pour ma part travaillé avec Arthur Lamothe, qui était versé en ethnologie et qui portait cette vision. Bref, le fait d’embrasser les Amériques faisait partie de mon décor et de nos prémisses quand nous avons fondé Présence autochtone. Quand quelqu’un est venu nous parler des Amériques, c’était déjà notre propos ; alors il n’y a pas eu de questionnement à ce niveau, cela allait de soi pour nous.
IS : De mon côté, je commençais alors à faire des recherches doctorales sur la crise d’Oka et le siège de Kanehsatake et je me rendais compte qu’il était difficile d’aborder directement cet événement avec des gens des communautés mohawks. Non seulement ce n’est pas l’épisode le plus serein de l’histoire récente, mais, en plus, je les approchais à titre de Québécoise non-autochtone, porteuse d’un lourd bagage colonial, en lien direct avec l’été 1990, et j’arrivais tout juste en études autochtones.
AD : Le sujet ne te rendait pas non plus forcément très sympathique aux yeux de tes collègues ! [Rires]
IS : C’est ça. Un conflit politique vraiment intense. Pourtant, il y avait aussi un côté «cinéma» que je voulais étudier et j’avais le goût de trouver une façon plus positive de connaître des gens à Kanehsatake et à Kahnawake. Je me disais: «Si nous faisons ce colloque et si le festival se tient aussi à Kahnawake, il serait sympa de demander aux responsables du Centre culturel s’ils seraient intéressés à participer à son organisation. » L’idée du colloque Regards autochtones sur les Amériques, comme je l’ai expliqué, était de trouver des façons de mieux connaître le cinéma autochtone du point de vue des gens qui le pratiquent et, en même temps, d’éclairer nos réalités respectives à partir des expressions cinématographiques autochtones. Je me disais que de travailler avec des gens du Centre culturel pour discuter de cinéma autochtone me permettrait d’en apprendre davantage au sujet du cinéma mohawk en plus de m’aider à mieux comprendre le contexte mohawk. Que pensais-tu initialement de notre souhait d’approcher le KORLCC5 pour leur demander s’ils seraient intéressés à organiser ce colloque avec nous ?
AD : Encore une fois, ça allait de soi. C’était une collaboration qui était déjà établie, une camaraderie qui était là. Je sais que Martin Loft, notre correspondant de l’époque au Centre culturel, souhaitait qu’on amène du monde à Kahnawake. Évidemment, les gens de Montréal auraient trouvé fastidieux de se déplacer à Kahnawake pour une simple projection annoncée dans le cadre d’un programme de films. Par contre, dans un colloque universitaire, les gens seraient plus impliqués: ils n’y seraient pas seulement comme spectateurs, mais aussi comme participants à un événement, précisément ici un événement à caractère autochtone. De ce fait, ils seraient au contraire très heureux de se rendre dans une communauté et d’être accueillis dans un centre culturel autochtone; cela enrichirait leur expérience. Je dois dire également que les communautés mohawks en général, et particulièrement les gens en poste au Centre culturel de Kahnawake, voyaient, eux aussi, parfaitement où on voulait aller et comprenaient l’importance du travail universitaire dans cette démarche. Bref, il y avait là un terrain d’accueil pour le colloque où les participants seraient reçus avec hospitalité et intérêt.
IS: C’est d’ailleurs grâce à ce partenariat avec le Centre culturel que nous avons eu la chance, dès la première année et aux quatre colloques subséquents, de recevoir comme conférencière invitée l’anthropologue Audra Simpson. Je me souviens que nous avions été frappées dès 2009 par la richesse des échanges et des conversations, de même que par la pertinence des réseaux mobilisés. Il avait été absolument formidable, cette année-là et par la suite, de pouvoir rassembler dans un colloque, malgré des ressources très limitées, des chercheurs, des réalisateurs et d’autres professionnels du cinéma tels que Rick Monture, Joseph Lazare, Konwanénhon Marion Delaronde, les jeunes du Eastern Connection Film Festival et bien d’autres encore. De mon côté, ce qui m’a marquée, c’est que dès les débuts, quand nous écrivions à des chercheurs, à des réalisateurs et à des producteurs pour les inviter à venir présenter leur travail au Festival international Présence autochtone, dans un colloque organisé en partenariat avec Terres en vues et le Centre culturel de Kahnawake, nous recevions à tout coup des réponses enthousiastes, chaleureuses même. À mon avis, il n’aurait jamais été possible de rassembler tous ces invités de marque sans vos organismes et les connections qu’il a été possible d’établir par votre entremise. Le programme du colloque, que nous avons toujours élaboré ensemble du début à la fin, n’aurait jamais été ce qu’il a pu être non plus. J’ai eu l’impression que nous nous entendions tous sur la pertinence de créer ces rassemblements entre artistes et universitaires, sur la manière particulière dont nous le faisions. En ce qui a trait à la mobilisation des savoirs et des connaissances, ce n’était pas la vieille prétention occidentale à l’objectivité qui primait, mais plutôt un projet mené de façon collaborative par des universitaires et des gens en poste dans des instances autochtones. On était loin du scénario de la découverte que Claudine examinait dans sa thèse.
AD: C’est déjà inscrit dans le nom «Terres en vues», l’organisme maître d’œuvre du Festival international Présence autochtone. Écrit au singulier, « Terre en vue ! » évoque l’arrivée en bateau, donc, dans un contexte autochtone, l’arrivée des premiers colons ou des premiers découvreurs qui allaient amener des colons. Par contre, si on écrit « Terres en vues » au pluriel, ce sont les revendications territoriales autochtones qui sont évoquées. Il y a déjà dans ce jeu de mots une idée de renversement des perspectives, celle d’un changement ou d’un tournant historique où les Autochtones sont à la reconquête de leur propre territoire.
IS : Il n’est pas anodin d’ailleurs que vous ayez appelé le festival « Présence autochtone… »
AD : C’était aussi la suite logique des choses, absolument.
IS : Notre motivation concrète initiale, à cet effet, était de pouvoir écouter ce qui se dit à la source, car, nous disions-nous, comment arriver à saisir ce que le cinéma autochtone peut nous apprendre si nous ne sommes même pas en contact avec ceux et celles qui font ce cinéma ? En cours de route, toutefois, ce que le colloque a rendu manifeste, c’est l’importance de nos façons de travailler ensemble pour faire émerger ces connaissances. L’événement a permis de susciter des réflexions dans une perspective universitaire, mais sans que nous cherchions des informations à la manière des anthropologues ni que nous analysions les conversations de manière détachée6.
AD : Oui. Pour rester dans les jeux de mots, on dit que les anthropologues vont «faire un terrain», mais, dans notre cas, nous avons plutôt «créé un terrain commun ». Il ne s’agit pas de l’anthropologue qui vient avec ses outils dans les communautés, mais bien d’un lieu de rencontre. La rencontre qui se fait suppose une certaine parité et, donc, une certaine mutualité dans la création d’un sens.
IS : Oui. Dans un article sur les pratiques de recherche, Kim Tallbear se fait critique du discours des universitaires sur la nécessité de « redonner aux communautés » parce qu’un tel discours suppose que le chercheur prend d’abord quelque chose à ces dernières7. Avec le colloque, j’ai l’impression que nous créons quelque chose qui bénéficie à chacun…
AD : Quelque chose qui appartient à tout le monde au départ.
IS : Il n’y a personne qui donne quelque chose… Je trouve que ce colloque est plutôt quelque chose que nous voulons faire ensemble à un moment donné. AD : Nous nous donnons quelque chose.
IS : J’aimerais réfléchir davantage à ce travail collaboratif, mais je me demande comment faire. Est-il même possible d’en parler sans risquer de le détruire ? AD : Oui, on peut en parler en faisant un compte rendu des expériences.
IS : Et quelle contribution, selon toi, un travail collaboratif comme celui qui fonde ce colloque peut apporter aux milieux universitaires, plus particulièrement à la recherche en cinéma autochtone ?
AD : C’est une grande question. Je pense que si les gens, surtout ceux qui sont en cours d’écriture, de recherche et de tâtonnements, participent au colloque, ils y trouvent déjà ce qu’on appelle le « terrain commun » et, forcément, cette expérience déteindra à quelque part dans leurs travaux. Qu’est-ce que ça donnera au bout du compte ? Difficile à dire. Par contre, en ayant établi une parité dans la rencontre, il y a d’emblée un autre paradigme qui est établi et qui devrait – on l’espère à tout le moins – former des esprits pour que le discours change, puisque là, il émerge d’une perspective nouvelle.
Un terrain d’expérimentation et de mise en contact
IS: Terres en vues travaille depuis ses débuts aux points de contact entre sociétés autochtones, québécoise et transnationales. C’est aussi par son entremise que le colloque a pu s’organiser en partenariat et depuis 2018 en collaboration avec le Centre culturel de Kahnawake. Comment vois-tu ce rôle de médiateur que joue votre organisme ?
AD : C’est plutôt dans l’autre sens que s’est pensé ce rôle quand nous avons créé Terres en vues. Comme je le disais hier à la rencontre des organismes autochtones au Conseil des arts du Canada, nous sommes devenus par la force des choses des spécialistes du partenariat. Les premières années, personne ne voulait nous financer et personne ne croyait en ce que nous faisions. Par contre, un immense malaise post-Oka pesait très lourd dans le climat montréalais et il y avait des gens de bonne volonté qui voulaient en sortir, mais ne savaient pas quoi faire ou quelle route prendre. Des boîtes, des galeries, des musées et des institutions voulaient avoir une programmation autochtone, mais ne savaient où s’adresser ni comment procéder, en plus de craindre de commettre des maladresses irréparables en prenant l’initiative. C’est là que nous avons commencé à créer des liens entre des artistes, un cinéma, des œuvres et des lieux de diffusion. Peu à peu, c’est devenu une spécialité d’être ces sortes d’entremetteurs entre des lieux de diffusion, des artistes et toute une production culturelle autochtone au sens large. Cela correspondait aussi à notre objectif de départ. En installant un festival qui s’appelle Présence autochtone à Montréal, dans un lieu où l’autochtonie a été rejetée et effacée – physiquement même puisque les populations autochtones ont été poussées historiquement hors de l’île –, nous mettions en œuvre cette idée de retour, de reprise du territoire, mais précisément de reprise pacifique, par toutes ces collaborations et ces liens qu’on tissait au fur et à mesure. En 2001, notre association avec le Musée de Pointe-à-Callière lors des commémorations du tricentenaire de la Grande Paix de Montréal était l’accomplissement de cette approche8. Avec le colloque, même travail dans le rapprochement, mais en sens inverse, c’est-à-dire que nous prenions les gens dans les grands incubateurs d’intelligence que sont les universités, puis nous les amenions à travailler avec des gens des communautés. C’est toujours une continuité de la connexion recherchée.
IS : Et un savoir-faire qui permet beaucoup de choses.
AD : Oui, et une crédibilité également. Quand nous avons créé le colloque, ça faisait déjà un bout de temps que le festival existait. Aux débuts de Terres en vues et du festival, dans les années 1990, il y avait beaucoup de méfiance. Par contre, en 2009, il y avait beaucoup d’acquis derrière nous et les portes s’ouvraient facilement.
IS : Une autre chose à laquelle j’essayais de réfléchir, c’est la façon dont on décrit et situe notre travail. En étant doctorante, puis chercheure et professeure étudiant la littérature et le cinéma autochtones, mais aussi la résistance de 1990, les gens finissent par te dire : « Tu travailles avec les communautés autochtones. » Dans les faits, pourtant, on ne peut pas dire que je travaille au sein des communautés au sens de faire des recherches avec des oncles, des tantes et des familles, ou encore avec l’entière communauté. Je ne fais pas non plus partie d’une communauté autochtone. Je pense qu’il est plus exact de dire que je travaille avec des personnes et des organismes qui, eux, sont liés à des communautés autochtones ou ancrés dans une communauté des Premiers peuples. Comme j’en ai parlé dans mon livre sur Oka, je ne me suis jamais rendue au cœur de ce conflit en ce qui concerne les Mohawks, mais j’ai trouvé des façons de réfléchir à partir d’une certaine périphérie. De la même manière, je trouve que le festival, qui s’adresse à un public élargi constitué d’Autochtones et de non-Autochtones, crée des espaces vivants, connectés, où il est possible de travailler avec des gens et de réaliser des choses sans pour autant être dans une communauté. En ce qui nous concerne, le festival fournit un contexte au colloque et c’est à partir de cet espace que nous nous connectons pour créer. Que penses-tu de ces espaces particuliers ?
AD : Je trouve intéressant de voir le festival comme une espèce de soucoupe volante qui se pose ici et là et qui accueille les gens, mais qui est mobile, qui est capable d’être accueillie sur différents territoires et qui constitue en soi un lieu de connexion. Il faut dire aussi que le festival est toujours un lieu éphémère. Ce sont des connexions éphémères, dans l’événementiel ; mais il y a aussi une partie permanente du fait que les gens restent souvent en contact. On pourrait parler d’une toile, non pas seulement de l’Internet, mais également de l’interconnexion entre les gens qu’un tel événement génère. Des liens durables se forment.
IS : J’y vois une façon d’agir, de penser, qui est par réseaux, par liens, davantage qu’une idée de communauté pouvant souvent être imaginée comme quelque chose de fermé.
AD : Oui, surtout que le festival est panaméricain et même international. Il y a des Maoris qui viennent au festival, mais on ne peut pas dire que ce sont les Maoris. De la même manière, quand il y a des Quetchuas qui viennent au festival, on ne peut pas dire qu’on est en contact avec la nation quetchua. C’est plutôt qu’il y a des artistes et des intellectuels quetchuas, ou maoris, qui viennent et prennent contact, puis repartent avec un acquis, parfois un prix, des liens Facebook, des emails, des livres, des amitiés et tout cela.
IS : Le cinquième colloque, celui de 2014, toujours organisé en partenariat avec Terres en vues et le Centre culturel de Kahnawake, a été le point culminant du travail entamé environ cinq années plut tôt. La dimension transnationale était très présente, avec des invités tels que Jeannette Paillán, Elizabeth Weatherford, Kim O’Bomsawin, Reghan Tarbell, Amalia Córdova, Jason Ryle, Kevin Papatie, Tasha Hubbard, Jeff Barnaby, Michelle H. Raheja, Audra Simpson et d’autres encore. Claudine Cyr était alors professeure à l’Universidad Autónoma de Baja California, au Mexique, et moi chercheure postoctorale à l’Université du Manitoba, d’où j’avais obtenu une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines. S’étaient ajoutés des partenariats ponctuels avec le Laboratoire sur les récits de soi mobile à l’Université de Montréal et le Wapikoni mobile, qui soulignait en grand son dixième anniversaire. Par la suite, en raison de transformations profondes dans les parcours des membres de notre équipe sur les plans personnel et professionnel, le colloque a été suspendu pendant trois années. Il a repris en 2018, cette fois à partir de l’Université Queen’s, où j’avais obtenu l’année précédente un poste de professeure au rang d’adjointe (assistant professor). Mélissa Gélinas avait alors pris le relais de Claudine Cyr du côté universitaire et, au Centre culturel, Konwanénhon Marion Delaronde celui de Martin Loft. Au cours de cette période de transition importante, et d’ailleurs depuis les débuts de ce colloque, j’ai senti que la force de notre action concertée résidait avant tout dans les liens que nous avons tissés au fil des ans, dans les façons de faire que nous avons développées, dans la connaissance et le respect des priorités des uns et des autres, mais aussi dans notre capacité à travailler selon une vision partagée en ce qui concerne le colloque très précisément9. Shawn Wilson, dans Research Is Ceremony (2008), fait valoir que les liens créés au cours de la recherche font partie des savoirs générés par celle-ci10. Selon toi, qu’est-ce qui fait la force des partenariats et des collaborations qui sont aux fondements de ce colloque depuis 2009 ?
AD : Pour le colloque, c’est sûr qu’en vous associant au festival, vous vous collez à une bande de francs-tireurs, c’est-à-dire à des gens qui non seulement «pensent en dehors de la boîte», mais qui «agissent en dehors des boîtes». Nous allons chercher des concours un peu partout, puis les gens sont un peu surpris : « Quoi ? Vous avez et le Conseil des arts du Canada et Téléfilm Canada?» Normalement, c’est l’un ou l’autre. Alors, effectivement, nous avons bâti une sorte de structure hybride – bringuebalante à certains égards et en même temps très créative – qui permet justement d’associer des structures et des individus qui normalement ne se seraient pas retrouvés ensemble sur le même terrain. Alors, oui, vous êtes embarquées dans quelque chose qui est en un sens inédit et n’est pas au départ programmé par les grandes institutions, y compris bien sûr l’institution universitaire, lesquelles sont basées sur des protocoles bien établis, des savoirs anciens et ancrés dans des traditions parfois très lourdes. Cela offrait effectivement un terrain d’expérimentation, ce qui faisait aussi que ça n’a pas été facile pour vous non plus, car le financement ne vous venait pas automatiquement, ni aussi facilement que si vous aviez bâti ce colloque à l’intérieur de structures plus conventionnelles, en prenant les chemins strictement balisés par la tradition universitaire. Une chose qui m’a vraiment très agréablement surpris, c’est, au moment où tu as lancé ton livre sur Oka11, de voir tous les acteurs mohawks de la crise d’Oka (dont Ellen Gabriel) réunis, avec autant de sympathie vis-à-vis de toi et vis-à-vis du livre, dont la parution était un évènement de prime importance pour eux aussi. À ce moment-là, je me suis dit : « Wow, quel chemin fantastique a été fait ! » Le colloque t’a peut-être aidée, mais dans ce cas-là, c’est toi qui a fait le travail, pas Présence autochtone. Je me suis alors dit: «Oui, il y a quelqu’un qui nous a vraiment bien utilisés. »
IS: Merci. J’étais aussi très heureuse, impressionnée et touchée d’être en présence de toutes ces personnes significatives rassemblées pour l’occasion: Katsitsén:hawe Linda David Cree, qui a signé la préface du livre, Hilda Nicholas, John Cree, Ellen Gabriel, Dan David, Hilda Nicholas, Drew Hayden-Taylor, toi, André, et d’autres également à qui je dois beaucoup. Je suis reconnaissante d’avoir pu faire ce lancement au festival : ça venait tout à coup joindre les deux projets, le colloque et le livre, de façon très concrète12. Comme je te le disais plus tôt, j’étais restée à une certaine distance du siège de l’été 1990, vu l’intensité de l’événement et mon positionnement particulier. Dans la recherche ayant mené à ce livre, mon objectif était de comprendre ce qui s’était passé lors de cet évènement, puis d’essayer d’en parler avec la plus grande précision possible. Une chose à laquelle je n’avais jamais pensé, toutefois, c’est que, pendant que je m’efforçais de lire, d’écouter et de réfléchir à tout ce que je pouvais sur la question, c’était de penser à ce qui était en train de se faire ; et c’est exactement ça qui m’est apparu au lancement en 2018. C’est là que j’ai réalisé qu’on connectait le colloque, le festival, ma recherche et les gens de Kanehsatake qui ont soutenu le livre. J’ai du même coup pleinement réalisé que ce qui rendait tout cela possible, au fond, c’étaient les liens qui s’étaient créés sans que j’y réfléchisse explicitement. Enfin, les deux projets que concevais comme parallèles se croisaient plus que je ne l’avais pensé, comme en témoigne l’œuvre de sérigraphie en couverture de ce livre signée par Martin Akwiranoron Loft, notre collègue à Kahnawake, par laquelle notre collaboration autour du cinéma autochtone et cette étude des récits de 1990 se joignaient.
AD: Oui, et au festival, notre lien avait toujours été avec Kahnawake, très peu avec Kanehsatake; il était donc très réjouissant de voir tous ces Kanehsata’kehró:non présents au festival.
L’art de la bonne distance :
une question de méthodologie
IS : Au fil des ans, nous avons donc développé des liens, des façons de travailler et des savoir-faire qui renvoient à la question des méthodologies. Je trouve qu’il y a dans ce que nous faisons une forme de co-création par laquelle nous suscitons des réflexions collectives sur les expressions cinématographiques autochtones situées dans leurs contextes respectifs. Au colloque de 2019, Odile Joannette du Wapikoni mobile, Yves Sioui Durand d’Ondinnok et d’autres intervenants, dont Konwanénhon Marion Delaronde du Centre culturel KORLCC, ont beaucoup discuté des méthodologies adoptées dans la réalisation cinématographique et télévisuelle. Ils ont fortement insisté sur la façon dont on fait les choses, dont les œuvres sont créées. Si l’on pense aux films que vous sélectionnez et projetez au Festival international Présence autochtone, comment cette question des méthodologies entre-t-elle en jeu ? Quels critères vous semblent importants ?
AD : C’étaient des questions qui étaient dans l’air, car, on le sait, l’année précédente, Ariane Mnouchkine [metteure en scène et animatrice du célèbre Théâtre du Soleil à Paris] avait donné une fameuse entrevue dans Le Devoir où elle avait dit, en gros, à propos d’une pièce [du dramaturge québécois Robert Lepage] présentée à son théâtre: «Non, il n’y a pas de comédien autochtone et c’est encore mieux13.» On lui avait répliqué14, puis il y a eu tout de suite eu des gens pour nous dire qu’on ne pouvait pas critiquer une pièce avant de l’avoir vue. Évidemment, on leur avait répondu qu’on ne critiquait pas la pièce ; on critiquait la méthode, ainsi que le propos sous-jacent à cette méthode. Bref, la question était d’actualité au Québec, dans le monde francophone et au-delà. Dans le monde anglophone, des journaux comme le New York Times et The Gardian s’en sont même préoccupés, car Lepage et Mnouchkine sont des stars du théâtre partout dans le monde.
Pour nous, cette question se pose aussi parce que, comme festival, c’est ce qui nous distingue. Je parlais tantôt d’imagineNATIVE, qui est né d’un congrès, d’une rencontre des médias et de l’audiovisuel autochtones. Quand ils se sont mis à présenter des films et à développer un festival, ils ont assez naturellement gardé cet aspect « rencontre de l’audiovisuel autochtone » : ils projetaient des films réalisés par des Autochtones, car il s’agissait d’en faire se rencontrer les fabricants. Présence autochtone, par contre, est un festival centré sur quelque chose de plus diffus et partagé : la culture, par le biais de laquelle nous voulons rejoindre le grand public et influencer toute la ville. Le changement que veut amener imagineNATIVE, c’est de développer le cinéma autochtone en donnant de meilleurs outils aux créateurs et en renforçant une industrie naissante. Nous, à Présence autochtone, nous voulons changer les choses en impactant un milieu particulier, qui est identifié comme une métropole culturelle nord-américaine. Si nous transformons une métropole, qui est un hub, un endroit de haute visibilité, nous produisons un effet sur toute une région et, par répercussion, exerçons une influence beaucoup plus large, nationale, continentale et finalement planétaire. Pour nous, il a donc été naturel de considérer des productions réalisées avec des Autochtones, un de nos présupposés étant que l’on ne peut plus faire de films sur les Autochtones mais seulement avec les Autochtones. Bref, à partir de ce moment-là, il faut se demander quel est le critère de sélection quand le réalisateur n’est pas autochtone. C’est sûr que ce qu’on va considérer, c’est un produit fini, mais même là, en voyant le produit fini, il faut qu’il y ait, visibles, des traces de quelque chose qui s’est passé en amont et qui s’exprime dans l’œuvre ; une qualité d’écoute et de transmission, une qualité de contact qui va mener justement à une production commune à laquelle tout un chacun aura contribué et dans laquelle le réalisateur n’est pas le deus ex machina.
On présuppose ainsi quelqu’un doté d’un savoir universel et venant se poser ici et là, mettant un bon jour en valeur les Autochtones ; puis, le lendemain, pour le National Geographic, ce seront les pingouins ou je ne sais pas quoi d’autre, bref, cet espèce de grand magicien qui, partout où il pose sa caméra, produit des miracles. Non, nous, ce n’est justement pas ça. Il faut, quand nous évaluons ce qui nous est soumis, pouvoir y percevoir les traces d’une relation égalitaire, respectueuse, qui se traduit par un caractère d’authenticité perceptible dans l’œuvre. Alors oui, je dirais qu’en creux du travail de Présence autochtone, la question du processus créatif se pose, incontournable.
C’est aussi vrai en musique; par exemple, nous travaillons avec Katia Makdissi-Warren, qui est une Libano-Québécoise ou une Québéco-Libanaise, enfin, une Québécoise avec des origines libanaises d’un côté de sa lignée et qui, justement, travaille avec des chanteuses de gorge et un petit ensemble de musique classique arabe. Là, encore une fois, il a fallu voir la qualité de la relation qu’elle avait avec nous au départ mais aussi la qualité de la relation qu’elle avait avec les artistes autochtones avec lesquels elle travaillait. Et, effectivement, nous avons trouvé cette qualité à la relation et nous avons consécutivement développé avec elle toute une série de collaborations formidables. Par contre, il y a d’autres cas où nous avons refusé net des propositions qui nous étaient faites parce qu’on sentait qu’il n’y avait pas eu réflexion, intuition ou façon de faire spontanée permettant d’établir une relation égalitaire. Attention : je ne parle pas ici d’un lien fusionnel, mais de dialogue, plus précisément de dialogue interculturel. Je n’emploie jamais le mot «métissage culturel » ou « art métissé ». Selon moi, l’art est un lieu de dialogue interculturel, où les identités ne sont pas niées, fusionnées, ni ne s’évanouissent dans un magma commun. Il n’y a pas de melting pot créatif. Il y a une création qui vient d’une rencontre, cette rencontre est en soi productive. Des choses se frottent l’une à l’autre et voilà, des étincelles, des couleurs, une œuvre nouvelle s’élabore. Une fois que le rideau est tombé, cependant, les chanteuses de gorge continuent à être des chanteuses de gorge et l’ensemble de musique classique arabe peut donner un concert de musique classique arabe. Chacun a gardé sa particularité. Il y a des moments de rencontre et non une sorte de fusion artificielle. C’est ce type de relation, empreinte de respect mutuel des différences, que le processus de création commune doit établir. On dit souvent du cinéma que c’est l’art de placer la caméra à la bonne distance. Je dirais que, dans ce cas-ci, il est encore question de positionnement. Le cinéaste doit savoir placer sa caméra à la bonne distance, c’est-à-dire évaluer la distance qu’il convient de prendre par rapport à son sujet. Je me souviens, Arthur Lamothe disait qu’il refusait les gros plans parce que, justement, il filmait une réalité qui était autre et qu’il y aurait eu quelque chose d’intrusif d’aller à force de zooms chercher à capter les larmes. Bref, de la part du cinéaste, une pudique retenue qui ne prétend pas abolir les frontières en allant à la rencontre de l’Autre.
IS : Voilà un parfait mot de la fin, dans l’esprit aussi de notre colloque. Merci infiniment, André !
Notices biographiques
André Dudemaine est cofondateur et directeur de Terres en vues, Société pour la diffusion de la culture autochtone. À ce titre, il dirige, depuis 30 ans, le Festival international Présence autochtone de Montréal. André Dudemaine est membre de la communauté innue de Mashteuiatsh. Sa contribution aux développements des arts et des cultures autochtones a été saluée par plusieurs récompenses, dont des prix d’excellence Mishtapew de l’Association d’affaires des Premiers Peuples (2001 et 2002) et le prix Jacques-Couture de l’Assemblée nationale du Québec (2002) accordés à l’organisme qu’il dirige. André Dudemaine a reçu le titre de Compagnon des arts et des lettres du Québec en 2019 et s’est vu décerner en 2017 un doctorat honoris causa de l’Université de Montréal. Il est co-directeur d’un dossier de la Revue canadienne d’études cinématographiques (2020) et d’un numéro de la revue Panorama-cinéma (2022).
Isabelle St-Amand est professeure (non-autochtone) au Département d’études françaises et au Département de langues, littératures et cultures à l’Université Queen’s, où elle est Queen’s National Scholar en littérature autochtone francophone. Elle vient de recevoir une subvention du CRSH pour l’organisation du 8e colloque Regards autochtones sur les Amériques. Ses publications incluent le livre Stories of Oka. Land, Film, and Literature (2018) préfacé par Katsitsén:hawe Linda David Cree, ainsi que la version française Récits de la crise d’Oka: territoire, cinéma et littérature (2015). Isabelle St-Amand a codirigé l’anthologie de textes traduits Nous sommes des histoires. Réflexions sur la littérature autochtone (2018), ainsi que des dossiers de revue consacrés à la littérature et au cinéma autochtone (Revue canadienne de littérature comparée ; Revue canadienne d’études cinématographiques ; Voix plurielles ; Panorama-cinéma).
Notes
- Nous remercions le Queen’s Research Leaders Fund et le Conseil de recherche en sciences humaines pour le soutien accordé à la réalisation de cet entretien.
- À ce sujet, voir Erica Commanda, «Cultural Trailblazer André Dudemaine on Indigenizing Montreal», Muskrat Magazine (août 2017), http://muskratmagazine.com/cultural-trailblazer-andre-dudemaine-indigenizing-montreal/ (dernière consultation le 21 mai 2021), et Isabelle St-Amand, «Présence autochtone, une saga à contre-courant. Rencontre avec André Dudemaine », Nouveaux Cahiers du socialisme no 18 (2017) : 152–160. Tel qu’indiqué sur le site officiel de l’organisme, « Terres en vues est le maître d’œuvre du festival Présence autochtone, manifestation culturelle et artistique multidisciplinaire qui fait de Montréal, pendant dix jours en août, le chef-lieu de la créativité indigène des trois Amériques.» Sa mission: «Arrimer la renaissance artistique et culturelle des premiers peuples au dynamisme culturel d’une grande métropole dans une perspective de développement durable basée sur l’amitié entre les peuples, la diversité des sources d’expressions comme richesse collective à partager et la reconnaissance de la spécificité des Premières Nations. » Voir : https://www.nativelynx.qc.ca/organisme/ (dernière consultation le 9 mars 2022).
- Pour en savoir plus au sujet du festival imagineNATIVE, consultez le site officiel du festival : https://imaginenative.org/ (dernière consultation le 15 mai 2021).
- Voir Claudine Cyr, Cartographie événementielle de l’Amérique lors de son 500e anniversaire (Montréal : Université De Montréal, 2008).
- Pour en savoir davantage sur le Centre culturel et linguistique Kanien’kehaka Onkwawén: na Raotitióhkwa Language and Cultural Centre (KORLCC), consultez son site officiel : www. korkahnawake.org.
- À cet effet, il est significatif qu’à l’exception des comptes rendus parus dans le bulletin de DIALOG, nous n’ayons rien publié sur le colloque durant la première décennie. Toutes nos énergies se sont concentrées sur l’organisation de ces rencontres vivantes et inspirantes et on sentait bien de toute façon qu’il n’aurait pas été approprié de les utiliser comme objet d’étude. Nous n’avons pas davantage écrit sur le colloque lui-même lorsque nous avons fait paraître des textes, mais plutôt sur ce qu’il nous avait appris. Claudine Cyr, cofondatrice de ce colloque, a réfléchi dans un chapitre d’ouvrage collectif au cinéma autochtone en s’inspirant des apprentissages tirés de ce cet événement universitaire et culturel. Voir Claudine Cyr, «Le cinéma autochtone dans les Amériques comme médium social de reconnaissance culturelle », dans La renaissance des cultures autochtones : enjeux et défis de la reconnaissance, sous la direction de Jean-François Côté et Claudine Cyr (PUL : Québec, 2018), 29–60. En 2020, nous avons publié, avec Gabrielle Marcoux, une doctorante ayant participé à l’organisation du colloque, un dossier de revue dont la problématique a été inspirée du colloque de l’année précédente et auquel ont contribué certaines de nos collaboratrices et présentatrices de longue date. Voir le dossier « Cinémas et médias autochtones dans les Amériques : récits, communautés et souverainetés », sous la direction d’André Dudemaine, Gabrielle Marcoux et Isabelle St-Amand, Revue canadienne d’études cinématographiques 29.1 (printemps 2020) : 1–184.
- Kim TallBear, «Standing with and Speaking as Faith: A Feminist-Indigenous Approach to Inquiry », Journal of Research Practice 10.2 (2014).
- À ce sujet, voir André Dudemaine, « Avant-propos. Du bon usage des commémorations », Les Cahiers du CIÉRA no 17 (octobre 2019) : 25–32.
- Dans l’entretien que tu as donné à Erica Commanda (« Cultural Trailblazer André Dudemaine on Indigenizing Montreal » [2017]), tu expliquais que le festival fonctionnait avec une équipe interculturelle qui a pour particularité de travailler avec les visions des artistes et des aînés autochtones, de s’arrimer à leurs priorités. Tu soulignais aussi l’importance et la présence continues du territoire. Il serait intéressant d’élaborer sur ces recoupements.
- Shawn Wilson, Research Is Ceremony: Indigenous Research Methods (Halifax et Winnipeg: Fernwood Publishing, 2008).
- Isabelle St-Amand, Stories of Oka: Land, Film, and Literature, traduit du français par Sue Stewart, préface de Katsitsén:hawe Linda David Cree (Winnipeg: University of Manitoba Press, 2018). Ce livre est la version traduite et augmentée de l’ouvrage La crise d’Oka en récits : territoire, cinéma et littérature (Québec : Presses de l’Université Laval, 2015).
- C’est d’ailleurs grâce à Mélissa Gélinas, qui s’est jointe au colloque cette année-là, que nous avons tenu le lancement à l’Université Concordia, où elle était alors chercheure postdoctorale. Toute ma reconnaissance également au Centre linguistique et culturel Kanehsatà:ke Tsi Ronterihwanónhnha Ne Kanien’kéha pour leur soutien à ce lancement.
- Ariane Mnouchkine avait déclaré qu’il n’y avait rien de problématique à ce qu’aucun comédien d’Amérique du Nord ne joue dans la pièce : « Ce sera toujours un acteur qui va jouer Hamlet ; et il n’a pas besoin d’être Danois. Je dirais qu’il vaut mieux qu’il ne le soit pas. » Voir Catherine Lalonde, «“Kanata”: les Amérindiens du Canada lus par Lepage et Mnouchkine», Le Devoir (11 juillet 2018), https://www.ledevoir.com/culture/532131/les-ameridiens-du-canada-lus-par-lepage-et-mnouchkine (dernière consultation le 20 mai 2021).
- Voir notamment le texte collectif «Encore une fois, l’aventure se passera sans nous, les Autochtones?», Le Devoir (14 juillet 2018), https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/ 532406/encore-une-fois-l-aventure-se-passera-sans-nous-les-autochtones (dernière consultation le 20 mai 2021)