Baptiste Creps
Avec Entre réalité et virtuel. La captation de mouvement au cinéma (2021), Justin Baillargeon propose à son lecteur un voyage initiatique, des prémices de la captation de mouvement (motion capture) à l’aboutissement de son dérivé direct, la captation de jeu (performance capture). L’engouement hollywoodien à l’égard de ces pratiques est tel que, depuis les années 2000, peu de blockbusters y échappent. Le cinéma américain se sert notamment du « cyberinterprète » pour animer des créatures comme Gollum, King Kong ou le primate César de Planet of the Apes (2011–2017), tous trois incarnés par l’acteur Andy Serkis. Hollywood, dans un élan démiurgique, est aussi dévoré par la tentation de rajeunir ses vedettes les plus emblématiques (Brad Pitt, puis Robert De Niro et Al Pacino1) et de ressusciter ses morts (Steve McQueen, Peter Cushing, Carrie Fisher et bientôt James Dean). Les possibilités qu’offre aujourd’hui le « cinéma virtuel », pour reprendre une formule chère à Robert Zemeckis, nourrissent l’ogre hollywoodien, qui se fantasme tantôt Prométhée, tantôt nécromancien et détenteur de la fontaine de Jouvence dont rêvent ses personnages depuis toujours, de la reine-sorcière de Snow White and the Seven Dwarfs (1937) aux mannequins vampiriques de The Neon Demon (Nicolas Winding Refn, 2016). Ces possibilités posent aussi un problème éthique du point de vue des droits à l’image, ce que Baillargeon ne manque pas de traiter dans son ouvrage.
L’auteur, avant d’en arriver à ces questions éthiques, présente les origines des techniques et technologies de captation et de restitution de mouvement dont découlent tant la « mocap » que la performance capture. Après avoir évoqué Max Fleischer et la rotoscopie, puis passé en revue les évolutions des techniques d’animation du mouvement dans le domaine de la science et de l’informatique, il se concentre sur l’évolution des effets spéciaux numériques à partir des années 1980. À cette époque, le cinéma voit son esthétique et ses trucages prendre un nouveau tournant avec le progrès de l’animation par images de synthèse, notamment à Hollywood2. Mais, dans son ouvrage, Baillargeon se concentre surtout sur la genèse québécoise de la technique de capture de mouvement. Il met en lumière le travail pionnier en la matière, malheureusement oublié du grand public, effectué par deux artistes québécois, Philippe Bergeron et Pierre Lachapelle. De leur collaboration naît Vol de rêve (1982), un film d’animation d’une douzaine de minutes qui, selon Baillargeon, « marque un tournant dans le domaine de l’animation par ordinateur, étant l’un des premiers films à démontrer le potentiel artistique de l’image de synthèse3 ». Le court-métrage fut acclamé au SIGGRAPH de 1983 à Détroit et remporta plusieurs prix internationaux. Fort de ces succès, Bergeron, Lachapelle et un de leurs camarades, Daniel Langlois, se penchèrent ensuite sur le projet Tony de Peltrie (1985), le premier film à mettre en scène et à retransmettre les émotions d’un être humain par images de synthèse4. Le logiciel développé pour l’occasion, nommé TAARNA, permet de modéliser la tête et le corps du personnage de Tony que Philippe Bergeron se charge d’animer. Le projet, mis sur pied à l’Université de Montréal, pose ainsi les premiers jalons du système sur lequel reposera ensuite la technique de motion capture : « L’équipe embauche un modèle afin de reproduire tous les phonèmes, ainsi qu’un total de vingt-huit expressions faciales qui sont nécessaires à l’animation du personnage. Une grille est alors dessinée sur le visage du modèle afin de représenter les points de contrôle requis pour l’animation du visage5. » Le résultat impressionne : le personnage de Tony est plus cartoonesque que réaliste, mais les émotions qui s’en dégagent regorgent, elles, d’humanité. En parallèle des prouesses de l’équipe québécoise et de l’influence du projet6, Hollywood propose « une forme primitive de captation de mouvement7 » avec le film Young Sherlock Holmes (Barry Levinson, 1985) produit par Steven Spielberg, alors très attentif à l’évolution des effets spéciaux par images de synthèse.
Plusieurs projets, notamment entre les États-Unis, la France et le Canada, permettent l’émergence de la capture de mouvement dans les années 1980–1990 et l’affirmation de la capture de jeu dans les années 2000. Justin Baillargeon met en exergue l’influence de Pierre Lachapelle dans cette course à la capture de mouvement lors de la décennie charnière 1990. Son projet The Boxer (1995)8 porte une promesse de réinvention des techniques de captation des expressions faciales et d’un rendu réaliste de la peau et des vêtements. La production de The Boxer révolutionne différentes techniques de captation faciale et se place comme l’un des projets majeurs ayant permis l’essor de la captation de jeu. Celle-ci, contrairement à la capture de mouvement, dépend avant tout du travail des interprètes, alors que la capture de mouvement dépend en grande majorité de celui des animateurs 3D : « 85 % de l’animation des personnages de The Boxer est issue du travail des interprètes, alors que les animateurs et les animatrices y ont contribué́ à seulement 15 %. D’après [Lachapelle], réaliser la captation faciale en temps réel est nécessaire pour rendre plus naturel le produit fini9. » L’accent est mis dès The Boxer sur l’importance de la restitution du jeu d’acteur. Dans la suite de son ouvrage, Baillargeon rappelle que le modus operandi pour la captation de jeu s’appréhende en deux étapes : présence du cyberinterprète sur un plateau de tournage traditionnel d’abord et dans un volume ensuite10. Cette méthode est employée pour la première fois lors de l’animation du personnage de Jar-Jar Binks dans Star Wars: Episode I. The Phantom Menace (George Lucas, 1999) avant d’être largement popularisée par celle du personnage de Gollum dans la trilogie The Lord of the Rings (2001–2003) de Peter Jackson. La première étape a pour seule utilité de tirer le maximum de la performance des acteurs présents autour du cyberinterprète et d’imprégner ce dernier de la séquence pour la seconde étape, lors de laquelle il devra délivrer sa propre performance à l’aide de capteurs électroniques. Aujourd’hui, la captation demande très peu de modifications dans le jeu et les acteurs peuvent se passer de dispositifs complexes de captation faciale comme c’est le cas, par exemple, pour le rajeunissement de Robert De Niro et d’Al Pacino dans The Irishman (Martin Scorsese, 2019). Les dispositifs plus lourds du début du xxie siècle ont laissé place à une sorte de « maquillage numérique », faisant ainsi écho aux paroles d’Andy Serkis qui avaient heurté l’égo des animateurs et spécialistes des effets numériques11. Aujourd’hui, la captation de jeu a fait un immense bond technologique en avant, puisque les cyberinterprètes peuvent quitter le volume et jouer aux côtés d’interprètes en chair et en os grâce aux dernières technologies de capteurs et de marqueurs infrarouges12.
Dans cette odyssée de la capture de mouvement et de jeu, Baillargeon promène son lecteur à travers diverses aventures de production, du Québec de Tony de Peltrie à l’Inde de Sinbad: Beyond the Veil of Mists (Evan Ricks et Alan Jacobs, 2000) en passant par la France de Starwatcher (Jean Giraud dit Mœbius, 1991) et plus généralement par l’Europe de Renaissance (Christian Volckman, 2006), sans oublier le Japon de Final Fantasy: The Spirits Within (Hironobu Sakaguchi, 2001) et quelques autres destinations encore. Naturellement, les moyens et la créativité de cinéastes comme Robert Zemeckis, James Cameron ou Steven Spielberg forcent l’auteur à consacrer une partie de son ouvrage au « cinéma virtuel » hollywoodien que développe Zemeckis à partir de Polar Express en 2004. Sans manquer d’évoquer Avatar (James Cameron, 2009), qui, sans forcément innover, améliore indéniablement les techniques de captation de mouvement et de capture de jeu pour créer ses peuples numériques, c’est toutefois sur une étude approfondie de The Adventures of Tintin: The Secret of the Unicorn (Steven Spielberg, 2011) que Baillargeon choisit de conclure son ouvrage. Ce choix met en relief l’inventivité inédite de l’utilisation de la captation de jeu, de la mise en scène numérique à l’intérieur du volume et de l’expérience 3D dont fait preuve l’œuvre de Steven Spielberg. À travers diverses prouesses techniques, le Tintin de Spielberg prend une direction radicalement opposée à celle de la ligne claire d’Hergé afin de mieux lui rendre hommage. L’utilisation de la 3D, pourtant de plus en plus décriée depuis les années 2010, est notamment ce qui permet à Spielberg de se rapprocher de l’auteur de bande dessinée belge :
La stéréoscopie façon Spielberg ne possède pas les aspérités que l’on reproche souvent à ce procédé cinématographique. Chez lui, cette technique de perception du relief vient plutôt renforcer l’effet de la ligne claire, en faisant ressortir l’image du cadre et en la distançant du décor. […] Avec une maîtrise démiurgique analogue à celle du bédéiste, Spielberg crée un univers parallèle à celui d’Hergé, et ce, sans les contraintes associées à l’image profilmique du cinéma en prises de vues réelles13.
L’animation numérique permet également à Spielberg et à son équipe de composer des décors colorés et photoréalistes semblables aux cases des bandes dessinées d’Hergé, dont le réalisme tranche avec la ligne claire et le simple tracé de ses personnages. Le volume et les caméras numériques dont le cinéaste peut se servir comme des joypads de jeux vidéo permettent à Spielberg d’exprimer avec une virtuosité jubilatoire son talent pour immerger le spectateur dans l’univers du film à l’aide de plan-séquences, de travellings et de mouvements aussi spectaculaires qu’impossibles via un matériel mécanique.
Ainsi, The Adventures of Tintin peut s’appréhender comme une forme d’aboutissement de cette odyssée à travers l’art, le réel et le virtuel que Justin Baillargeon nous conte durant un peu plus d’une centaine de pages.
Après une séquence-essai dans X‑Men: The Last Stand (Brett Ratner, 2006), The Curious Case of Benjamin Button (David Fincher, 2008) fait figure de précurseur dans l’art de vieillir puis de rajeunir sa vedette (Brad Pitt) à l’échelle de tout un film. The Irishman (2019) de Martin Scorsese lui emboîte le pas en rajeunissant à la fois Robert De Niro et Al Pacino. De nombreux autres exemples de rajeunissement à l’échelle séquentielle existent : que l’on pense à Harrison Ford dans The Age of Adaline (Lee Toland Krieger, 2015) ; à ses compagnons de jeu de Star Wars Mark Hamill et Carrie Fisher dans Star Wars: Episode IX. The Rise of Skywalker (J.J. Abrams, 2019) ; à Arnold Schwarzenegger dans Terminator Salvation (Joseph McGinty Nichol dit « McG », 2009) puis Terminator Genisys (Alan Taylor, 2015) et Terminator: Dark Fate (Tim Miller, 2019), dans lequel les personnages de Sarah et John Connor sont également rajeunis numériquement dans le prologue ; à Michael Douglas dans Ant-Man (Peyton Reed, 2015) ; à Johnny Depp dans Pirates of the Caribbean: Dead Men Tell No Tales (Joachim Rønning et Espen Sandberg, 2017) ou encore à Will Smith dans Gemini Man (Ang Lee, 2019).↩
Pensons, à titre d’exemple, aux premiers films américains contenant des effets spéciaux numériques comme Tron (Steven Lisberger, 1982) ou The Last Starfighter (Nick Castle, 1984) ; aux productions des courts-métrages de Pixar jusqu’à l’aboutissement de Toy Story (John Lasseter, 1995) ; à l’omniprésence de la société Industrial Light & Magic (ILM) de George Lucas ; et aux œuvres de James Cameron et de Steven Spielberg, dont le passage de relais technique opéré entre Terminator 2: Judgment Day (James Cameron, 1991) et Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993) marque un tournant décisif pour le blockbuster.↩
Justin Baillargeon, Entre réalité et virtuel. La captation de mouvement au cinéma (Longueuil : L’instant même, 2021), 31.↩
The Adventures of André & Wally B. (Alvy Ray Smith, 1984), produit par la division informatique de Lucasfilm créée par George Lucas, qui deviendra quelques années plus tard le studio Pixar, est le premier court-métrage intégralement conçu par ordinateur mettant en scène des personnages qui ne sont pas humains.↩
Baillargeon, Entre réalité et virtuel, 33.↩
Baillargeon précise notamment à la page 34 que si Tony de Peltrie n’a pas recours techniquement à la capture de mouvement, « les techniques et outils utilisés dans la création du court métrage permettront à Langlois, l’un des réalisateurs, de créer Softimage, un logiciel de modélisation et d’animation de rendu 3D utilisé pour la conception de jeux vidéo et pour la création d’effets visuels au cinéma. Il deviendra célèbre du fait de son emploi pour l’animation des dinosaures dans Jurassic Park […] de Steven Spielberg. »↩
Baillargeon, Entre réalité et virtuel, 35.↩
Ce projet de Lachapelle évoluera en une production IMAX 3D d’une quarantaine de minutes intitulée Adventures in Animation 3D (2004). Il sort ainsi la même année que The Polar Express (2004) de Robert Zemeckis, un film dont le succès considérable propulse son réalisateur comme promoteur « officiel » de la captation de jeu.↩
Baillargeon, Entre réalité et virtuel, 42.↩
Selon les termes de Baillargeon que l’on peut retrouver page 20, « [l]e terme “volume”, pour les spécialistes du milieu, fait référence au plateau de tournage virtuel de la captation de mouvement ».↩
L’acteur Andy Serkis, qui cherchait à mettre en valeur les performances des cyberinterprètes pour qu’ils puissent prétendre au même type de récompenses que les acteurs traditionnels – Oscars et Golden Globes notamment –, avait comparé la technique de captation de jeu à un simple maquillage numérique qui, à l’instar d’un maquillage traditionnel, n’oblitère en aucun cas la performance de l’acteur qu’il recouvre. Ces revendications ont fini par blesser les animateurs et directeurs des effets spéciaux numériques, qui y ont vu une manière de minimiser leur travail pourtant colossal. Baillargeon évoque la question à la page 73 de son ouvrage.↩
L’auteur s’arrête notamment sur le film Rise of the Planet of the Apes (Rupert Wyatt, 2011), qui a entre autres tiré profit de cette avancée technologique.↩
Baillargeon, Entre réalité et virtuel, 90.↩