Rencontres interculturelles : introduction

Mer­cé­dès Baillar­geon et Karine Bertrand


Dans son article « Le prisme iden­ti­taire du ciné­ma qué­bé­cois » (2008), Denis Bachand affirme que l’interculturalité est l’un des deux motifs prin­ci­paux qui se dégagent de la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique qué­bé­coise du XXIe siècle. Elle se pré­sente selon lui comme un vec­teur du ques­tion­ne­ment iden­ti­taire, un thème qui est cher au ciné­ma qué­bé­cois1. En effet, si les deux der­nières décen­nies s’avèrent riches en exemples de pro­duc­tions qui se penchent sur les enjeux du mul­ti­cul­tu­ra­lisme et de l’identité qué­bé­coise (Lit­to­ral, Waj­di Moua­wad, 2004 ; Mont­réal la blanche, Bachir Ben­sad­dek, 2016), ces pro­blé­ma­tiques sont pour­tant pré­sentes sur les écrans qué­bé­cois depuis plus de soixante ans, avec des films tels que À tout prendre (1963) de Claude Jutra, Mémoire bat­tante (1983) d’Arthur Lamothe et Com­ment faire l’amour avec un n… sans se fati­guer (1989) de Jacques Benoit. Chris­tian Poi­rier, dans un texte por­tant sur le renou­veau du ciné­ma au Qué­bec, remarque cepen­dant un dépla­ce­ment du poli­tique dans les films de la der­nière décen­nie (2010–2020), l’objectif de la construc­tion de la nation via l’identité d’origine cana­dienne-fran­çaise cédant peu à peu sa place «à la mul­ti­pli­ci­té des réfé­rents iden­ti­taires et à leur inter­na­tio­na­li­sa­tion, [des élé­ments qui font de la com­mu­nau­té qué­bé­coise] un espace de mul­tiples appar­te­nances à réin­ter­pré­ter col­lec­ti­ve­ment2 ». Le ciné­ma qué­bé­cois contem­po­rain se penche désor­mais sur les ques­tions d’identité, de culture et d’identification en fonc­tion d’un trans­na­tio­na­lisme de plus en plus pré­gnant dans le milieu du ciné­ma3.

Ce phé­no­mène est ren­du pos­sible par l’ouverture phy­sique et sym­bo­lique des fron­tières internes et externes du Qué­bec et de sa pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique. Depuis les 25 der­nières années, le milieu ciné­ma­to­gra­phique qué­bé­cois connaît effec­ti­ve­ment un boom de copro­duc­tions (France, Bel­gique, États-Unis, etc.), les­quelles donnent lieu à de nom­breux échanges entre le Qué­bec et d’autres pays. Les cinéastes deviennent en outre de plus en plus mobiles (pen­sons à Xavier Dolan, en France et aux États-Unis, ou encore à Jean-Marc Val­lée, Denis Vil­le­neuve et Phi­lippe Falar­deau, aux États-Unis), ce qui leur accorde une influence plus large qu’au sein de la seule pro­vince. Alors qu’il est clair que la crois­sance de l’immigration et l’ouverture des fron­tières au Qué­bec et au Cana­da ont chan­gé le visage du ciné­ma qué­bé­cois, on remarque éga­le­ment une recon­nais­sance et une inté­gra­tion (quoiqu’imparfaites et par­cel­laires) de la diver­si­té exis­tant déjà sur le ter­ri­toire avec l’émergence des ciné­mas autoch­tones (Kim O’bomsawin, Jeff Bar­na­by, Sonia Bons­pille Boi­leau), migrant (Bachir Ben­sad­dek, Babek Alias­sa) et anglo-mont­réa­lais (Jacob Tier­ney, Meryam Joo­beur), pour ne nom­mer que ceux-là.

Dans ce contexte, le déve­lop­pe­ment, au cours des dix der­nières années, d’un ciné­ma autoch­tone et d’un ciné­ma migrant reflé­tant le cli­mat poli­tique et social d’une pro­vince qui s’interroge davan­tage sur sa place en tant que colo­ni­sa­trice (Com­mis­sion de véri­té et récon­ci­lia­tion oblige) et terre d’accueil (Com­mis­sion Bou­chard-Tay­lor, Loi sur la laï­ci­té de l’État) contri­bue – len­te­ment mais sur­ement – à la recon­fi­gu­ra­tion du ciné­ma au Qué­bec. Les cinéastes autoch­tones et migrants se posi­tionnent entre autres comme des agents média­teurs qui font le pont entre la culture d’origine et la terre d’acfcueil, entre le ter­ri­toire ances­tral de l’île de la Grande Tor­tue et ce qui se situe à l’extérieur de ses fron­tières. Dans cer­tains cas, les œuvres de ces créa­teurs voient le jour grâce à des ren­contres inter­cul­tu­relles et portent les cou­leurs métis­sées – un mot par ailleurs lourd de sens – de cultures qui s’imprègnent de l’ici et de l’ailleurs.

À la lumière de ces recon­fi­gu­ra­tions et ré-inter­pré­ta­tions d’un ciné­ma qué­bé­cois où les notions de culture et d’identité sont « rap­por­tées à une dyna- mique plu­rielle, éloi­gnée d’une concep­tion essen­tia­liste, homo­gène et eth­no-cen­triste4 », nous consta­tons cer­tains chan­ge­ments para­dig­ma­tiques dans le rap­port de pou­voir qui s’établit entre cinéaste et sujet. D’une part, si les poli­tiques inter­cul­tu­relles du Qué­bec reposent (en prin­cipe) sur le par­tage d’une culture com­mune, sur l’existence d’une plu­ra­li­té de com­mu­nau­tés cultu­relles, sur la recon­nais­sance d’une majo­ri­té fran­co­phone et de mino­ri­tés ain­si que sur les échanges entre les com­mu­nau­tés dans le res­pect des droits et des liber­tés fon­da­men­taux, plu­sieurs films contem­po­rains mettent en avant une réa­li­té de l’interculturalisme qui est toute autre5. Des films tels que Bou­che­rie halal (Babek Alias­sa, 2012) et La rivière sans repos (Res­t­less River, Marie-Hélène Cou­si­neau et Made­line Iva­lu, 2019), illus­trent ain­si, à tra­vers des récits d’incommunicabilité et d’incompréhension mutuelles, l’écart qui existe entre la défi­ni­tion du terme et son appli­ca­tion concrète dans la pro- vince. D’autre part, si l’Autre a long­temps été fil­mé à tra­vers une pers­pec­tive «qué­bé­coise» héri­tée du ciné­ma direct, les col­la­bo­ra­tions et les repré­sen­ta- tions de l’altérité se déve­loppent aujourd’hui dans une rela­tion qui se veut davan­tage hori­zon­tale, s’étendant en réseau plu­tôt que de façon hié­rar­chique. Cepen­dant, si l’interculturalisme, comme modèle qué­bé­cois d’intégration et d’aménagement de la diver­si­té, semble bien ancré dans la culture qué­bé­coise, force est de recon­naître que les films réa­li­sés au Qué­bec par des cinéastes migrants y sont sou­vent peu ou pas finan­cés et qu’ils par­viennent dif­fi­ci­le­ment à trou­ver une com­pa­gnie de pro­duc­tion ou de dis­tri­bu­tion. De même, si l’on constate depuis peu un inté­rêt gran­dis­sant pour le ciné­ma autoch­tone, ces œuvres demeurent pour la plu­part mécon­nues à l’intérieur de la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique qué­bé­coise actuelle. Il n’en demeure pas moins que ces films jouent un rôle impor­tant dans la redé­fi­ni­tion iden­ti­taire du Québec.

Ce numé­ro de Nou­velles Vues consa­cré aux ren­contres inter­cul­tu­relles pro­pose une bro­chette diver­si­fiée d’articles trai­tant de ces diverses col­la­bo­ra­tions entre cinéastes autoch­tones, migrants et qué­bé­cois, et où l’hybridation et le cos­mo­po­li­tisme des ima­gi­naires qué­bé­cois confirment l’hypothèse d’une iden­ti­té natio­nale en pleine muta­tion, nou­velles géné­ra­tions aidant.

Comme l’affirme Mer­cé­dès Baillar­geon dans son article «De La haine (1995) au dés­œu­vre­ment: contre-culture, résis­tance et poli­tique du refus dans La ferme des humains (2013) d’Onur Kara­man », les ren­contres inter- cultu­relles se jouent non seule­ment sur le plan nar­ra­tif (le film met en scène trois jeunes qué­bé­cois d’origines eth­niques dif­fé­rentes), mais aus­si sur le plan sym­bo­lique et esthé­tique, du fait de ses réfé­rences inter­tex­tuelles trans­na­tio- nales. Clin d’œil au film-culte La haine de Mathieu Kas­so­vitz, la repré­sen- tation d’une jeu­nesse inter­cul­tu­relle per­due, qui passe ses jour­nées à fumer des joints dans un parc de quar­tier en se taqui­nant et en phi­lo­so­phant sur la vie, per­met aus­si d’exprimer de façon indi­recte une cri­tique de la socié­té qué­bé­coise, de plus en plus influen­cée par le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. Le film La ferme des humains s’inscrit dans une ten­dance émer­gente où l’on voit davan­tage de films qué­bé­cois, comme Roméo Onze (Ivan Grbo­vic, 2011), Lau­rence Any­ways (Xavier Dolan, 2012) ou Nadia But­ter­fly (Pas­cal Plante, 2020) qui mettent en scène des iden­ti­tés diverses (sexuelles, eth­niques ou autres) sans faire de la recherche iden­ti­taire le cœur du récit. Or la ques­tion de l’identité cultu­relle demeure dif­fi­cile à évin­cer de ces films puisque cer- tains mar­queurs signi­fiants (la cou­leur de peau, l’accent, l’habillement des parents, etc.) rap­pellent la « dif­fé­rence » de cer­tains de leurs per­son­nages. Ces films ont pour effet de nor­ma­li­ser cette dif­fé­rence et de la diluer, affir­mant ain­si la dimen­sion inter­cul­tu­relle du Qué­bec d’aujourd’hui.

Comme le constate Amy Ran­som dans son article « What Is the Liba­no- Qué­bé­cois?: Repre­sen­ting the Migrant Sub­ject in Qué­bec Natio­nal Cine­ma », le ciné­ma qué­bé­cois conti­nue de pro­je­ter une image homo­gène de l’identité qué­bé­coise, la grande majo­ri­té des pro­ta­go­nistes de ce ciné­ma étant blancs et fran­co­phones6. Depuis l’an 2000, cepen­dant, un nombre crois­sant de films dépeignent la condi­tion des migrants et pré­sentent un pano­ra­ma plus large des com­mu­nau­tés cultu­relles du Qué­bec et de leur ren­contre avec les Fran­co-Qué­bé­cois d’origine cana­dienne-fran­çaise. En s’intéressant prin­ci­pa- lement à la repré­sen­ta­tion des immi­grants liba­nais dans six films pro­duits au Qué­bec, Ran­som pos­tule que ces films opèrent dans un « tiers espace », pour reprendre la for­mule d’Homi K. Bhabha7, et que leurs pro­ta­go­nistes reflètent la notion d’«entre-deux» iden­ti­taire théo­ri­sée par Régine Robin8. Au-delà de leurs ren­contres avec l’Autre qué­bé­cois, ces per­son­nages se créent une iden­ti­té néo-qué­bé­coise hybride et métis­sée, au sein de laquelle on retrouve plu­sieurs divi­sions internes. Coin­cés entre la patrie (et son pas­sé trouble) et la pro­vince d’accueil (sou­vent asso­ciée au pré­sent et à l’avenir), ces migrants souffrent à divers degrés d’aliénations sub­jec­tives et cultu­relles. L’article de Ran­som fait res­sor­tir le fait qu’il existe plu­sieurs tra­jec­toires pos­sibles pour les immi­grants du Proche-Orient: cer­tains sur­vivent à la quête iden­ti­taire que ces films dépeignent et en sortent vain­queurs ; d’autres res­tent mar­qués à jamais par la vio­lence du colo­nia­lisme, qui demeure une réa­li­té pré­gnante dans un monde sup­po­sé­ment postcolonial.

Dans leur article «The Search for Indi­ge­nous Iden­ti­ty in Qué­bé­cois Cine­ma», Scott Mac­Ken­zie et Karine Ber­trand explorent la ten­sion entre pas­sé et futur qui existe dans le ciné­ma qué­bé­cois, les cinéastes don­nant vie à des images oscil­lant entre le besoin de se rat­ta­cher coûte que coûte au pas­sé (et à l’histoire d’un peuple colo­ni­sé et orphe­lin) et le désir de regar­der vers l’avant afin de se construire de nou­veaux récits en «décou­vrant une valeur posi­tive à l’ambiguïté fon­da­men­tale et à la mul­ti­pli­ci­té des apparte- nances des Qué­bé­cois9 ». Dans une socié­té mul­ti­cul­tu­relle où les échanges avec l’Autre sont à l’origine d’une iden­ti­té en constante muta­tion, les réfé- rences his­to­riques et les récits du folk­lore ne suf­fisent plus à com­bler le vide iden­ti­taire des Qué­bé­cois, qui se sont long­temps appuyés sur une mémoire col­lec­tive ayant en quelque sorte réécrit l’histoire pour effa­cer le pas­sé colo- nisa­teur du Qué­bec. Dans les récits fil­miques d’avant ce XXIe siècle, nous révèlent les auteurs, cette réécri­ture se tra­duit par l’absence fla­grante de per- son­nages autoch­tones dans les films de fic­tion qué­bé­cois, leurs rares appa­ri- tions à l’écran ser­vant sur­tout à mon­trer la gran­deur du ter­ri­toire par­cou­ru par les cou­reurs des bois et habi­té par le colon cana­dien-fran­çais. Il en va de même dans le ciné­ma docu­men­taire, où ces «Autres» autoch­tones, tels que les qua­li­fie Bill Mar­shall, se veulent le miroir d’un peuple qué­bé­cois « lui aus­si » lour­de­ment oppri­mé et dépouillé par l’État de ses droits et de sa culture10. Selon les auteurs, les repré­sen­ta­tions contem­po­raines réité­re­raient quant à elles l’espoir idéa­li­sé d’une iden­ti­té rapié­cée à l’aide d’un métis­sage (Pre­mières Nations et Qué­bé­cois ; Pre­mières Nations et Inuit), laquelle per- met­trait de gar­der vivant le lien d’appartenance au ter­ri­toire et à la mémoire. L’article met en évi­dence la manière dont l’éclosion d’un nou­veau ciné­ma autoch­to­nise le médium ciné­ma­to­gra­phique et pro­pose de nou­velles balises iden­ti­taires. Les col­la­bo­ra­tions étu­diées, par exemple celles des films du col- lec­tif Arnait Video Pro­duc­tions, montrent com­ment sont recon­fi­gu­rées les fron­tières phy­siques et sym­bo­liques entre les deux peuples. Si, comme le sou- ligne Chris­tian Poi­rier, « le Qué­bec tel qu’il est repré­sen­té à l’écran appa­raît comme un lieu de recom­po­si­tion iden­ti­taire majeur»11, l’article de Ber­trand et Mac­ken­zie met en lumière le rôle joué par les ren­contres inter­cul­tu­relles entres les Pre­miers Peuples du Qué­bec, les Inuits du Nuna­vut et les cinéastes qué­bé­cois dans l’élaboration d’œuvres où l’empreinte autoch­tone se veut davan­tage que le reflet d’un pas­sé nos­tal­gique signi­fiant l’attachement iden- titaire (et ima­gi­naire) des Qué­bé­cois au ter­ri­toire12.

Rédi­gé sous forme de dia­logue inter­cul­tu­rel, le texte d’Isabelle St-Amand et d’André Dude­maine (Innu) pro­longe en quelque sorte la réflexion enta- mée par Mac­Ken­zie et Ber­trand. Ayant pour thème cen­tral la créa­tion et le déploie­ment du fes­ti­val Pré­sence autoch­tone (Mont­réal) et plus spé­ci­fi- que­ment l’intégration depuis 2009 d’un col­loque uni­ver­si­taire sur le ciné­ma autoch­tone au sein de ce fes­ti­val, ce dia­logue nous invite à pen­ser autre­ment les liens qui unissent le monde de la recherche à celui des cultures autoch- tones. Dans son ouvrage Deco­lo­ni­zing Metho­do­lo­gies (1999), Lin­da Tuhi­wai- Smith (Mao­ri) rap­pelle que le mot «recherche» pos­sède une conno­ta­tion néga­tive chez les Autoch­tones comme ils ont, pen­dant de nom­breuses décen­nies, été sou­mis à des objec­tifs d’assimilation et d’abaissement à titre de sujets d’études13. Or, tel que le sou­lèvent St-Amand et Dude­maine dans leur entre­tien, les nou­velles rela­tions qui s’établissent avec le monde uni­ver­si­taire favo­risent à pré­sent une légi­ti­ma­tion du dis­cours sur les savoirs autoch­tones ain­si que la construc­tion de nou­veaux dis­cours qui sont le fruit de ren­contres inter­dis­ci­pli­naires et cultu­relles. Les auteurs men­tionnent éga­le­ment l’im- por­tance du Fes­ti­val et celle d’organismes tels que le Wapi­ko­ni Mobile et le Fes­ti­val du livre des Pre­mières Nations, qui s’allient aux cher­cheurs autoch- tones et alloch­tones afin de don­ner une plus grande visi­bi­li­té aux œuvres de ces com­mu­nau­tés, par exemple à tra­vers la créa­tion d’événements (pro­jec- tions, tables rondes) et la rédac­tion ou la publi­ca­tion de textes de recherche sur le ciné­ma autochtone.

Dans cette veine, à tra­vers une explo­ra­tion nar­ra­tive et esthé­tique du film Kues­si­pan (2019), une adap­ta­tion par Myriam Ver­reault du roman épo­nyme de Nao­mi Fon­taine (Innue), Ioa­na Pri­biag explique com­bien ce film défie notre com­pré­hen­sion de la ren­contre inter­cul­tu­relle. Comme le démontre l’auteure, alors que per­durent les débats sur l’appropriation cultu­relle et que l’on clame haut et fort – dans les médias comme dans le milieu intel­lec­tuel – le besoin de lais­ser les cinéastes autoch­tones racon­ter leurs propres his­toires, sans inter­ven­tion externe, Nao­mi Fon­taine sou­ligne quant à elle l’importance de la col­la­bo­ra­tion inter­cul­tu­relle dans le pro­ces­sus créa­tif. Pri­biag réflé­chit ain­si aux pos­sibles de la col­la­bo­ra­tion inter­cul­tu­relle en pro­po­sant une ana­lyse axée sur la décons­truc­tion du terme decen­te­ring other­ness (décen­trer ce qui est autre), laquelle redonne ses lettres de noblesse au terme de « métis- sage », enten­du comme « une pro­duc­tion (musique, lit­té­ra­ture, etc.) résul­tant de l’influence mutuelle de civi­li­sa­tions en contact14 ». Loin de sim­pli­fier les rela­tions extrê­me­ment com­plexes qui existent à ce jour entre colo­ni­sa­teur et colo­ni­sé, l’article pro­pose un modèle alter­na­tif de lec­ture d’une créa­tion col­la­bo­ra­tive où le décen­tre­ment de l’identité qué­bé­coise et la dépro­vin­cia­li- sation des enjeux autoch­tones se font au pro­fit du récit et du spec­ta­teur, qu’il soit autoch­tone ou allochtone.

L’article de Claire Gray, qui porte sur l’utilisation des bala­deurs et autres dis­po­si­tifs d’écoute per­son­nels (iPod, télé­phones cel­lu­laires, etc.) dans quelques films et courts métrages qué­bé­cois et autoch­tones, étoffe la réflexion enta­mée à pro­pos de la rela­tion qui existe chez les peuples autoch­tones entre tra­di­tion et moder­ni­té et entre indi­vi­dua­lisme et res­pon­sa­bi­li­té com­mu- nau­taire. Plu­sieurs auteurs15 mettent en lumière les défis ren­con­trés par les jeunes autoch­tones d’aujourd’hui, qui font face à une dua­li­té quo­ti­dienne et qui doivent s’atteler à des tâches colos­sales telles que le retis­sage de l’ordre social, l’exploration de nou­velles voies d’engagement avec les alloch­tones et la redé­fi­ni­tion des ins­ti­tu­tions de leurs com­mu­nau­tés, et ce, « à par­tir de la réa­li­té des com­mu­nau­tés contem­po­raines et d’un nou­veau rap­port de séden- tari­sa­tion avec le ter­ri­toire16 ». L’analyse du film 3 His­toires d’Indiens (Robert Morin, 2014) pro­po­sée par Gray exa­mine les contra­dic­tions et com­plexi­tés de ce monde où la tech­no­lo­gie, pour les jeunes autoch­tones en par­ti­cu­liers, peut se révé­ler à la fois le moyen de se réap­pro­prier la culture, de s’engager dans un temps linéaire por­té vers le futur et une façon de fuir le temps et l’espace colo­ni­sés de la réserve. Le rap­port inter­cul­tu­rel y est abor­dé comme une épée à double tran­chant, c’est-à-dire qu’il est vu, d’une part, comme un mal néces­saire per­met­tant une meilleure inté­gra­tion des nou­velles géné­ra- tions et, d’autre part, comme un dan­ger met­tant en péril la culture et le savoir traditionnels.

En clô­ture de ce numé­ro, Sarah Gau­thier offre aux lec­teurs une entre­vue réa­li­sée avec la cinéaste d’origine mohawk Sonia Bons­pille Boi­leau. Elles dis- cutent d’abord du plus récent long-métrage de fic­tion de la cinéaste, Rus­tic Oracle (2019), qui raconte une his­toire en lien direct avec la pres­sante ques­tion des femmes autoch­tones dis­pa­rues et assas­si­nées. Puis, elles abordent cer­tains thèmes en lien avec l’interculturalité, leur conver­sa­tion sou­li­gnant l’éclosion d’un ciné­ma autoch­tone qui cherche (dans le cas de Sonia Bons­pille Boi­leau) à construire des ponts cultu­rels entre le monde autoch­tone et le monde alloch- tone, La cinéaste révèle d’ailleurs qu’au-delà des visées poli­tiques et de la quête iden­ti­taire qui sous-tendent indis­cu­ta­ble­ment le ciné­ma autoch­tone des der- nières décen­nies, il existe aus­si un désir de racon­ter des his­toires autoch­tones aux­quelles tous pour­ront s’identifier. Si l’on constate que de nom­breux obs­ta- cles doivent être affron­tés par les cinéastes autoch­tones cher­chant à témoi­gner de leur réa­li­té via le média ciné­ma­to­gra­phique, cette entre­vue avec Bons­pille- Boi­leau confirme qu’il existe aujourd’hui de plus amples oppor­tu­ni­tés pour les créa­teurs autoch­tones qui unissent leurs talents et leurs voix afin d’autoch- toni­ser le pay­sage ciné­ma­to­gra­phique du Québec.

L’éventail d’articles pré­sents dans ce numé­ro esquisse ain­si les contours redes­si­nés d’une indus­trie et d’un art qui prônent – jusqu’à un cer­tain point – davan­tage de diver­si­té et de col­la­bo­ra­tion dans l’élaboration de pay­sages ciné­ma­to­gra­phiques hété­ro­gènes, et qui amène les cinéastes à explo­rer les concepts d’identité et de nation selon de nou­veaux cri­tères éthiques (modes de pro­duc­tion) et esthé­tiques (nar­ra­tion, thé­ma­tiques, etc.). Les œuvres nées de ces col­la­bo­ra­tions par­ti­cipent à l’émergence de nou­veaux ques­tionne- ments sur la nation et sur l’identité com­po­sée, enga­geant ain­si les plus jeunes géné­ra­tions, comme les plus âgées, à s’engager dans un dia­logue plus pro- fond sur la culture et ce qu’elle repré­sente aujourd’hui.

Notices bio­gra­phiques

Mer­cé­dès Baillar­geon est pro­fes­seur agré­gé dans le dépar­te­ment de langues et de cultures étran­gères à l’Université du Mas­sa­chu­setts à Lowell aux États- Unis. Elle se spé­cia­lise dans la théo­rie lit­té­raire, fémi­niste et queer ain­si que les études de la récep­tion et s’intéresse par­ti­cu­liè­re­ment aux rap­ports entre esthé­tique et poli­tique dans la lit­té­ra­ture des femmes et dans le renou­veau du ciné­ma qué­bé­cois. Elle est l’autrice du livre Le per­son­nel est poli­tique: médias, esthé­tique et poli­tique de l’autofiction chez Chris­tine Angot, Chloé Delaume et Nel­ly Arcan (Pur­due Uni­ver­si­ty Press, 2019) et a codi­ri­gé l’ou- vrage Remous, res­sacs et déri­va­tions autour de la troi­sième vague fémi­niste (Édi­tions du Remue-ménage, 2011). Elle a publié plu­sieurs articles et a déjà codi­ri­gé, avec Karine Ber­trand (Queen’s Uni­ver­si­ty), un numé­ro spé­cial de la revue Contem­po­ra­ry French Civi­li­za­tion dédié au trans­na­tio­na­lisme dans le ciné­ma et les (nou­veaux) médias au Qué­bec (2019). Elle est membre du groupe inter­uni­ver­si­taire de recherche EPIC (Esthé­tique et poli­tique de l’image cinématographique).

Karine Ber­trand est pro­fes­seure agré­gée au dépar­te­ment de Film and Media de Queen’s Uni­ver­si­ty et codi­rec­trice, avec Flo­rian Gran­de­na (UOt­ta­wa) du groupe de recherche inter­uni­ver­si­taire EPIC (Esthé­tique et poli­tique de l’image ciné­ma­to­gra­phique). Ses recherches portent sur le ciné­ma qué­bé­cois, sur les ciné­mas autoch­tones, sur les ciné­mas trans­na­tio­naux, sur les pra­tiques orales ciné­ma­to­gra­phiques ain­si que sur le road movie contem­po­rain et les

femmes sur la route. Ses publi­ca­tions les plus récentes portent sur le ciné­ma et la résur­gence des femmes autoch­tones (Win­ton et Clax­ton, 2023) sur l’œuvre expé­ri­men­tale de Caro­line Mon­net (Pano­ra­ma Ciné­ma, 2023) sur les récits fémi­nistes autoch­tones (Rava­ry-Pilon et Conto­gou­ris, Vigi­lantes, 2022) sur le groupe musi­cal U2 (Mac­ken­zie et Iver­sen, 2021) sur la repré­sen­ta­tion des ter­ri­toires autoch­tones dans le ciné­ma d’auteur (Cahill et Cami­na­ti, 2020) sur l’énonciation épis­to­laire dans le ciné­ma qué­bé­cois contem­po­rain (Área Abier­ta, 2019) et sur l’américanité dans le ciné­ma qué­bé­cois (Ame­ri­can Review of Cana­dian Stu­dies, 2019).

Notes

  1. Denis Bachand, « Le prisme iden­ti­taire du ciné­ma qué­bé­cois. Figures pater­nelles et inter­cul­tua­li­té dans Mémoires affec­tives et Lit­to­ral », Ciné­mas 19,1 (automne 2008) : 57–73.
  2. Chris­tian Poi­rier, « Le “renou­veau” du ciné­ma qué­bé­cois », Cités 23.3 (2005) : 181–182.
  3. Ce constat a récem­ment été sou­li­gné dans un numé­ro spé­cial de la revue Contem­po­ra­ry French Civi­li­za­tion (2019). Voir Mer­cé­dès Baillar­geon et Karine Ber­trand, « Le trans­na­tio­na­lisme du ciné­ma et des (nou­veaux) médias qué­bé­cois », Contem­po­ra­ry French Civi­li­za­tion 44.2–3 (2019) : 137–273.
  4. Bachand, « Le prisme iden­ti­taire du ciné­ma qué­bé­cois », 71.
  5. Gérard Bou­chard, L’interculturalisme. Un point de vue qué­bé­cois (Mont­réal : Édi­tions Boréal, 2012).
  6. Michel Cou­lombe, « Les anglo­phones et les immi­grants dans le ciné­ma qué­bé­cois : un ciné­ma blanc, blanc, blanc ? », Ciné-Bulles 28.4 (2010) : 34–37.
  7. Homi K. Bhabha, Loca­ting Culture (Londres & New York : Rout­ledge, 2004 [1994]), 54.
  8. Régine Robin, Kaf­ka (Paris : Bel­fond, 1989).
  9. Poi­rier, « Le “renou­veau” du ciné­ma qué­bé­cois », 166.
  10. Bill Mar­shall, Que­bec Natio­nal Cine­ma (Mont­réal : McGill-Queen’s Uni­ver­si­ty Press, 2001).
  11. Poi­rier, « Le “renou­veau” du ciné­ma qué­bé­cois », 182.
  12. Poi­rier, « Le “renou­veau” du ciné­ma qué­bé­cois », 180.
  13. Lin­da Tuhi­wai-Smith, Deco­lo­ni­zing Metho­do­lo­gies : Research and Indi­ge­nous Peoples (Londres, New York et Dune­din : New York-Zed Books-Uni­ver­si­ty of Ota­go Press, 1999).
  14. Dic­tion­naire Larousse. Défi­ni­tion du mot métis­sage, en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/m%C3%A9tissage/51001.
  15. Gagné Nata­cha et Laurent Jérôme, sous la direc­tion de, Jeu­nesses autoch­tones. Affir­ma­tion, inno­va­tion et résis­tance dans les mondes contem­po­rains (Qué­bec: Les Presses de l’Université Laval, 2009).
  16. Syl­vie Poi­rier, «Musique, tra­di­tion et par­cours iden­ti­taire de jeunes Ati­ka­mekw: la pra­tique du tewe­hi­kan dans un pro­ces­sus de convo­ca­tion cultu­relle» dans Jeu­nesses autoch­tones. Affir­ma­tion, inno­va­tion et résis­tance dans les mondes contem­po­rains, sous la direc­tion de Nata­cha Gagné et Laurent Jérôme (Rennes : Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2009).