Louis Pelletier
Le discours sur le cinéma au Québec a longtemps internalisé une hiérarchie exogène consacrant la suprématie du long métrage de fiction, du film d’auteur et du grand cinéma documentaire. Critiques, experts et éditorialistes se sont épanchés pendant des décennies sur le lent développement de l’industrie cinématographique nationale et son principal corollaire, l’omniprésence des films étrangers sur les écrans québécois. L’historiographie du cinéma québécois a longtemps repris cette vision : pour les historiens du cinéma québécois, la question centrale a longtemps été de comprendre pourquoi l’émergence d’une production régulière de films de fiction s’est tant fait attendre1. L’analyse de la production de longs métrages qui prit finalement son envol à partir des années 1960 a quant à elle soutenu la création d’un canon reflétant le génie, mais aussi l’identité et les aspirations des Québécois et Québécoises. Cette conception du cinéma focalisée sur les grandes œuvres et les grands auteurs est demeurée centrale dans les approches du patrimoine cinématographique québécois au xxie siècle. C’est ainsi que, si une initiative aussi structurante que le projet Éléphant se présente depuis 2008 comme une entreprise de sauvetage de la « mémoire du cinéma québécois », la lecture de sa présentation détaillée révèle que c’est bien de « l’ensemble des longs métrages de fiction québécois » qu’il s’agit2.
Or, la recherche historique a démontré au cours des dernières décennies que les films d’auteur et les documentaires mis de l’avant dans les histoires du cinéma ne représentent qu’une infime partie des productions tournées dans la province depuis le tournant du xxe siècle3. Les Québécois et Québécoises produisent des films depuis au moins l’automne 1906. C’est en effet à ce moment que Léo-Ernest Ouimet, qui s’était vraisemblablement procuré une caméra lors d’un séjour en France l’année précédente, présente ses premières vues locales4. Les opérateurs de prises de vues et les entreprises cinématographiques ne tardent pas à se multiplier au Québec dans les mois et années qui suivent. Puis, en 1920, un premier grand studio et laboratoire, Associated Screen News, est créé grâce au financement du chemin de fer Canadien Pacifique. Les films qu’on y produit par centaines jusqu’en 1959 sont presque tous des courts métrages et des films utilitaires destinés à tout un lot d’entreprises et de lieux de diffusion se présentant comme des alternatives aux salles commerciales. L’entre-deux-guerres voit par ailleurs de nombreux Québécois et Québécoises se lancer dans la production de films amateurs suite au lancement des formats 9,5 mm (1922) et 16 mm (1923) par Pathé et Kodak. Si plusieurs de ces faiseurs de vues se contentent de capter des images familiales, certains n’en produisent pas moins d’étonnantes tentatives d’appropriation du nouveau média. Les journaux révèlent ainsi que le graphiste et illustrateur montréalais Maurice Gagnon présenta en 1938 un ambitieux long métrage de fiction muet, La glu fatale, utilisant le format 16 mm5.
L’apparition de caméras 16 mm sophistiquées telles que la Ciné-Kodak Special (1933) et la Paillard-Bolex H16 (1935), de projecteurs 16 mm sonores portables, de même que de l’émulsion Kodachrome (1935) contribuent à la forte croissance de la production de films destinés aux circuits non commerciaux dans les années 1930 et 1940. Les recherches de Jocelyne Denault et, plus récemment, de Noémie Brassard révèlent à cet égard que les congrégations religieuses féminines produisirent à cette époque de très nombreux films, dont certains furent même diffusés sur plusieurs continents6. La contribution de Maurice Proulx, Albert Tessier et des autres prêtres-cinéastes à la cinématographie québécoise est quant à elle plus largement connue, même si leurs films sont plus souvent discutés que vus de nos jours. Leur production recoupe par ailleurs largement celle du gouvernement du Québec, qui s’organise dans les années 1930 et 1940. Dans les années 1950 et 1960, les catalogues du Service de ciné-photographie de la province de Québec, puis de l’Office du film du Québec comptent des centaines de titres.
Cette abondante production est toutefois largement mise de côté lorsque, en parallèle de l’émergence d’un nouveau cinéma québécois, un vent de renouveau souffle sur la cinéphilie dans la province, avec la création de la revue Objectif (1960–1967), du Festival de films de Montréal (1960–1967), puis de Connaissance du cinéma (1963–1971), qui deviendra la Cinémathèque québécoise (1971-…). Grâce à l’influence de l’Office national du film du Canada sur la culture cinématographique du Québec, les cinémas documentaire, d’animation et, dans une certaine mesure, expérimental occupent à ce moment une place non négligeable dans les discours critiques, théoriques et historiques sur le cinéma d’ici. L’inscription dans ces discours des films gouvernementaux, utilitaires et amateurs de même que du cinéma dit populaire, qui prend véritablement son envol dans la province à partir de la fin des années 1960, demeure néanmoins difficile. On y voit surtout les traces d’un passé où le Québec était soumis au clergé, aux puissances étrangères et aux grandes entreprises ou encore la démonstration des goûts et dispositions problématiques d’un public forcément aliéné.
Cette situation tend à changer à partir du début des années 2000 avec l’émergence d’une nouvelle génération de cinéphiles pouvant construire sur les acquis de leurs aînés. Le statut artistique du cinéma – ou à tout le moins de certaines œuvres cinématographiques – n’est plus remis en question, ce qui autorise une nouvelle curiosité pour le cinéma populaire et le cinéma de genre. Celle-ci se développe dans de nouveaux festivals et espaces de diffusion tels que Fantasia (1996-…) et Les Douteux (2007-…), en plus de se manifester dans les pages de revues comme 24 images (1979-…) et Panorama-cinéma (2003-…). L’arrivée du Web et des plateformes numériques joue un rôle central dans ce mouvement. La diffusion des films en version numérique ne relève en effet plus exclusivement des éditeurs, programmateurs et conservateurs professionnels. Tout un chacun peut dès lors partager ses trouvailles (souvent sans grande considération pour le droit d’auteur) et échanger sur des plateformes telles que Karagarga, Reddit ou Facebook avec les autres membres des communautés virtuelles se passionnant pour des productions, genres et sous-genres très précisément circonscrits.
Dans les universités, les études cinématographiques vivent elles aussi de profondes transformations depuis le tournant du siècle. Les cours sur les grands auteurs cèdent du terrain à d’autres portant sur les cinémas orphelins, utilitaires ou amateurs, tandis que les cours dédiés aux cinémas nationaux tendent à laisser leur place à des cursus couvrant plutôt les images produites par diverses communautés et groupes minoritaires. Le regain d’intérêt pour les questions liées aux publics et à la représentation des groupes marginalisés – davantage impliqués dans ces pratiques cinématographiques alternatives – nourrit ce mouvement.
Ces bouleversements touchant tant l’enseignement et la recherche universitaires que la cinéphilie et la préservation du patrimoine audiovisuel nous semblent du plus haut intérêt pour l’étude des pratiques, des théories et de l’histoire du cinéma au Québec. Nouvelles Vues a donc décidé de consacrer un numéro thématique à ces « mauvais genres » occupant une place essentielle, si longtemps négligée, dans l’historiographie. Ce numéro ne prétend aucunement offrir un portrait systématique et exhaustif des productions mineures, dévalorisées ou marginalisées produites au cours des 120 dernières années. Les textes rassemblés ici n’en offrent pas moins un panorama diversifié des recherches contemporaines sur ces autres cinémas québécois.
Dans « La compagnie Cinéma canadien limitée et l’émergence du cinéma catholique canadien-français (1920–1930) », Germain Lacasse révèle que l’Église catholique a soutenu au Québec la production de films bien avant la publication de l’encyclique Vigilanti cura (1936), par laquelle le pape Pie xi entreprit de convaincre les catholiques de ne plus voir le cinéma comme une simple mauvaise influence, mais comme un moyen de communication moderne à mettre au service de leur foi. Lacasse explique ainsi que la compagnie Cinéma canadien visait à produire une alternative au cinéma hégémonique importé de l’étranger, et plus particulièrement des États-Unis. En exposant les liens entre le Cinéma canadien et le journal Le Devoir, l’article met par ailleurs en évidence la grande importance de la collaboration entre les deux premiers médias de masse, la presse et le cinéma, au cours des premières décennies du xxe siècle.
Sébastien Hudon, dans « Enquête sur les films retrouvés de l’entourage d’Ernest Cormier. Relations intermédiatiques entre cinéma, photographie et beaux-arts », se penche quant à lui sur une autre tentative d’appropriation du nouveau média cinématographique dans une sphère se situant aux antipodes du cinéma religieux. En présentant les fruits de son rigoureux travail d’enquête visant à identifier l’auteur d’un lot de films amateurs 16 mm aujourd’hui conservés par la Cinémathèque québécoise, Hudon nous fait côtoyer les principales figures d’une avant-garde québécoise parfaitement en phase avec le développement transnational du courant moderniste pendant l’entre-deux-guerres. Son analyse de ces images 16 mm met de l’avant leurs indéniables qualités artistiques et, du même coup, la grande valeur patrimoniale du corpus formé par les films amateurs de format réduit. L’article de Hudon illustre en outre le grand intérêt des approches intermédiales, qu’il privilégie lui-même afin d’expliquer comment des œuvres picturales occupant une place centrale dans l’histoire de l’art au Québec furent conçues de pair avec un ensemble de photographies et de films amateurs 16 mm.
Dans « Herménégilde Lavoie ou l’embellissement du cinéma documentaire québécois », Marie Fallon propose un constat similaire, puisqu’elle affirme que les films de son corpus ne peuvent être véritablement compris que lorsque replacés dans le contexte d’une campagne beaucoup plus vaste. Ses recherches révèlent que plusieurs des productions de Lavoie, un cinéaste basé à Québec ayant tourné de nombreux films entre les années 1930 et 1950, s’inscrivent au sein d’une campagne d’embellissement de la province ayant aussi donné lieu à des conférences et à des publications. La contribution de Fallon se démarque également par son portrait de « l’économie de débrouillardise » ayant permis aux cinéastes québécois du milieu du xxe siècle d’apprendre leur métier en côtoyant des cinéastes étrangers en visite dans la belle province, puis en multipliant les tournages de films de commande 16 mm dans lesquels leur signature et leurs préoccupations finissaient tout de même par émerger.
L’article de Sacha Lebel, « Aller aux vues, qu’ossa donne ? La comédie cinématographique québécoise comme culture fondatrice », nous ramène quant à lui dans l’univers du cinéma de genre proprement dit, et plus particulièrement dans celui de la comédie. Lebel nous rappelle que ce genre sous-représenté dans les soirées de prix et les top 10 de critiques occupait déjà dans les années 1970 une place centrale dans la production québécoise, et ce, tant en ce qui concerne le nombre de ses productions que ses recettes. Lebel nous rappelle aussi que les comédies québécoises de cette époque constituent des pratiques culturelles extrêmement révélatrices, puisqu’elles témoignent de filiations et d’échanges transmédiatiques mettant le cinéma en relation avec le théâtre burlesque, les spectacles de variétés et la télévision, en plus de procéder d’une forme de bricolage ayant permis aux Québécois et Québécoises de se créer une identité et une culture à partir d’emprunts aux cultures hégémoniques.
Ces tactiques d’appropriation sont également mises de l’avant dans l’article d’Éric Falardeau et Dominique Pelletier, « Intertextualité et porno Made in Quebec : de la traduction à l’émergence d’un genre ». Dans ce texte, Falardeau et Pelletier s’appliquent à déterminer si le doublage en français québécois des films pornographiques distribués dans la province fut à même d’établir une identité pornographique spécifiquement québécoise, et ce, avant même que ne soient produits les premiers longs métrages pornographiques québécois dans les années 1990. Leur analyse, qui s’appuie notamment sur la sociolinguistique, démontre l’importance de situer le cinéma pornographique au sein d’une plus vaste production culturelle incluant la littérature, les magazines, le Web, la musique et l’industrie du spectacle.
Deux documents viennent compléter ce numéro thématique. Le premier rend compte des échanges tenus dans le cadre d’une table ronde sur les « mauvais genres » organisée par Nouvelles Vues. Il nous semblait en effet essentiel de donner la parole aux collectionneurs, critiques, membres de l’industrie et personnes actives dans le domaine de la conservation qui se sont intéressées à ces pratiques cinématographiques dévaluées bien avant les chercheurs universitaires. Les lecteurs et lectrices de Nouvelles Vues y découvriront les perspectives originales et éclairantes du collectionneur Simon Chénier, du critique Mathieu Li-Goyette, du distributeur Francis Ouellette de même que de deux membres de l’équipe de la Cinémathèque québécoise, David Fortin et Eva Létourneau.
Le second document complétant ce numéro thématique reproduit pour sa part le témoignage exceptionnel de l’opérateur de prise de vues d’origine suédoise Ray Fernstrom, qui traversa en avril 1928 le Québec en compagnie du pionnier de l’aviation canadienne Roméo Vachon. Fernstrom et Vachon cherchaient à rejoindre, puis à filmer les aviateurs du Bremen, qui venaient de se poser en catastrophe sur une île située au large de Blanc-Sablon après avoir réalisé un exploit fortement médiatisé : la première traversée d’ouest en est de l’Atlantique. Le récit haut en couleur de Fernstrom transmet le très fort engouement du public pour une production, les actualités filmées, s’étant longtemps retrouvée, tant dans l’historiographie que dans les archives cinématographiques, dans l’ombre du grand cinéma documentaire.
Ce nouveau numéro de Nouvelles Vues est bonifié par un article hors-dossier intitulé « En un nouveau film archaïque. Les signes de la pratique de Simon Beaulieu dans Miron : un homme revenu d’en dehors du monde », dans lequel Chun-Yi Kuo se penche sur les stratégies formelles ayant permis à Beaulieu d’élaborer à partir d’images d’archives une réflexion sur les questions identitaires qui ont traversé l’histoire du Québec. Trois comptes rendus respectivement consacrés aux ouvrages de Ralph Elawani et de Guillaume Lafleur sur le cinéma expérimental québécois (Éric Thouvenel), à celui de Justin Baillargeon sur la captation de mouvement au cinéma (Baptiste Creps) et à celui de Robert Daudelin sur le cinéma de Jacques Leduc (Pierre-Alexandre Fradet) complètent ce numéro.
La publication de cette 21e livraison de Nouvelles Vues complète la deuxième renaissance de cette revue fondée en 2003 à l’Université Concordia par Bruno Cornellier. La nouvelle équipe de direction ayant pris en 2019 le relai de Jean-Pierre Sirois-Trahan (Université Laval) a procédé depuis à une refonte complète du site de la revue ainsi que des différents protocoles régissant sa production. Le partenariat conclu avec la plateforme Érudit assure également la pérennité des contenus publiés par Nouvelles Vues. Après avoir été affectée par ce processus de refonte au cours des deux dernières années, la cadence de publication de la revue devrait bientôt revenir sur une base semestrielle. Il nous semble finalement important de souligner que les deux années s’étant écoulées depuis la publication du numéro 20 ont été marquées par la disparition de deux grands experts du cinéma québécois, Yves Lever et Pierre Véronneau, ayant longtemps compté parmi les lecteurs les plus assidus de Nouvelles Vues. Nous nous désolons de savoir que nous ne recevrons plus leurs commentaires, critiques et corrections dans les jours suivant la parution de chaque nouveau numéro.
Voir par exemple les ouvrages consacrés aux débuts difficiles des industries cinématographiques canadienne et québécoise suivants : Peter Morris, Embattled Shadows: A History of Canadian Cinema (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1978) ; Germain Lacasse, Histoires de scopes : le cinéma muet au Québec (Montréal : Cinémathèque québécoise, 1988) ; Manjunath Pendakur, Canadian Dreams and American Control: The Political Economy of the Canadian Film Industry (Toronto : Garamond Press, 1990) ; Ted Magder, Canada’s Hollywood: The Canadian State and Feature Films (Toronto : University of Toronto Press, 1993) ; Michael Spencer et Susan Ayscough, Hollywood North: Creating the Canadian Motion Picture Industry (Montréal : Cantos International Publishing, 2003).↩
« Qu’est-ce qu’Éléphant ? », https://www.elephantcinema.quebec/a_propos/ (dernière consultation le 2 mars 2022).↩
Voir par exemple le site de la Filmographie des « vues » tournées au Québec au temps du muet (http://cri.histart.umontreal.ca/grafics/fr/filmo/) dirigée par André Gaudreault (Université de Montréal), Germain Lacasse (Université de Montréal) et Pierre Véronneau (Cinémathèque québécoise) ; celui de l’Amateur Movie Database (www.amateurcinema.org) dirigé par Charles Tepperman (University of Calgary) ; et celui du groupe de recherche sur le cinéma éducatif, de commande et industriel canadien (www.screenculture.org/cesif/) dirigé par Charles Acland (Université Concordia).↩
La Patrie (20 novembre 1906) : 5.↩
Lucien Godin, « Critique : La glu fatale », La Patrie (31 juillet 1938).↩
Voir Jocelyne Denault, Dans l’ombre des projecteurs : les Québécoises et le cinéma (Québec : Presses de l’Université Laval, 1996) et Noémie Brassard, Le cinéma des religieuses au Québec : pour la valorisation d’un patrimoine ignoré, mémoire de maîtrise (Montréal : Université de Montréal, 2021).↩