La rencontre comme mode de production des connaissances : un colloque de cinéma au Festival international Présence autochtone. Entretien avec André Dudemaine

Isa­belle St-Amand

Nous avons vou­lu pro­fi­ter de ce dos­sier sur les ren­contres inter­cul­tu­relles dans le ciné­ma qué­bé­cois pour reve­nir sur une longue expé­rience de recherche col­la­bo­ra­tive dans le domaine émergent du ciné­ma autoch­tone : le col­loque inter­na­tio­nal Regards autoch­tones sur les Amériques/Revisioning the Ame­ri­cas through Indi­ge­nous Cinema/Visiones Indí­ge­nas sobre las Amé­ri­cas, tenu depuis 2009 à Mont­réal et à Kah­na­wake dans le cadre du Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone. Dans cet entre­tien, nous dis­cu­tons du rôle du fes­ti­val dans l’inscription des arts autoch­tones dans des lieux de légi­ti­ma­tion clés de la métro­pole cultu­relle qu’est Mont­réal. Nous échan­geons éga­le­ment à pro­pos du col­loque, créé par des par­te­na­riats uni­ver­si­té-com­mu­nau­té afin de géné­rer des savoirs sur le ciné­ma autoch­tone à l’échelle locale, conti­nen­tale et glo­bale. Nous reve­nons ensemble sur des moments de ren­contre, qu’il s’agisse d’événements cocréés ou de films réa­li­sés et dif­fu­sés, avec un accent sur le dia­logue, l’écoute, la trans­mis­sion et la qua­li­té de ces rela­tions ain­si que sur les pos­si­bi­li­tés géné­rées par des col­la­bo­ra­tions asso­ciant des gens et des ins­tances de façon ponc­tuelle, inédite et créa­trice. Cet entre­tien consiste en une réflexion col­la­bo­ra­tive sur notre expé­rience de tra­vail en partenariat.

L’entretien a été légè­re­ment édi­té pour faci­li­ter la lec­ture et a été revu par les auteurs avant publi­ca­tion. André Dude­maine et Isa­belle St-Amand se sont ren­con­trés le 7 novembre 2019, en ter­ri­toire tra­di­tion­nel hau­de­no­sau­nee et ani­sh­naabe, dans le cadre d’un évé­ne­ment sur les cultures audio­vi­suelles dans les Amé­riques, Indi­ge­nous Screen Cultures across the Ame­ri­cas, tenu à l’Université Queen’s dans la ville de King­ston, en Onta­rio1.

Pour en savoir plus sur le Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone, consul­tez le site Web offi­ciel (https://presenceautochtone.ca/).

La vision du Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autochtone

Isa­belle St-Amand : Bon­jour André. Mer­ci de te prê­ter à cet entre­tien. Pour don­ner un contexte à notre dis­cus­sion, est-ce que tu pour­rais me par­ler de ta vision du fes­ti­val ? Quels ont été les objec­tifs de Terres en vues depuis près de trois décen­nies2 ?

André Dude­maine: Le fes­ti­val vise l’émergence et l’inscription de l’art autoch­tone, y com­pris du ciné­ma, et donc de l’art actuel, dans le pré­sent et dans des espaces de légi­ti­ma­tion et d’influence. Dans notre pra­tique, nous agis­sons à par­tir de Mont­réal, qui est pré­ci­sé­ment une métro­pole cultu­relle, un hub où l’on trouve des uni­ver­si­tés et des moyens de com­mu­ni­ca­tion. Il est ici ques­tion de lieux pres­ti­gieux de pré­sen­ta­tion dont la répu­ta­tion est telle que, dès qu’une œuvre d’art ou un groupe d’artistes s’y trouvent expo­sés, pré­sen­tés ou dif­fu­sés, ceux-ci seront doré­na­vant asso­ciés à une forme d’art socia­le­ment recon­nue. Et, comme on le sait, à cause de l’exclusion assez glo­bale des socié­tés autoch­tones, l’art autoch­tone est depuis long­temps décon­si­dé­ré, sou­vent per­çu comme arti­sa­nat à valeur eth­no­lo­gique, sans plus. Sou­vent aus­si, quand les artistes autoch­tones vou­laient aller vers des formes d’art plus actuelles, on les ren­voyait dare-dare à l’art eth­nique. Vir­gi­nia Pésé­ma­péo Bor­de­leau m’a racon­té qu’un artiste éta­bli lui avait dit avec beau­coup d’aplomb : « Moi, quand je tra­vaille avec de la four­rure, je fais encore de l’art contem­po­rain. Toi, tu as beau prendre de l’aluminium, tu vas encore faire de l’art eth­nique. » Si les dis­cours offi­ciels et solen­nels affirment qu’on a évo­lué sur les ques­tions autoch­tones, je pense quant à moi que la socié­té n’est pas encore une socié­té post­co­lo­niale. La déco­lo­ni­sa­tion est un pro­ces­sus qui ne fait que débu­ter et on sent encore de la résis­tance au chan­ge­ment. Dans ce pro­ces­sus de déco­lo­ni­sa­tion, le fes­ti­val veut en arri­ver à faire chan­ger le dis­cours de fond, et pas seule­ment les pro­to­coles offi­ciels. J’aime bien la dis­tinc­tion, en anglais, entre pic­ture et image. Au fes­ti­val, nous vou­lons ame­ner de nou­velles images (pic­tures), mais notre but ultime est de chan­ger l’image (the image), c’est-à-dire toute la toile de fond men­tale en fonc­tion de laquelle la socié­té domi­nante com­prend l’existence actuelle des Pre­mières Nations et leur mode d’être contemporain.

IS : Vous vou­lez donc à la fois faire acte de pré­sence et défi­nir les termes de cette pré­sence dans l’espace contemporain.

AD : Je dois dire aus­si que c’est quelque chose qui s’est conçu en cours de route. Un pro­verbe arabe dit que la cara­vane se bâtit en avan­çant, qu’elle s’organise en mar­chant. C’est un peu comme ça que s’est fait le fes­ti­val. Nous n’avions pas for­cé­ment au départ toute la vision de ce qu’allait deve­nir cet objet dans lequel nous nous enga­gions, mais bien des choses se sont ajou­tées et bâties en cours de route. Les artistes nous y ont beau­coup pous­sés. Dans les années 1990, nous étions à peu près le seul dif­fu­seur autoch­tone à Mont­réal. Beau­coup d’artistes venaient nous voir, de toutes pra­tiques, tous hori­zons, toutes condi­tions, toutes com­mu­nau­tés, toutes nations, toutes condi­tions maté­rielles. Nous nous sommes alors ren­du compte que si nous vou­lions être conformes à cet esprit autoch­tone qui nous par­ve­nait dans son incroyable diver­si­té, il ne fal­lait pas com­men­cer à vou­loir le sec­tion­ner en caté­go­ries. C’est pour­quoi nous avons tou­jours refu­sé d’opposer moderne et ancien. Nous avons vou­lu ins­tal­ler un espace où tout l’art autoch­tone pour­rait être déployé sans dis­cri­mi­na­tion, dans l’idée que chaque mode d’expression est une par­tie d’un tout plus vaste ; que toutes les mani­fes­ta­tions sont pour ain­si dire satel­lites d’un noyau cen­tral qui est l’âme même des Pre­miers peuples. On revient ain­si à une forme d’animisme. Il y a une âme de l’autochtonie à laquelle sont bran­chés tous les artistes; ils en sont ensemble l’actualisation contem­po­raine, sous des varié­tés de formes et de pra­tiques. On y retrouve les grandes lignes d’une per­for­mance col­lec­tive dans laquelle toutes les formes d’art sont inté­grées. Le fes­ti­val se veut donc un reflet fidèle de cette réa­li­té. Bien sûr, à cause de la pro­gram­ma­tion et des horaires, il faut bien le seg­men­ter, mais il reste qu’on le voit comme une tota­li­té inhé­rente qui prend la forme d’une réa­li­té concrète pour mieux se perpétuer.

La genèse du col­loque Regards autoch­tones sur les Amériques

IS : En 2008–2009, Clau­dine Cyr, alors doc­to­rante à l’Université de Mont­réal, et moi, alors doc­to­rante à l’UQÀM, t’avions appro­ché pour te faire part de notre idée d’organiser, à par­tir du Groupe inter­dis­ci­pli­naire de recherche sur les Amé­riques (GIRA) à l’Institut natio­nal de la recherche scien­ti­fique – Centre Urba­ni­sa­tion Culture Socié­té (INRS-UCS), un col­loque auquel nous sou­hai­tions convier cher­cheurs, réa­li­sa­teurs et autres pro­fes­sion­nels du ciné­ma autoch­tone. Tu avais non seule­ment accep­té d’initier un tra­vail de par­te­na­riat avec nous par le biais de Terres en vues, mais, à notre grande sur­prise et à notre grande joie, tu nous avais pro­po­sé de tenir ce col­loque dans le cadre du Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone. Le pre­mier col­loque avait été orga­ni­sé en par­te­na­riat avec Terres en vues, le Centre lin­guis­tique et cultu­rel Kanien’kehaka Onk­wawén : na Rao­ti­tióhk­wa Lan­guage and Cultu­ral Centre (KORLCC) et le Réseau DIALOG. Il s’était ins­crit dans la pro­gram­ma­tion offi­cielle du fes­ti­val. Des gens tels qu’Audra Simp­son, Ala­nis Obom­sa­win, Tra­cey Deer, José Alfre­do Jimé­nez, Joseph Lazare, Bever­ley R. Sin­ger, Lau­ra Mil­li­ken, Kevin Papa­tie et Manon Bar­beau y avaient par­ti­ci­pé. Je me sou­viens que nous avions tous été agréa­ble­ment sur­pris du suc­cès qu’il avait eu, tant par la per­ti­nence des échanges et la force de la ren­contre que par le pou­voir créa­teur des col­la­bo­ra­tions, ce qui nous avait inci­tés à renou­ve­ler l’expérience en 2010. Quelles pos­si­bi­li­tés envi­sa­geais-tu lorsque tu as pro­po­sé de tenir ce col­loque uni­ver­si­taire dans le festival ?

AD : C’était tou­jours en pour­sui­vant l’idée de péren­ni­ser ce qui émane de la per­for­mance et de l’événementiel, donc ce qui est par défi­ni­tion éphé­mère. D’abord, bien sûr, grâce à la pério­di­ci­té qui fait qu’une fois par année, le fes­ti­val est là, nous ins­cri­vons quelque chose dans les mémoires, dans les habi­tudes, dans le calen­drier : les gens attendent son arri­vée à date fixe. J’ai bien aimé qu’une année, en réponse à Culture Mont­réal, qui avait com­man­dé de courts textes décri­vant des pro­me­nades dans divers quar­tiers de la ville, une écri­vaine ait écrit : « Ah, je vois la pointe des tipis sur la place Émi­lie-Game­lin, je sais que l’été s’en vient. » À l’époque, le fes­ti­val était en juin, donc effec­ti­ve­ment près de l’arrivée offi­cielle de l’été. Ce que j’avais trou­vé impor­tant, c’est qu’avec une récur­rence archi­tec­tu­rale encore assez modeste, dans un parc bien situé, mais pas consi­dé­ré comme une ins­tal­la­tion majeure à Mont­réal, nous étions déjà capables de mar­quer le pay­sage men­tal. Or s’il est un endroit d’inscription où lais­ser une empreinte durable, c’est le savoir uni­ver­si­taire, qui est un lieu d’élaboration d’un dis­cours sur les réa­li­tés. Pas besoin d’être un grand astro­phy­si­cien pour com­prendre que quand on regarde une réa­li­té, on la trans­forme. Et, effec­ti­ve­ment, le regard uni­ver­si­taire trans­forme la réa­li­té sur laquelle il tra­vaille. Pre­miè­re­ment, il en rend compte et, du même coup, la trans­forme en l’inscrivant comme digne de savoir. Deuxiè­me­ment, ce savoir s’élabore et devient un dis­cours for­te­ment légi­ti­mé. Troi­siè­me­ment, le tout intègre le cor­pus des tra­vaux uni­ver­si­taires, aus­si bien dans sa mani­fes­ta­tion dyna­mique (les cours, les échanges, les col­loques qui sui­vront et feront écho aux échanges ayant pu avoir lieu dans les fes­ti­vals) que, de façon plus sta­tique, dans les écrits qui dureront.

IS : En 2018, l’année où nous avons relan­cé le col­loque, Mélis­sa Géli­nas, alors cher­cheure post­doc­to­rale du Conseil de recherches en sciences humaines du Cana­da à l’école de ciné­ma Mel Hop­pen­heim de l’Université Concor­dia, s’était jointe à notre comi­té orga­ni­sa­teur. Vu notre calen­drier d’organisation assez ser­ré (c’est-à-dire sui­vant le rythme du fes­ti­val davan­tage que celui à très long terme des col­loques uni­ver­si­taires habi­tuels), elle ne pen­sait pas que le col­loque pour­rait prendre un véri­table essor. Fina­le­ment, elle avait été sur­prise de voir à quel point tout s’était rapi­de­ment déployé et avait bien fonc­tion­né. Je me sou­viens qu’elle avait obser­vé et sou­li­gné que les gens atten­daient ce col­loque, ce qui rejoint ce que tu dis sur la mémoire et l’horizon d’attente.

AD : D’un point de vue plus prag­ma­tique, comme fes­ti­val, il faut aus­si se trou­ver un cré­neau, se dis­tin­guer, pour employer ce lan­gage de mar­ke­ting (que je n’aime pas trop !), si l’on veut arri­ver à sur­vivre. Il faut jus­ti­fier son exis­tence par­mi la pano­plie des évé­ne­ments cultu­rels et démon­trer sa propre ori­gi­na­li­té dans les diverses mani­fes­ta­tions publiques des cultures autoch­tones au pays ; bref, mon­trer qu’on a une per­ti­nence. J’avais remar­qué que cette idée de se lier au savoir uni­ver­si­taire allait deve­nir une par­ti­cu­la­ri­té de Pré­sence autoch­tone. Par exemple, si l’on regarde ima­gi­ne­NA­TIVE à Toron­to3, un autre grand fes­ti­val autour du ciné­ma autoch­tone, on y retrouve sur­tout des ate­liers pro­fes­sion­nels sur la dis­tri­bu­tion et le finan­ce­ment, alors qu’à Pré­sence autoch­tone, les cinéastes ren­contrent des uni­ver­si­taires. On finit ain­si par avoir une « bibitte » unique qui n’a pas son pareil ailleurs. [Rires]

IS: Ce que je trouve inté­res­sant, dans le contexte du Qué­bec, c’est que si les études en ciné­ma et en lit­té­ra­ture autoch­tones sont encore peu pré­sentes dans les uni­ver­si­tés, il y a par ailleurs une sorte de lea­der­ship exer­cé par des orga­nismes cultu­rels autoch­tones. Ces der­niers s’allient avec des cher­cheurs avec les­quels ils veulent tra­vailler et, de façon consciente et déli­bé­rée, créent des espaces où se déve­loppe la recherche en lien avec le milieu. Je pense notam­ment à Terres en vues et à son fes­ti­val Pré­sence autoch­tone, ain­si qu’à Kwa­hia­tonhk ! et à son Salon du livre des Pre­mières Nations, deux orga­nismes autoch­tones qui, selon moi, impactent clai­re­ment le déve­lop­pe­ment de ces champs d’étude dans le monde fran­co­phone. C’est là qu’on se ren­contre pour pré­sen­ter nos tra­vaux, pour dis­cu­ter et réfléchir.

AD : Oui, c’est inté­res­sant ce que tu dis là. Je me sou­viens avoir dit à mes col­lègues au bureau: on va se lier avec des doc­to­rantes [Clau­dine Cyr et Isa­belle St-Amand], elles devien­dront doc­teures, puis quelque chose de durable s’installera. C’était un pari sur la jeu­nesse. Il n’y avait pas de pro­fes­seurs éta­blis qui pre­naient ces sujets à bras le corps à l’époque : ça pre­nait jus­te­ment cette éner­gie du renou­veau qui est le propre de la jeu­nesse pour que la situa­tion évo­lue. J’avais moi-même don­né pen­dant deux ans un cours inti­tu­lé First Nations and Film à l’Université Concor­dia. Les étu­diants me disaient: «C’est ter­rible, on n’a pas de maté­riel.» Il faut dire que c’étaient des étu­diants de pre­mier cycle, alors je leur en deman­dais peut-être un peu trop… mais à l’époque, il n’y avait à peu près pas de biblio­gra­phie, de maté­riel écrit sur le sujet. Alors quand les étu­diants s’en plai­gnaient, je leur répon­dais: «C’est for­mi­dable! Vous êtes dans un champ de savoir neuf.» À ce stade de leurs études, par contre, il y en a beau­coup pour qui c’était trop de devoir défri­cher ; ils auraient vou­lu, c’est bien com­pré­hen­sible, plus sim­ple­ment assi­mi­ler des savoirs déjà bien consti­tués. L’autre chose que je remar­quais, c’était l’émergence, récente, du ciné­ma autoch­tone comme champ spé­ci­fique d’étude, avec le fait de l’identifier sans plus de ter­gi­ver­sa­tion comme ciné­ma autoch­tone. Il y avait des gens qui n’y croyaient pas. Je me sou­viens qu’en 1993–1994, on avait ren­con­tré un repré­sen­tant de la SODEC qui n’était pas du tout mal inten­tion­né ; il nous avait même déblo­qué un petit bud­get. J’étais avec Myra Cree. Ce mon­sieur nous avait dit : « Oui, mais aurez-vous assez de films pour faire un fes­ti­val annuel ? » Déjà, les mots « ciné­ma autoch­tone », il avait du mal à les mettre ensemble… C’était pareil pour « art autoch­tone » : par­tout où on allait, les gens avaient de la dif­fi­cul­té à asso­cier ces deux mots. C’est bien ce dont il est ques­tion lorsqu’on dit qu’on fait exis­ter, qu’on a fait his­to­ri­que­ment exis­ter un objet. Nous sommes par­tie pre­nante de cette émer­gence, non seule­ment comme dif­fu­seur, mais aus­si comme cata­lo­gueur. Nous choi­sis­sons des œuvres, nous en fai­sons une pro­gram­ma­tion annuelle et cette pro­gram­ma­tion consti­tue un cata­logue qui peut deve­nir par la suite un cor­pus d’étude. C’est là que nous contri­buons à faire adve­nir une (re) connais­sance bien récente et bien actuelle. D’ailleurs, ce n’est qu’il y a envi­ron cinq ou six ans qu’une sec­tion de ciné­ma autoch­tone a été créée dans un grand fes­ti­val inter­na­tio­nal comme la Ber­li­nale. Il est donc récent que, hors du cir­cuit de l’autochtonie pro­pre­ment dite, on com­mence à recon­naître ce seg­ment par­ti­cu­lier (on ne peut pas par­ler de genre) qu’on appelle désor­mais ciné­ma autoch­tone. C’est une forme de ciné­ma pan-natio­nale et le voca­bu­laire manque encore pour plei­ne­ment cer­ner cette sin­gu­la­ri­té nouvelle.

Des pers­pec­tives trans­amé­ri­caines et un contexte communautaire

IS: En 2008–2009, Clau­dine Cyr et moi espé­rions que le col­loque inter­na­tio­nal que nous sou­hai­tions créer avec vous pour­rait sus­ci­ter des échanges et des conver­sa­tions qui seraient direc­te­ment bran­chées sur les réseaux ciné­ma­to­gra­phiques et cultu­rels autoch­tones au Qué­bec et ailleurs dans les Amé­riques. Nos par­te­na­riats avec Terres en vues et avec le Centre lin­guis­tique et cultu­rel de Kah­na­wake ont ouvert des pos­si­bi­li­tés aus­si immenses qu’inespérées à de nom­breux égards. Les ren­contres et les idées géné­ra­trices se sont mul­ti­pliées d’année en année, orien­tant les ques­tion­ne­ments des cher­cheurs de façon signi­fi­ca­tive. Par exemple, le champ des études amé­ri­caines ou trans­amé­ri­caines, qui s’était beau­coup construit autour du mythe de la « décou­verte », voyait cer­tains de ses pré­sup­po­sés colo­niaux fon­da­men­taux réfu­tés, tant par la pré­sence et le dis­cours des réa­li­sa­teurs et des pro­duc­teurs autoch­tones au col­loque que par ce qui était reflé­té dans les pro­duc­tions audio­vi­suelles ana­ly­sées par les uni­ver­si­taires. À l’époque, Clau­dine Cyr pré­pa­rait une thèse sur la car­to­gra­phie évé­ne­men­tielle de l’Amérique, en lien avec les com­mé­mo­ra­tions de 19924, en plus de coor­don­ner le Groupe de recherche inter­dis­ci­pli­naire sur les Amé­riques à l’INRS-UCS, dont j’étais aus­si membre et au sein duquel nous orga­ni­sions le col­loque. La dimen­sion conti­nen­tale fai­sait par­tie des hori­zons de recherche du groupe et c’est en ce sens que nous envi­sa­gions un col­loque trans­amé­ri­cain. Que pen­sais-tu ini­tia­le­ment de la pro­blé­ma­tique de revoir les Amé­riques à par­tir d’une réflexion sur le rôle et les expé­riences ciné­ma­to­gra­phiques autochtones ?

AD: C’était déjà la pro­po­si­tion sous-jacente au pro­jet du fes­ti­val. Nous adhé­rions à la thèse de l’unicité de l’autochtonie en Amé­rique, au-delà de ses nom­breuses variantes. Les Inuits, mal­gré des par­ti­cu­la­ri­tés propres, ont une culture et une cos­mo­vi­sion qui ont énor­mé­ment en com­mun avec la vision amé­rin­dienne pro­pre­ment dite. Quoi qu’il en soit, pour nous, il était clair que la vision amé­rin­dienne s’étendait de la toun­dra à la terre de feu dans une uni­té pro­fonde. Cette thèse n’était pas nou­velle: la tétra­lo­gie Les mytho­lo­giques (1964–1971) de Claude Lévi-Strauss l’étayait et j’avais pour ma part tra­vaillé avec Arthur Lamothe, qui était ver­sé en eth­no­lo­gie et qui por­tait cette vision. Bref, le fait d’embrasser les Amé­riques fai­sait par­tie de mon décor et de nos pré­misses quand nous avons fon­dé Pré­sence autoch­tone. Quand quelqu’un est venu nous par­ler des Amé­riques, c’était déjà notre pro­pos ; alors il n’y a pas eu de ques­tion­ne­ment à ce niveau, cela allait de soi pour nous.

IS : De mon côté, je com­men­çais alors à faire des recherches doc­to­rales sur la crise d’Oka et le siège de Kaneh­sa­take et je me ren­dais compte qu’il était dif­fi­cile d’aborder direc­te­ment cet évé­ne­ment avec des gens des com­mu­nau­tés mohawks. Non seule­ment ce n’est pas l’épisode le plus serein de l’histoire récente, mais, en plus, je les appro­chais à titre de Qué­bé­coise non-autoch­tone, por­teuse d’un lourd bagage colo­nial, en lien direct avec l’été 1990, et j’arrivais tout juste en études autochtones.

AD : Le sujet ne te ren­dait pas non plus for­cé­ment très sym­pa­thique aux yeux de tes col­lègues ! [Rires]

IS : C’est ça. Un conflit poli­tique vrai­ment intense. Pour­tant, il y avait aus­si un côté «ciné­ma» que je vou­lais étu­dier et j’avais le goût de trou­ver une façon plus posi­tive de connaître des gens à Kaneh­sa­take et à Kah­na­wake. Je me disais: «Si nous fai­sons ce col­loque et si le fes­ti­val se tient aus­si à Kah­na­wake, il serait sym­pa de deman­der aux res­pon­sables du Centre cultu­rel s’ils seraient inté­res­sés à par­ti­ci­per à son orga­ni­sa­tion. » L’idée du col­loque Regards autoch­tones sur les Amé­riques, comme je l’ai expli­qué, était de trou­ver des façons de mieux connaître le ciné­ma autoch­tone du point de vue des gens qui le pra­tiquent et, en même temps, d’éclairer nos réa­li­tés res­pec­tives à par­tir des expres­sions ciné­ma­to­gra­phiques autoch­tones. Je me disais que de tra­vailler avec des gens du Centre cultu­rel pour dis­cu­ter de ciné­ma autoch­tone me per­met­trait d’en apprendre davan­tage au sujet du ciné­ma mohawk en plus de m’aider à mieux com­prendre le contexte mohawk. Que pen­sais-tu ini­tia­le­ment de notre sou­hait d’approcher le KORLCC5 pour leur deman­der s’ils seraient inté­res­sés à orga­ni­ser ce col­loque avec nous ?

AD : Encore une fois, ça allait de soi. C’était une col­la­bo­ra­tion qui était déjà éta­blie, une cama­ra­de­rie qui était là. Je sais que Mar­tin Loft, notre cor­res­pon­dant de l’époque au Centre cultu­rel, sou­hai­tait qu’on amène du monde à Kah­na­wake. Évi­dem­ment, les gens de Mont­réal auraient trou­vé fas­ti­dieux de se dépla­cer à Kah­na­wake pour une simple pro­jec­tion annon­cée dans le cadre d’un pro­gramme de films. Par contre, dans un col­loque uni­ver­si­taire, les gens seraient plus impli­qués: ils n’y seraient pas seule­ment comme spec­ta­teurs, mais aus­si comme par­ti­ci­pants à un évé­ne­ment, pré­ci­sé­ment ici un évé­ne­ment à carac­tère autoch­tone. De ce fait, ils seraient au contraire très heu­reux de se rendre dans une com­mu­nau­té et d’être accueillis dans un centre cultu­rel autoch­tone; cela enri­chi­rait leur expé­rience. Je dois dire éga­le­ment que les com­mu­nau­tés mohawks en géné­ral, et par­ti­cu­liè­re­ment les gens en poste au Centre cultu­rel de Kah­na­wake, voyaient, eux aus­si, par­fai­te­ment où on vou­lait aller et com­pre­naient l’importance du tra­vail uni­ver­si­taire dans cette démarche. Bref, il y avait là un ter­rain d’accueil pour le col­loque où les par­ti­ci­pants seraient reçus avec hos­pi­ta­li­té et intérêt.

IS: C’est d’ailleurs grâce à ce par­te­na­riat avec le Centre cultu­rel que nous avons eu la chance, dès la pre­mière année et aux quatre col­loques sub­sé­quents, de rece­voir comme confé­ren­cière invi­tée l’anthropologue Audra Simp­son. Je me sou­viens que nous avions été frap­pées dès 2009 par la richesse des échanges et des conver­sa­tions, de même que par la per­ti­nence des réseaux mobi­li­sés. Il avait été abso­lu­ment for­mi­dable, cette année-là et par la suite, de pou­voir ras­sem­bler dans un col­loque, mal­gré des res­sources très limi­tées, des cher­cheurs, des réa­li­sa­teurs et d’autres pro­fes­sion­nels du ciné­ma tels que Rick Mon­ture, Joseph Lazare, Kon­wa­nén­hon Marion Dela­ronde, les jeunes du Eas­tern Connec­tion Film Fes­ti­val et bien d’autres encore. De mon côté, ce qui m’a mar­quée, c’est que dès les débuts, quand nous écri­vions à des cher­cheurs, à des réa­li­sa­teurs et à des pro­duc­teurs pour les invi­ter à venir pré­sen­ter leur tra­vail au Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone, dans un col­loque orga­ni­sé en par­te­na­riat avec Terres en vues et le Centre cultu­rel de Kah­na­wake, nous rece­vions à tout coup des réponses enthou­siastes, cha­leu­reuses même. À mon avis, il n’aurait jamais été pos­sible de ras­sem­bler tous ces invi­tés de marque sans vos orga­nismes et les connec­tions qu’il a été pos­sible d’établir par votre entre­mise. Le pro­gramme du col­loque, que nous avons tou­jours éla­bo­ré ensemble du début à la fin, n’aurait jamais été ce qu’il a pu être non plus. J’ai eu l’impression que nous nous enten­dions tous sur la per­ti­nence de créer ces ras­sem­ble­ments entre artistes et uni­ver­si­taires, sur la manière par­ti­cu­lière dont nous le fai­sions. En ce qui a trait à la mobi­li­sa­tion des savoirs et des connais­sances, ce n’était pas la vieille pré­ten­tion occi­den­tale à l’objectivité qui pri­mait, mais plu­tôt un pro­jet mené de façon col­la­bo­ra­tive par des uni­ver­si­taires et des gens en poste dans des ins­tances autoch­tones. On était loin du scé­na­rio de la décou­verte que Clau­dine exa­mi­nait dans sa thèse.

AD: C’est déjà ins­crit dans le nom «Terres en vues», l’organisme maître d’œuvre du Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone. Écrit au sin­gu­lier, « Terre en vue ! » évoque l’arrivée en bateau, donc, dans un contexte autoch­tone, l’arrivée des pre­miers colons ou des pre­miers décou­vreurs qui allaient ame­ner des colons. Par contre, si on écrit « Terres en vues » au plu­riel, ce sont les reven­di­ca­tions ter­ri­to­riales autoch­tones qui sont évo­quées. Il y a déjà dans ce jeu de mots une idée de ren­ver­se­ment des pers­pec­tives, celle d’un chan­ge­ment ou d’un tour­nant his­to­rique où les Autoch­tones sont à la recon­quête de leur propre territoire.

IS : Il n’est pas ano­din d’ailleurs que vous ayez appe­lé le fes­ti­val « Pré­sence autochtone… »

AD : C’était aus­si la suite logique des choses, abso­lu­ment.
IS : Notre moti­va­tion concrète ini­tiale, à cet effet, était de pou­voir écou­ter ce qui se dit à la source, car, nous disions-nous, com­ment arri­ver à sai­sir ce que le ciné­ma autoch­tone peut nous apprendre si nous ne sommes même pas en contact avec ceux et celles qui font ce ciné­ma ? En cours de route, tou­te­fois, ce que le col­loque a ren­du mani­feste, c’est l’importance de nos façons de tra­vailler ensemble pour faire émer­ger ces connais­sances. L’événement a per­mis de sus­ci­ter des réflexions dans une pers­pec­tive uni­ver­si­taire, mais sans que nous cher­chions des infor­ma­tions à la manière des anthro­po­logues ni que nous ana­ly­sions les conver­sa­tions de manière déta­chée6.

AD : Oui. Pour res­ter dans les jeux de mots, on dit que les anthro­po­logues vont «faire un ter­rain», mais, dans notre cas, nous avons plu­tôt «créé un ter­rain com­mun ». Il ne s’agit pas de l’anthropologue qui vient avec ses outils dans les com­mu­nau­tés, mais bien d’un lieu de ren­contre. La ren­contre qui se fait sup­pose une cer­taine pari­té et, donc, une cer­taine mutua­li­té dans la créa­tion d’un sens.

IS : Oui. Dans un article sur les pra­tiques de recherche, Kim Tall­bear se fait cri­tique du dis­cours des uni­ver­si­taires sur la néces­si­té de « redon­ner aux com­mu­nau­tés » parce qu’un tel dis­cours sup­pose que le cher­cheur prend d’abord quelque chose à ces der­nières7. Avec le col­loque, j’ai l’impression que nous créons quelque chose qui béné­fi­cie à chacun…

AD : Quelque chose qui appar­tient à tout le monde au départ.

IS : Il n’y a per­sonne qui donne quelque chose… Je trouve que ce col­loque est plu­tôt quelque chose que nous vou­lons faire ensemble à un moment don­né. AD : Nous nous don­nons quelque chose.

IS : J’aimerais réflé­chir davan­tage à ce tra­vail col­la­bo­ra­tif, mais je me demande com­ment faire. Est-il même pos­sible d’en par­ler sans ris­quer de le détruire ? AD : Oui, on peut en par­ler en fai­sant un compte ren­du des expériences.

IS : Et quelle contri­bu­tion, selon toi, un tra­vail col­la­bo­ra­tif comme celui qui fonde ce col­loque peut appor­ter aux milieux uni­ver­si­taires, plus par­ti­cu­liè­re­ment à la recherche en ciné­ma autochtone ?

AD : C’est une grande ques­tion. Je pense que si les gens, sur­tout ceux qui sont en cours d’écriture, de recherche et de tâton­ne­ments, par­ti­cipent au col­loque, ils y trouvent déjà ce qu’on appelle le « ter­rain com­mun » et, for­cé­ment, cette expé­rience détein­dra à quelque part dans leurs tra­vaux. Qu’est-ce que ça don­ne­ra au bout du compte ? Dif­fi­cile à dire. Par contre, en ayant éta­bli une pari­té dans la ren­contre, il y a d’emblée un autre para­digme qui est éta­bli et qui devrait – on l’espère à tout le moins – for­mer des esprits pour que le dis­cours change, puisque là, il émerge d’une pers­pec­tive nouvelle.

Un ter­rain d’expérimentation et de mise en contact

IS: Terres en vues tra­vaille depuis ses débuts aux points de contact entre socié­tés autoch­tones, qué­bé­coise et trans­na­tio­nales. C’est aus­si par son entre­mise que le col­loque a pu s’organiser en par­te­na­riat et depuis 2018 en col­la­bo­ra­tion avec le Centre cultu­rel de Kah­na­wake. Com­ment vois-tu ce rôle de média­teur que joue votre organisme ?

AD : C’est plu­tôt dans l’autre sens que s’est pen­sé ce rôle quand nous avons créé Terres en vues. Comme je le disais hier à la ren­contre des orga­nismes autoch­tones au Conseil des arts du Cana­da, nous sommes deve­nus par la force des choses des spé­cia­listes du par­te­na­riat. Les pre­mières années, per­sonne ne vou­lait nous finan­cer et per­sonne ne croyait en ce que nous fai­sions. Par contre, un immense malaise post-Oka pesait très lourd dans le cli­mat mont­réa­lais et il y avait des gens de bonne volon­té qui vou­laient en sor­tir, mais ne savaient pas quoi faire ou quelle route prendre. Des boîtes, des gale­ries, des musées et des ins­ti­tu­tions vou­laient avoir une pro­gram­ma­tion autoch­tone, mais ne savaient où s’adresser ni com­ment pro­cé­der, en plus de craindre de com­mettre des mal­adresses irré­pa­rables en pre­nant l’initiative. C’est là que nous avons com­men­cé à créer des liens entre des artistes, un ciné­ma, des œuvres et des lieux de dif­fu­sion. Peu à peu, c’est deve­nu une spé­cia­li­té d’être ces sortes d’entremetteurs entre des lieux de dif­fu­sion, des artistes et toute une pro­duc­tion cultu­relle autoch­tone au sens large. Cela cor­res­pon­dait aus­si à notre objec­tif de départ. En ins­tal­lant un fes­ti­val qui s’appelle Pré­sence autoch­tone à Mont­réal, dans un lieu où l’autochtonie a été reje­tée et effa­cée – phy­si­que­ment même puisque les popu­la­tions autoch­tones ont été pous­sées his­to­ri­que­ment hors de l’île –, nous met­tions en œuvre cette idée de retour, de reprise du ter­ri­toire, mais pré­ci­sé­ment de reprise paci­fique, par toutes ces col­la­bo­ra­tions et ces liens qu’on tis­sait au fur et à mesure. En 2001, notre asso­cia­tion avec le Musée de Pointe-à-Cal­lière lors des com­mé­mo­ra­tions du tri­cen­te­naire de la Grande Paix de Mont­réal était l’accomplissement de cette approche8. Avec le col­loque, même tra­vail dans le rap­pro­che­ment, mais en sens inverse, c’est-à-dire que nous pre­nions les gens dans les grands incu­ba­teurs d’intelligence que sont les uni­ver­si­tés, puis nous les ame­nions à tra­vailler avec des gens des com­mu­nau­tés. C’est tou­jours une conti­nui­té de la connexion recherchée.

IS : Et un savoir-faire qui per­met beau­coup de choses.

AD : Oui, et une cré­di­bi­li­té éga­le­ment. Quand nous avons créé le col­loque, ça fai­sait déjà un bout de temps que le fes­ti­val exis­tait. Aux débuts de Terres en vues et du fes­ti­val, dans les années 1990, il y avait beau­coup de méfiance. Par contre, en 2009, il y avait beau­coup d’acquis der­rière nous et les portes s’ouvraient facilement.

IS : Une autre chose à laquelle j’essayais de réflé­chir, c’est la façon dont on décrit et situe notre tra­vail. En étant doc­to­rante, puis cher­cheure et pro­fes­seure étu­diant la lit­té­ra­ture et le ciné­ma autoch­tones, mais aus­si la résis­tance de 1990, les gens finissent par te dire : « Tu tra­vailles avec les com­mu­nau­tés autoch­tones. » Dans les faits, pour­tant, on ne peut pas dire que je tra­vaille au sein des com­mu­nau­tés au sens de faire des recherches avec des oncles, des tantes et des familles, ou encore avec l’entière com­mu­nau­té. Je ne fais pas non plus par­tie d’une com­mu­nau­té autoch­tone. Je pense qu’il est plus exact de dire que je tra­vaille avec des per­sonnes et des orga­nismes qui, eux, sont liés à des com­mu­nau­tés autoch­tones ou ancrés dans une com­mu­nau­té des Pre­miers peuples. Comme j’en ai par­lé dans mon livre sur Oka, je ne me suis jamais ren­due au cœur de ce conflit en ce qui concerne les Mohawks, mais j’ai trou­vé des façons de réflé­chir à par­tir d’une cer­taine péri­phé­rie. De la même manière, je trouve que le fes­ti­val, qui s’adresse à un public élar­gi consti­tué d’Autochtones et de non-Autoch­tones, crée des espaces vivants, connec­tés, où il est pos­sible de tra­vailler avec des gens et de réa­li­ser des choses sans pour autant être dans une com­mu­nau­té. En ce qui nous concerne, le fes­ti­val four­nit un contexte au col­loque et c’est à par­tir de cet espace que nous nous connec­tons pour créer. Que penses-tu de ces espaces particuliers ?

AD : Je trouve inté­res­sant de voir le fes­ti­val comme une espèce de sou­coupe volante qui se pose ici et là et qui accueille les gens, mais qui est mobile, qui est capable d’être accueillie sur dif­fé­rents ter­ri­toires et qui consti­tue en soi un lieu de connexion. Il faut dire aus­si que le fes­ti­val est tou­jours un lieu éphé­mère. Ce sont des connexions éphé­mères, dans l’événementiel ; mais il y a aus­si une par­tie per­ma­nente du fait que les gens res­tent sou­vent en contact. On pour­rait par­ler d’une toile, non pas seule­ment de l’Internet, mais éga­le­ment de l’interconnexion entre les gens qu’un tel évé­ne­ment génère. Des liens durables se forment.

IS : J’y vois une façon d’agir, de pen­ser, qui est par réseaux, par liens, davan­tage qu’une idée de com­mu­nau­té pou­vant sou­vent être ima­gi­née comme quelque chose de fermé.

AD : Oui, sur­tout que le fes­ti­val est pan­amé­ri­cain et même inter­na­tio­nal. Il y a des Mao­ris qui viennent au fes­ti­val, mais on ne peut pas dire que ce sont les Mao­ris. De la même manière, quand il y a des Quet­chuas qui viennent au fes­ti­val, on ne peut pas dire qu’on est en contact avec la nation quet­chua. C’est plu­tôt qu’il y a des artistes et des intel­lec­tuels quet­chuas, ou mao­ris, qui viennent et prennent contact, puis repartent avec un acquis, par­fois un prix, des liens Face­book, des emails, des livres, des ami­tiés et tout cela.

IS : Le cin­quième col­loque, celui de 2014, tou­jours orga­ni­sé en par­te­na­riat avec Terres en vues et le Centre cultu­rel de Kah­na­wake, a été le point culmi­nant du tra­vail enta­mé envi­ron cinq années plut tôt. La dimen­sion trans­na­tio­nale était très pré­sente, avec des invi­tés tels que Jean­nette Paillán, Eli­za­beth Wea­ther­ford, Kim O’Bomsawin, Reghan Tar­bell, Ama­lia Cór­do­va, Jason Ryle, Kevin Papa­tie, Tasha Hub­bard, Jeff Bar­na­by, Michelle H. Rahe­ja, Audra Simp­son et d’autres encore. Clau­dine Cyr était alors pro­fes­seure à l’Universidad Autó­no­ma de Baja Cali­for­nia, au Mexique, et moi cher­cheure post­oc­to­rale à l’Université du Mani­to­ba, d’où j’avais obte­nu une sub­ven­tion du Conseil de recherches en sciences humaines. S’étaient ajou­tés des par­te­na­riats ponc­tuels avec le Labo­ra­toire sur les récits de soi mobile à l’Université de Mont­réal et le Wapi­ko­ni mobile, qui sou­li­gnait en grand son dixième anni­ver­saire. Par la suite, en rai­son de trans­for­ma­tions pro­fondes dans les par­cours des membres de notre équipe sur les plans per­son­nel et pro­fes­sion­nel, le col­loque a été sus­pen­du pen­dant trois années. Il a repris en 2018, cette fois à par­tir de l’Université Queen’s, où j’avais obte­nu l’année pré­cé­dente un poste de pro­fes­seure au rang d’adjointe (assis­tant pro­fes­sor). Mélis­sa Géli­nas avait alors pris le relais de Clau­dine Cyr du côté uni­ver­si­taire et, au Centre cultu­rel, Kon­wa­nén­hon Marion Dela­ronde celui de Mar­tin Loft. Au cours de cette période de tran­si­tion impor­tante, et d’ailleurs depuis les débuts de ce col­loque, j’ai sen­ti que la force de notre action concer­tée rési­dait avant tout dans les liens que nous avons tis­sés au fil des ans, dans les façons de faire que nous avons déve­lop­pées, dans la connais­sance et le res­pect des prio­ri­tés des uns et des autres, mais aus­si dans notre capa­ci­té à tra­vailler selon une vision par­ta­gée en ce qui concerne le col­loque très pré­ci­sé­ment9. Shawn Wil­son, dans Research Is Cere­mo­ny (2008), fait valoir que les liens créés au cours de la recherche font par­tie des savoirs géné­rés par celle-ci10. Selon toi, qu’est-ce qui fait la force des par­te­na­riats et des col­la­bo­ra­tions qui sont aux fon­de­ments de ce col­loque depuis 2009 ?

AD : Pour le col­loque, c’est sûr qu’en vous asso­ciant au fes­ti­val, vous vous col­lez à une bande de francs-tireurs, c’est-à-dire à des gens qui non seule­ment «pensent en dehors de la boîte», mais qui «agissent en dehors des boîtes». Nous allons cher­cher des concours un peu par­tout, puis les gens sont un peu sur­pris : « Quoi ? Vous avez et le Conseil des arts du Cana­da et Télé­film Cana­da?» Nor­ma­le­ment, c’est l’un ou l’autre. Alors, effec­ti­ve­ment, nous avons bâti une sorte de struc­ture hybride – brin­gue­ba­lante à cer­tains égards et en même temps très créa­tive – qui per­met jus­te­ment d’associer des struc­tures et des indi­vi­dus qui nor­ma­le­ment ne se seraient pas retrou­vés ensemble sur le même ter­rain. Alors, oui, vous êtes embar­quées dans quelque chose qui est en un sens inédit et n’est pas au départ pro­gram­mé par les grandes ins­ti­tu­tions, y com­pris bien sûr l’institution uni­ver­si­taire, les­quelles sont basées sur des pro­to­coles bien éta­blis, des savoirs anciens et ancrés dans des tra­di­tions par­fois très lourdes. Cela offrait effec­ti­ve­ment un ter­rain d’expérimentation, ce qui fai­sait aus­si que ça n’a pas été facile pour vous non plus, car le finan­ce­ment ne vous venait pas auto­ma­ti­que­ment, ni aus­si faci­le­ment que si vous aviez bâti ce col­loque à l’intérieur de struc­tures plus conven­tion­nelles, en pre­nant les che­mins stric­te­ment bali­sés par la tra­di­tion uni­ver­si­taire. Une chose qui m’a vrai­ment très agréa­ble­ment sur­pris, c’est, au moment où tu as lan­cé ton livre sur Oka11, de voir tous les acteurs mohawks de la crise d’Oka (dont Ellen Gabriel) réunis, avec autant de sym­pa­thie vis-à-vis de toi et vis-à-vis du livre, dont la paru­tion était un évè­ne­ment de prime impor­tance pour eux aus­si. À ce moment-là, je me suis dit : « Wow, quel che­min fan­tas­tique a été fait ! » Le col­loque t’a peut-être aidée, mais dans ce cas-là, c’est toi qui a fait le tra­vail, pas Pré­sence autoch­tone. Je me suis alors dit: «Oui, il y a quelqu’un qui nous a vrai­ment bien uti­li­sés. »

IS: Mer­ci. J’étais aus­si très heu­reuse, impres­sion­née et tou­chée d’être en pré­sence de toutes ces per­sonnes signi­fi­ca­tives ras­sem­blées pour l’occasion: Katsitsén:hawe Lin­da David Cree, qui a signé la pré­face du livre, Hil­da Nicho­las, John Cree, Ellen Gabriel, Dan David, Hil­da Nicho­las, Drew Hay­den-Tay­lor, toi, André, et d’autres éga­le­ment à qui je dois beau­coup. Je suis recon­nais­sante d’avoir pu faire ce lan­ce­ment au fes­ti­val : ça venait tout à coup joindre les deux pro­jets, le col­loque et le livre, de façon très concrète12. Comme je te le disais plus tôt, j’étais res­tée à une cer­taine dis­tance du siège de l’été 1990, vu l’intensité de l’événement et mon posi­tion­ne­ment par­ti­cu­lier. Dans la recherche ayant mené à ce livre, mon objec­tif était de com­prendre ce qui s’était pas­sé lors de cet évè­ne­ment, puis d’essayer d’en par­ler avec la plus grande pré­ci­sion pos­sible. Une chose à laquelle je n’avais jamais pen­sé, tou­te­fois, c’est que, pen­dant que je m’efforçais de lire, d’écouter et de réflé­chir à tout ce que je pou­vais sur la ques­tion, c’était de pen­ser à ce qui était en train de se faire ; et c’est exac­te­ment ça qui m’est appa­ru au lan­ce­ment en 2018. C’est là que j’ai réa­li­sé qu’on connec­tait le col­loque, le fes­ti­val, ma recherche et les gens de Kaneh­sa­take qui ont sou­te­nu le livre. J’ai du même coup plei­ne­ment réa­li­sé que ce qui ren­dait tout cela pos­sible, au fond, c’étaient les liens qui s’étaient créés sans que j’y réflé­chisse expli­ci­te­ment. Enfin, les deux pro­jets que conce­vais comme paral­lèles se croi­saient plus que je ne l’avais pen­sé, comme en témoigne l’œuvre de séri­gra­phie en cou­ver­ture de ce livre signée par Mar­tin Akwi­ra­no­ron Loft, notre col­lègue à Kah­na­wake, par laquelle notre col­la­bo­ra­tion autour du ciné­ma autoch­tone et cette étude des récits de 1990 se joignaient.

AD: Oui, et au fes­ti­val, notre lien avait tou­jours été avec Kah­na­wake, très peu avec Kaneh­sa­take; il était donc très réjouis­sant de voir tous ces Kanehsata’kehró:non pré­sents au festival.

L’art de la bonne dis­tance :
une ques­tion de méthodologie

IS : Au fil des ans, nous avons donc déve­lop­pé des liens, des façons de tra­vailler et des savoir-faire qui ren­voient à la ques­tion des métho­do­lo­gies. Je trouve qu’il y a dans ce que nous fai­sons une forme de co-créa­tion par laquelle nous sus­ci­tons des réflexions col­lec­tives sur les expres­sions ciné­ma­to­gra­phiques autoch­tones situées dans leurs contextes res­pec­tifs. Au col­loque de 2019, Odile Joan­nette du Wapi­ko­ni mobile, Yves Sioui Durand d’Ondinnok et d’autres inter­ve­nants, dont Kon­wa­nén­hon Marion Dela­ronde du Centre cultu­rel KORLCC, ont beau­coup dis­cu­té des métho­do­lo­gies adop­tées dans la réa­li­sa­tion ciné­ma­to­gra­phique et télé­vi­suelle. Ils ont for­te­ment insis­té sur la façon dont on fait les choses, dont les œuvres sont créées. Si l’on pense aux films que vous sélec­tion­nez et pro­je­tez au Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone, com­ment cette ques­tion des métho­do­lo­gies entre-t-elle en jeu ? Quels cri­tères vous semblent importants ?

AD : C’étaient des ques­tions qui étaient dans l’air, car, on le sait, l’année pré­cé­dente, Ariane Mnou­ch­kine [met­teure en scène et ani­ma­trice du célèbre Théâtre du Soleil à Paris] avait don­né une fameuse entre­vue dans Le Devoir où elle avait dit, en gros, à pro­pos d’une pièce [du dra­ma­turge qué­bé­cois Robert Lepage] pré­sen­tée à son théâtre: «Non, il n’y a pas de comé­dien autoch­tone et c’est encore mieux13.» On lui avait répli­qué14, puis il y a eu tout de suite eu des gens pour nous dire qu’on ne pou­vait pas cri­ti­quer une pièce avant de l’avoir vue. Évi­dem­ment, on leur avait répon­du qu’on ne cri­ti­quait pas la pièce ; on cri­ti­quait la méthode, ain­si que le pro­pos sous-jacent à cette méthode. Bref, la ques­tion était d’actualité au Qué­bec, dans le monde fran­co­phone et au-delà. Dans le monde anglo­phone, des jour­naux comme le New York Times et The Gar­dian s’en sont même pré­oc­cu­pés, car Lepage et Mnou­ch­kine sont des stars du théâtre par­tout dans le monde.

Pour nous, cette ques­tion se pose aus­si parce que, comme fes­ti­val, c’est ce qui nous dis­tingue. Je par­lais tan­tôt d’imagineNATIVE, qui est né d’un congrès, d’une ren­contre des médias et de l’audiovisuel autoch­tones. Quand ils se sont mis à pré­sen­ter des films et à déve­lop­per un fes­ti­val, ils ont assez natu­rel­le­ment gar­dé cet aspect « ren­contre de l’audiovisuel autoch­tone » : ils pro­je­taient des films réa­li­sés par des Autoch­tones, car il s’agissait d’en faire se ren­con­trer les fabri­cants. Pré­sence autoch­tone, par contre, est un fes­ti­val cen­tré sur quelque chose de plus dif­fus et par­ta­gé : la culture, par le biais de laquelle nous vou­lons rejoindre le grand public et influen­cer toute la ville. Le chan­ge­ment que veut ame­ner ima­gi­ne­NA­TIVE, c’est de déve­lop­per le ciné­ma autoch­tone en don­nant de meilleurs outils aux créa­teurs et en ren­for­çant une indus­trie nais­sante. Nous, à Pré­sence autoch­tone, nous vou­lons chan­ger les choses en impac­tant un milieu par­ti­cu­lier, qui est iden­ti­fié comme une métro­pole cultu­relle nord-amé­ri­caine. Si nous trans­for­mons une métro­pole, qui est un hub, un endroit de haute visi­bi­li­té, nous pro­dui­sons un effet sur toute une région et, par réper­cus­sion, exer­çons une influence beau­coup plus large, natio­nale, conti­nen­tale et fina­le­ment pla­né­taire. Pour nous, il a donc été natu­rel de consi­dé­rer des pro­duc­tions réa­li­sées avec des Autoch­tones, un de nos pré­sup­po­sés étant que l’on ne peut plus faire de films sur les Autoch­tones mais seule­ment avec les Autoch­tones. Bref, à par­tir de ce moment-là, il faut se deman­der quel est le cri­tère de sélec­tion quand le réa­li­sa­teur n’est pas autoch­tone. C’est sûr que ce qu’on va consi­dé­rer, c’est un pro­duit fini, mais même là, en voyant le pro­duit fini, il faut qu’il y ait, visibles, des traces de quelque chose qui s’est pas­sé en amont et qui s’exprime dans l’œuvre ; une qua­li­té d’écoute et de trans­mis­sion, une qua­li­té de contact qui va mener jus­te­ment à une pro­duc­tion com­mune à laquelle tout un cha­cun aura contri­bué et dans laquelle le réa­li­sa­teur n’est pas le deus ex machi­na.

On pré­sup­pose ain­si quelqu’un doté d’un savoir uni­ver­sel et venant se poser ici et là, met­tant un bon jour en valeur les Autoch­tones ; puis, le len­de­main, pour le Natio­nal Geo­gra­phic, ce seront les pin­gouins ou je ne sais pas quoi d’autre, bref, cet espèce de grand magi­cien qui, par­tout où il pose sa camé­ra, pro­duit des miracles. Non, nous, ce n’est jus­te­ment pas ça. Il faut, quand nous éva­luons ce qui nous est sou­mis, pou­voir y per­ce­voir les traces d’une rela­tion éga­li­taire, res­pec­tueuse, qui se tra­duit par un carac­tère d’authenticité per­cep­tible dans l’œuvre. Alors oui, je dirais qu’en creux du tra­vail de Pré­sence autoch­tone, la ques­tion du pro­ces­sus créa­tif se pose, incontournable.

C’est aus­si vrai en musique; par exemple, nous tra­vaillons avec Katia Mak­dis­si-War­ren, qui est une Liba­no-Qué­bé­coise ou une Qué­bé­co-Liba­naise, enfin, une Qué­bé­coise avec des ori­gines liba­naises d’un côté de sa lignée et qui, jus­te­ment, tra­vaille avec des chan­teuses de gorge et un petit ensemble de musique clas­sique arabe. Là, encore une fois, il a fal­lu voir la qua­li­té de la rela­tion qu’elle avait avec nous au départ mais aus­si la qua­li­té de la rela­tion qu’elle avait avec les artistes autoch­tones avec les­quels elle tra­vaillait. Et, effec­ti­ve­ment, nous avons trou­vé cette qua­li­té à la rela­tion et nous avons consé­cu­ti­ve­ment déve­lop­pé avec elle toute une série de col­la­bo­ra­tions for­mi­dables. Par contre, il y a d’autres cas où nous avons refu­sé net des pro­po­si­tions qui nous étaient faites parce qu’on sen­tait qu’il n’y avait pas eu réflexion, intui­tion ou façon de faire spon­ta­née per­met­tant d’établir une rela­tion éga­li­taire. Atten­tion : je ne parle pas ici d’un lien fusion­nel, mais de dia­logue, plus pré­ci­sé­ment de dia­logue inter­cul­tu­rel. Je n’emploie jamais le mot «métis­sage cultu­rel » ou « art métis­sé ». Selon moi, l’art est un lieu de dia­logue inter­cul­tu­rel, où les iden­ti­tés ne sont pas niées, fusion­nées, ni ne s’évanouissent dans un mag­ma com­mun. Il n’y a pas de mel­ting pot créa­tif. Il y a une créa­tion qui vient d’une ren­contre, cette ren­contre est en soi pro­duc­tive. Des choses se frottent l’une à l’autre et voi­là, des étin­celles, des cou­leurs, une œuvre nou­velle s’élabore. Une fois que le rideau est tom­bé, cepen­dant, les chan­teuses de gorge conti­nuent à être des chan­teuses de gorge et l’ensemble de musique clas­sique arabe peut don­ner un concert de musique clas­sique arabe. Cha­cun a gar­dé sa par­ti­cu­la­ri­té. Il y a des moments de ren­contre et non une sorte de fusion arti­fi­cielle. C’est ce type de rela­tion, empreinte de res­pect mutuel des dif­fé­rences, que le pro­ces­sus de créa­tion com­mune doit éta­blir. On dit sou­vent du ciné­ma que c’est l’art de pla­cer la camé­ra à la bonne dis­tance. Je dirais que, dans ce cas-ci, il est encore ques­tion de posi­tion­ne­ment. Le cinéaste doit savoir pla­cer sa camé­ra à la bonne dis­tance, c’est-à-dire éva­luer la dis­tance qu’il convient de prendre par rap­port à son sujet. Je me sou­viens, Arthur Lamothe disait qu’il refu­sait les gros plans parce que, jus­te­ment, il fil­mait une réa­li­té qui était autre et qu’il y aurait eu quelque chose d’intrusif d’aller à force de zooms cher­cher à cap­ter les larmes. Bref, de la part du cinéaste, une pudique rete­nue qui ne pré­tend pas abo­lir les fron­tières en allant à la ren­contre de l’Autre.

IS : Voi­là un par­fait mot de la fin, dans l’esprit aus­si de notre col­loque. Mer­ci infi­ni­ment, André !

Notices bio­gra­phiques

André Dude­maine est cofon­da­teur et direc­teur de Terres en vues, Socié­té pour la dif­fu­sion de la culture autoch­tone. À ce titre, il dirige, depuis 30 ans, le Fes­ti­val inter­na­tio­nal Pré­sence autoch­tone de Mont­réal. André Dude­maine est membre de la com­mu­nau­té innue de Mash­teuiatsh. Sa contri­bu­tion aux déve­lop­pe­ments des arts et des cultures autoch­tones a été saluée par plu­sieurs récom­penses, dont des prix d’excellence Mish­ta­pew de l’Association d’affaires des Pre­miers Peuples (2001 et 2002) et le prix Jacques-Cou­ture de l’Assemblée natio­nale du Qué­bec (2002) accor­dés à l’organisme qu’il dirige. André Dude­maine a reçu le titre de Com­pa­gnon des arts et des lettres du Qué­bec en 2019 et s’est vu décer­ner en 2017 un doc­to­rat hono­ris cau­sa de l’Université de Mont­réal. Il est co-direc­teur d’un dos­sier de la Revue cana­dienne d’études ciné­ma­to­gra­phiques (2020) et d’un numé­ro de la revue Pano­ra­ma-ciné­ma (2022).

Isa­belle St-Amand est pro­fes­seure (non-autoch­tone) au Dépar­te­ment d’études fran­çaises et au Dépar­te­ment de langues, lit­té­ra­tures et cultures à l’Université Queen’s, où elle est Queen’s Natio­nal Scho­lar en lit­té­ra­ture autoch­tone fran­co­phone. Elle vient de rece­voir une sub­ven­tion du CRSH pour l’organisation du 8e col­loque Regards autoch­tones sur les Amé­riques. Ses publi­ca­tions incluent le livre Sto­ries of Oka. Land, Film, and Lite­ra­ture (2018) pré­fa­cé par Katsitsén:hawe Lin­da David Cree, ain­si que la ver­sion fran­çaise Récits de la crise d’Oka: ter­ri­toire, ciné­ma et lit­té­ra­ture (2015). Isa­belle St-Amand a codi­ri­gé l’anthologie de textes tra­duits Nous sommes des his­toires. Réflexions sur la lit­té­ra­ture autoch­tone (2018), ain­si que des dos­siers de revue consa­crés à la lit­té­ra­ture et au ciné­ma autoch­tone (Revue cana­dienne de lit­té­ra­ture com­pa­rée ; Revue cana­dienne d’études ciné­ma­to­gra­phiques ; Voix plu­rielles ; Pano­ra­ma-ciné­ma).

Notes

  1. Nous remer­cions le Queen’s Research Lea­ders Fund et le Conseil de recherche en sciences humaines pour le sou­tien accor­dé à la réa­li­sa­tion de cet entretien.
  2. À ce sujet, voir Eri­ca Com­man­da, «Cultu­ral Trail­bla­zer André Dude­maine on Indi­ge­ni­zing Mon­treal», Mus­krat Maga­zine (août 2017), http://muskratmagazine.com/cultural-trailblazer-andre-dudemaine-indigenizing-montreal/ (der­nière consul­ta­tion le 21 mai 2021), et Isa­belle St-Amand, «Pré­sence autoch­tone, une saga à contre-cou­rant. Ren­contre avec André Dude­maine », Nou­veaux Cahiers du socia­lisme no 18 (2017) : 152–160. Tel qu’indiqué sur le site offi­ciel de l’organisme, « Terres en vues est le maître d’œuvre du fes­ti­val Pré­sence autoch­tone, mani­fes­ta­tion cultu­relle et artis­tique mul­ti­dis­ci­pli­naire qui fait de Mont­réal, pen­dant dix jours en août, le chef-lieu de la créa­ti­vi­té indi­gène des trois Amé­riques.» Sa mis­sion: «Arri­mer la renais­sance artis­tique et cultu­relle des pre­miers peuples au dyna­misme cultu­rel d’une grande métro­pole dans une pers­pec­tive de déve­lop­pe­ment durable basée sur l’amitié entre les peuples, la diver­si­té des sources d’expressions comme richesse col­lec­tive à par­ta­ger et la recon­nais­sance de la spé­ci­fi­ci­té des Pre­mières Nations. » Voir : https://www.nativelynx.qc.ca/organisme/ (der­nière consul­ta­tion le 9 mars 2022).
  3. Pour en savoir plus au sujet du fes­ti­val ima­gi­ne­NA­TIVE, consul­tez le site offi­ciel du fes­ti­val : https://imaginenative.org/ (der­nière consul­ta­tion le 15 mai 2021).
  4. Voir Clau­dine Cyr, Car­to­gra­phie évé­ne­men­tielle de l’Amérique lors de son 500e anni­ver­saire (Mont­réal : Uni­ver­si­té De Mont­réal, 2008).
  5. Pour en savoir davan­tage sur le Centre cultu­rel et lin­guis­tique Kanien’kehaka Onk­wawén: na Rao­ti­tióhk­wa Lan­guage and Cultu­ral Centre (KORLCC), consul­tez son site offi­ciel : www. korkahnawake.org.
  6. À cet effet, il est signi­fi­ca­tif qu’à l’exception des comptes ren­dus parus dans le bul­le­tin de DIALOG, nous n’ayons rien publié sur le col­loque durant la pre­mière décen­nie. Toutes nos éner­gies se sont concen­trées sur l’organisation de ces ren­contres vivantes et ins­pi­rantes et on sen­tait bien de toute façon qu’il n’aurait pas été appro­prié de les uti­li­ser comme objet d’étude. Nous n’avons pas davan­tage écrit sur le col­loque lui-même lorsque nous avons fait paraître des textes, mais plu­tôt sur ce qu’il nous avait appris. Clau­dine Cyr, cofon­da­trice de ce col­loque, a réflé­chi dans un cha­pitre d’ouvrage col­lec­tif au ciné­ma autoch­tone en s’inspirant des appren­tis­sages tirés de ce cet évé­ne­ment uni­ver­si­taire et cultu­rel. Voir Clau­dine Cyr, «Le ciné­ma autoch­tone dans les Amé­riques comme médium social de recon­nais­sance cultu­relle », dans La renais­sance des cultures autoch­tones : enjeux et défis de la recon­nais­sance, sous la direc­tion de Jean-Fran­çois Côté et Clau­dine Cyr (PUL : Qué­bec, 2018), 29–60. En 2020, nous avons publié, avec Gabrielle Mar­coux, une doc­to­rante ayant par­ti­ci­pé à l’organisation du col­loque, un dos­sier de revue dont la pro­blé­ma­tique a été ins­pi­rée du col­loque de l’année pré­cé­dente et auquel ont contri­bué cer­taines de nos col­la­bo­ra­trices et pré­sen­ta­trices de longue date. Voir le dos­sier « Ciné­mas et médias autoch­tones dans les Amé­riques : récits, com­mu­nau­tés et sou­ve­rai­ne­tés », sous la direc­tion d’André Dude­maine, Gabrielle Mar­coux et Isa­belle St-Amand, Revue cana­dienne d’études ciné­ma­to­gra­phiques 29.1 (prin­temps 2020) : 1–184.
  7. Kim Tall­Bear, «Stan­ding with and Spea­king as Faith: A Femi­nist-Indi­ge­nous Approach to Inqui­ry », Jour­nal of Research Prac­tice 10.2 (2014).
  8. À ce sujet, voir André Dude­maine, « Avant-pro­pos. Du bon usage des com­mé­mo­ra­tions », Les Cahiers du CIÉRA no 17 (octobre 2019) : 25–32.
  9. Dans l’entretien que tu as don­né à Eri­ca Com­man­da (« Cultu­ral Trail­bla­zer André Dude­maine on Indi­ge­ni­zing Mon­treal » [2017]), tu expli­quais que le fes­ti­val fonc­tion­nait avec une équipe inter­cul­tu­relle qui a pour par­ti­cu­la­ri­té de tra­vailler avec les visions des artistes et des aînés autoch­tones, de s’arrimer à leurs prio­ri­tés. Tu sou­li­gnais aus­si l’importance et la pré­sence conti­nues du ter­ri­toire. Il serait inté­res­sant d’élaborer sur ces recoupements.
  10. Shawn Wil­son, Research Is Cere­mo­ny: Indi­ge­nous Research Methods (Hali­fax et Win­ni­peg: Fern­wood Publi­shing, 2008).
  11. Isa­belle St-Amand, Sto­ries of Oka: Land, Film, and Lite­ra­ture, tra­duit du fran­çais par Sue Ste­wart, pré­face de Katsitsén:hawe Lin­da David Cree (Win­ni­peg: Uni­ver­si­ty of Mani­to­ba Press, 2018). Ce livre est la ver­sion tra­duite et aug­men­tée de l’ouvrage La crise d’Oka en récits : ter­ri­toire, ciné­ma et lit­té­ra­ture (Qué­bec : Presses de l’Université Laval, 2015).
  12. C’est d’ailleurs grâce à Mélis­sa Géli­nas, qui s’est jointe au col­loque cette année-là, que nous avons tenu le lan­ce­ment à l’Université Concor­dia, où elle était alors cher­cheure post­doc­to­rale. Toute ma recon­nais­sance éga­le­ment au Centre lin­guis­tique et cultu­rel Kanehsatà:ke Tsi Ron­te­rih­wanónhn­ha Ne Kanien’kéha pour leur sou­tien à ce lancement.
  13. Ariane Mnou­ch­kine avait décla­ré qu’il n’y avait rien de pro­blé­ma­tique à ce qu’aucun comé­dien d’Amérique du Nord ne joue dans la pièce : « Ce sera tou­jours un acteur qui va jouer Ham­let ; et il n’a pas besoin d’être Danois. Je dirais qu’il vaut mieux qu’il ne le soit pas. » Voir Cathe­rine Lalonde, «“Kana­ta”: les Amé­rin­diens du Cana­da lus par Lepage et Mnou­ch­kine», Le Devoir (11 juillet 2018), https://www.ledevoir.com/culture/532131/les-ameridiens-du-canada-lus-par-lepage-et-mnouchkine (der­nière consul­ta­tion le 20 mai 2021).
  14. Voir notam­ment le texte col­lec­tif «Encore une fois, l’aventure se pas­se­ra sans nous, les Autoch­tones?», Le Devoir (14 juillet 2018), https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/ 532406/en­core-une-fois-l-aven­ture-se-pas­se­ra-sans-nous-les-autoch­tones (der­nière consul­ta­tion le 20 mai 2021)