Voir dire: quand Solange te parle


Jean Châ­teau­vert


Résu­mé
La série Solange te parle (Ina Miha­lache, 2011-) repose sur la mise en scène de la parole de sa créa­trice dans un vidéo­blogue où elle incarne le per­son­nage « Solange ». L’épisode Tranches dehaine, qui met en scène des com­men­taires d’internautes hai­neux aux­quels Solange prête sa voix, semble faire rup­ture dans la série. Une ana­lyse de la mise en scène de la parole révèle le récit d’une parole qui s’écrit en couches. Le récit de la sélec­tion des com­men­taires hai­neux et de leur repré­sen­ta­tion ouvre un récit de second degré qui nous plonge dans l’intimité de la créa­trice de la série, qui par­tage la vio­lence subie par cette agres­si­vi­té ver­bale. Ce sen­ti­ment d’accès à l’intimité ouvre un troi­sième niveau de récit où, grâce au fait que la fron­tière entre fic­tion et non-fic­tion soit deve­nue per­méable, l’internaute-spectateur éta­blit un échange « réel » avec Solange, indis­tinc­te­ment per­son­nage et créa­trice de la série. Ces trois niveaux de récits mettent au pre­mier plan la place qu’occupe la mise en scène de la parole dans notre expé­rience de vision­ne­ment de la série Solange te parle.


SOLANGE (face à la camé­ra) : Vidéo de merde. Elle a com­pris com­ment avoir des vues et des abon­nées cette pute cachée. (Tranches de haine)

L’épisode Tranches de haine (février 2016) a sur­pris les fans de la série Solange te parle (Ina Miha­lache, 2011-).1 Les répliques de cet épi­sode se suivent les unes après les autres, tou­jours avec ce même fiel qui s’entend à chaque mot. Solange, qui a fait l’objet d’attaques en ligne, y inter­prète avec inten­si­té plu­sieurs frag­ments de com­men­taires envoyés préa­la­ble­ment par des inter­nautes. L’épisode a pro­vo­qué des cen­taines de mes­sages sur Face­book et Solangeteparle.com : des inter­nautes inter­lo­qués ont réagi tan­tôt à la dure­té des pro­pos expri­més, tan­tôt à la décou­verte que Solange pou­vait être l’objet de telles attaques.2

Je veux ici pro­po­ser une ana­lyse de la mise en scène de la parole dans l’épisode inti­tu­lé Tranches de haine et, plus lar­ge­ment, dans la série web Solange te parle. Mon objec­tif est de faire res­sor­tir le tra­vail d’écriture et de réa­li­sa­tion qui donne vie à ces com­men­taires hai­neux et, du même souffle, ce que cette mise en scène apporte à la rela­tion que les inter­nautes déve­loppent avec cette parole et le per­son­nage de Solange.

J’utilise ici le terme parole avec l’objectif d’inclure dans mon ana­lyse les com­men­taires des inter­nautes qui deviennent dia­logues dans la bouche de Solange, mais aus­si ce mono­logue inhé­rent à la for­mule du vidéo­blogue : sous-jacente ou assu­mée, cette voix-je (Châ­teau­vert, 2013) de Solange est tou­jours pré­sente comme le fil conduc­teur qui tra­verse les épi­sodes de la série Solange te parle.

Je condui­rai cette ana­lyse comme une série d’observations qui visent à sai­sir la spé­ci­fi­ci­té de ce dia­logue joué et incar­né par Solange, mais aus­si ce qu’il nous révèle sur la mise en scène de la parole dans une série web comme Solange te parle. Mon hypo­thèse est que la mise en bouche intro­duit une dis­tance avec le pro­pos de ces com­men­taires et pro­pose ain­si à l’internaute-spectateur un autre texte où la dis­tinc­tion entre réa­li­té et fic­tion est levée, où créa­teur et spec­ta­teur se retrouvent dans une situa­tion de communication.

Solange te cite

Dans l’épisode Tranches de haine, Solange reprend des com­men­taires qu’elle a reçus sur Face­book et sur Solangeteparle.com dans les­quels des inter­nautes l’attaquent et la cri­tiquent. Les com­men­taires cités ont en com­mun de se pré­sen­ter comme des attaques per­son­nelles, sou­vent méchantes, par­fois déli­bé­ré­ment agres­sives.3 Incrus­tés dans l’image, on peut voir ces com­men­taires, dont on masque l’identité de leur auteur. Solange les reprend à voix haute et tra­duit dans sa dic­tion et son into­na­tion le dit et l’écrit de ces mes­sages lais­sés par des inter­nautes.4 Devant cha­cun d’eux, nous sommes spec­ta­teurs à la fois du texte ini­tia­le­ment affi­ché sur Face­book ou sur le site Solangeteparle.com et de la mise en scène que Solange en fait dans son épisode.

Ces com­men­taires se déclinent selon deux mises en scène. Les com­men­taires adres­sés à la com­mu­nau­té d’internautes qui par­courent les mes­sages sur Solangeteparle.com en marge des épi­sodes ou sur Face­book5 sont joués par Solange, face à la camé­ra, qui nous inter­pelle dans notre rôle d’internautes qui lisons nos pairs sur les réseaux sociaux. A contra­rio, les com­men­taires adres­sés expli­ci­te­ment à Solange, où des inter­nautes l’interpellent et la tutoient, sont mis en scène sous forme de dia­logues dans les­quels Solange invec­tive Truite, sa petite chienne trem­blante.6 La situa­tion est d’autant plus iro­nique que « chienne » et « bitch » reviennent sou­vent dans les insultes des inter­nautes haineux.

Le fait que les com­men­taires appa­raissent sous la forme d’incrustations à l’image, avec leur pré­sen­ta­tion carac­té­ris­tique de Face­book ou du site Solangeteparle.com, sou­ligne leur pré­sence. Nous sommes, devant cha­cun de ces com­men­taires, témoins du tra­vail de mise en scène que fait Solange pour les trans­for­mer en dia­logue et leur don­ner vie. Ces « tranches de haine » deviennent ain­si objets d’un spec­tacle dans lequel l’interprète est au pre­mier plan : je vois Solange, res­tée elle-même, qui joue à créer des voix pour ces inter­nautes har­gneux et nous les fait entendre.

Le récit de la sélection

Le dia­logue que nous pro­pose Solange dans l’épisode Tranches de haine s’écrit par un jeu de sélec­tion et donc d’exclusion7. À la base, par­mi les mil­liers de mes­sages qui cir­culent autour de sa série web Solange te parle, il y a les pro­pos que l’auteure ignore et il y a ce choix de n’en rete­nir que quelques-uns, ceux qui ont en com­mun de cri­ti­quer l’auteure et la personne.

Ces com­men­taires mis en scène sont ceux qu’on ne veut pas lire. Ce sont les ava­nies qui cir­culent sur Face­book ou sur le site Solangeteparle.com, celles qu’on évite que l’on soit fans ou simples inter­nautes, et que Solange reçoit mal­gré elle. Ce sont des com­men­taires dont l’écriture faite de frag­ments de phrases, de majus­cules et de minus­cules, de points d’exclamations, d’onomatopées, etc., se carac­té­rise par une forte ora­li­té. Des com­men­taires qu’on entend pour cer­tains juste à les lire.8

Leurs pro­pos se résument pour la majo­ri­té à quelques injures : dès l’ouverture de l’épisode, on entend dans la récur­rence des mêmes jurons, dans les mêmes phra­sés qui inter­pellent Solange ou les inter­nautes qui la suivent, leur manque de diver­si­té.9 Quelques répliques où se répète la même haine, expri­mée par les mêmes mots, suf­fisent : les dis­cours se confondent dans une même voix chorale.

Pour­tant, Solange insuffle dans sa mise en scène, dans son ton et ses accents, une sono­ri­té propre à chaque voix, qui laisse devi­ner une iden­ti­té qui tra­hit leur sexe, leur âge ou leur ori­gine. Le com­men­taire est un geste d’affirmation pour l’internaute qui veut se démar­quer par sa cri­tique : le pro­pos méchant tranche sur la page Face­book Solange te parle ou sur le site Solangeteparle.com et dis­tingue son auteur au sein de la com­mu­nau­té des inter­nautes fans de la série. Or, cette pre­mière recherche d’identité se voit remise en cause sous l’effet des répé­ti­tions que nous impose Solange dans sa sélec­tion. Les inter­nautes hai­neux n’arrivent pas à se dis­tin­guer les uns des autres.

La sélec­tion des com­men­taires nous raconte de la sorte deux récits : d’une part, c’est le por­trait d’une réa­li­té qu’on pré­fère sou­vent ne pas lire, qu’on veut sou­vent oublier et que nous impose Solange le temps d’un épi­sode aty­pique; d’autre part, cette sélec­tion est aus­si le dis­cours de leur cri­tique qui laisse appa­raître une parole limi­tée dans ses mots, peu créa­tive dans ses argu­ments et qui se réduit à une haine, une parole qui n’a somme toute pour se dis­tin­guer que la voix que lui prête Solange.

Ce dialogue qui n’a pas eu lieu

Au départ, le choix du maté­riau (des com­men­taires publiés sur Face­book et le site Solangeteparle.com) donne à pen­ser que la parole reste frag­men­taire, tel un extrait de la cor­res­pon­dance qu’entretiennent des inter­nautes sur les réseaux sociaux. Le com­men­taire se pré­sente comme un moment pris dans un dis­cours qui s’exerce sur dif­fé­rentes pages web (Solange te parleSolange et les vivants, Ina Miha­lache, etc.), sur de mul­tiples pla­te­formes (Face­book, Twit­ter, Solangeteparle.com, etc.), à dif­fé­rents moments (pour com­men­ter la sor­tie d’un nou­vel épi­sode ou le buzz média­tique entou­rant une entre­vue, la sor­tie d’un livre, une confé­rence publique ou quelque évé­ne­ment lié à la car­rière de Solange). Nous sommes témoins du carac­tère frag­men­taire de ce dis­cours lorsque Solange joue un court extrait dans un com­men­taire écrit qui fait plu­sieurs lignes à l’image. Elle ne retient qu’un pas­sage plus oral dans son écri­ture ou un moment plus hai­neux (et répé­ti­tif par son voca­bu­laire) dans un com­men­taire trop long qui vien­drait ralen­tir le rythme.10

Face à ces com­men­taires deve­nus dia­logues dans la bouche de Solange, le spec­ta­teur se voit impo­ser, selon les pro­pos et la mise en scène, deux rôles. Inter­pel­lé par le regard de Solange qui « incarne » ces inter­nautes qui expriment leur hargne dans un com­men­taire pla­cé sur la toile pour être lu par d’autres inter­nautes, l’internaute-spectateur est pla­cé dans son rôle d’interlocuteur vir­tuel qui, lui aus­si, lit les com­men­taires sur Face­book ou sur Solangeteparle.com. Nous sommes pla­cés devant le constat qu’il y a par­mi les inter­nautes qui lisent ces com­men­taires mis en scène le temps d’un regard-camé­ra, l’auteure de la série Solange te parle qui a choi­si de réagir face à ces com­men­taires à son endroit, le temps d’un épisode.

L’internaute-spectateur se voit aus­si pla­cé dans un rôle de témoin de ces com­men­taires qui s’adressent à Solange, que des inter­nautes inter­pellent, tutoient et apos­trophent pour dénon­cer ses pro­pos, son tra­vail ou son suc­cès. Ces com­men­taires ont pour seule des­ti­na­taire Solange, repré­sen­tée le temps de cette apos­trophe sous les traits de la trem­blante Truite. Ils font sans doute par­tie de ces mes­sages que l’internaute-spectateur ne lit pas dans le flot qui inonde Face­book ou Solangeteparle.com. Or, dans cette mise en scène, l’internaute-spectateur est ame­né à décou­vrir presque mal­gré lui cette vio­lence qui s’exprime par­fois à l’endroit de ce per­son­nage qu’il suit et fré­quente, par­fois avec fer­veur. Nous deve­nons le temps de ce dia­logue des témoins qui assistent impuis­sants à une attaque lan­cée en direc­tion de « notre » Solange.

Tous ces com­men­taires lus à voix haute sont mis en scène dans une per­for­mance où Solange incarne, l’un après l’autre, ces inter­nautes en leur don­nant une voix, une ori­gine et un ton propre à cha­cun. La mise en scène trans­forme alors le com­men­taire écrit qu’on voit à l’image en un frag­ment d’un échange qui aurait pu avoir lieu entre Solange et l’internaute qui lui écrit. Inter­nautes-spec­ta­teurs, nous nous retrou­vons ain­si témoins d’une conver­sa­tion qui n’a pas eu lieu et qui pour­tant semble bien réelle.

Comme spec­ta­teur, nous sommes dans une situa­tion nou­velle du « je sais bien, mais quand même » (Man­no­ni), qui n’est plus l’expérience de la fic­tion telle qu’on la connaît : fon­dée sur un com­men­taire authen­tique, nous le consta­tons par l’incrustation à l’image, cette conver­sa­tion qui n’a pas eu lieu nous raconte ce que vit Solange lorsque cette vio­lence vient l’affecter. C’est parce qu’on accepte ce pacte du « je sais bien, mais quand même » qu’on peut vivre l’émotion que portent ces “recons­ti­tu­tions” de conver­sa­tions qui n’ont jamais eu lieu. Nous pou­vons alors jouer notre rôle de témoins un peu trop sen­sibles, à tout le moins per­méables, à la conver­sa­tion qui a lieu sous nos yeux : nous avons le sen­ti­ment de par­ta­ger l’émotion qu’a connue Solange le temps de cette agres­sion ver­bale.11

Cette émo­tion se nour­rit de la fra­gi­li­té qu’affiche Solange sous les traits d’un petit chien sans défense : Truite tremble devant le ton agres­sif que prend Solange lorsqu’elle incarne ces inter­nautes har­gneux qui la visent par leurs invec­tives. Ils sont nom­breux du reste par­mi ses fans à évo­quer la détresse du chien, cer­tains allant jusqu’à dénon­cer la cruau­té de sa maî­tresse, qui lui inflige cette vio­lence.12 Car, dans cette mise en scène, nous sommes témoins de cette parole agres­sive et de sa pre­mière vic­time, Truite, deve­nue, le temps de ce dia­logue, la vic­time meur­trie par la vio­lence lan­ga­gière. En scé­na­ri­sa­tion, il faut les deux, l’agresseur, que l’on entend s’exprimer par la bouche de Solange, et la vic­time, Solange incar­née sous les traits d’une petite chienne trem­blante, pour que la chi­mie ait lieu : nous pour­rons alors être des témoins émus, stu­pé­faits par la vio­lence de cette conver­sa­tion qui n’a jamais eu lieu.

Dialogue et monologue : un jeu

L’épisode Tranches de haine nous offre d’un côté une série de dia­logues où l’identité des inter­lo­cu­teurs reste cachée. Cette iden­ti­té se laisse tou­te­fois devi­ner, sinon ima­gi­ner, à tra­vers leurs pro­pos et leur écri­ture, et peut-être plus encore à tra­vers la mise en scène qu’en fait Solange. Les com­men­taires deve­nus dia­logues laissent entendre tan­tôt un homme qui insulte Solange pour ce qu’elle repré­sente,13 tan­tôt une femme qui l’attaque pour ses pro­pos dans ses vidéos,14 ailleurs un Qué­bé­cois qui lui reproche son mode de vie15 ou un Fran­çais qui dénonce son côté bour­geois.16

La finale de l’épisode ajoute une nou­velle voix qui vient rompre avec cette mise en scène lorsque Solange reprend son iden­ti­té et sa parole pour conso­ler Truite. Face à une petite chienne apai­sée, Solange nous ras­sure pour dis­si­per nos appré­hen­sions d’internautes-spectateurs qui sui­vons sa série : toute cette mise en scène n’était qu’une mas­ca­rade dans laquelle Truite tenait le rôle de sa maî­tresse. « Là, il y a tout inter­net qui va s’inquiéter que je dis des atro­ci­tés à un chien alors que c’est moi le chien dans la vie, tu vois. Tu me fais un bisou » (2,56 min), dit Solange. Tranches de haine ne déro­geait des autres épi­sodes de la série que dans sa mise en scène : Solange par­ta­geait encore une fois quelque chose d’intime sur elle-même, en l’occurrence l’émotion qui naît en elle lorsqu’elle fait face à ces « atrocités ».

La finale nous rap­pelle a pos­te­rio­ri que ces dia­logues mis en scène sont aus­si por­teurs de ce mono­logue carac­té­ris­tique de la série Solange te parle et dans lequel Solange nous parle de sa vie et de son quo­ti­dien tou­jours sur le mode de l’intimité. Un mono­logue dans lequel elle nous confie ce qu’elle lit par­fois dans les com­men­taires que les inter­nautes lui envoient. Dans ce mono­logue, nous sommes pla­cés en posi­tion de codes­ti­na­taires de ces mes­sages qui ne nous étaient pas adres­sés — sinon comme de simple inter­nautes qui lisent par­fois ces com­men­taires pleins de fiel affi­chés par d’autres inter­nautes. Ce mono­logue se pré­sente sous les traits de conver­sa­tions qui n’ont pas eu lieu, de paroles qui auraient pu être dites par toutes ces voix que l’on découvre dans une per­for­mance où Solange donne vie à des com­men­taires pris sur Face­book ou Solangeteparle.com. Ces paroles mises en scène dévoilent le pan d’une réa­li­té qu’on ne montre pas dans la série Solange te parle : en marge de la com­pli­ci­té extra­or­di­naire que Solange a su déve­lop­per avec les inter­nautes qui la suivent, il y a aus­si ces moments où elle lit sur les réseaux sociaux des com­men­taires d’internautes qui l’agressent et la heurtent.

L’épisode Tranches de haine nous pro­pose de la sorte deux niveaux de récit : le pre­mier dans lequel nous sommes témoins mal­gré nous de ces attaques écrites et un second dans lequel une inter­naute pro­pose à ses fans de vivre avec elle ce moment de son inti­mi­té. L’internaute-spectateur qui la suit d’épisode en épi­sode retrouve alors le per­son­nage un peu fra­gile qu’il connaît et qui lui offre à chaque épi­sode le même sen­ti­ment d’avoir noué une rela­tion de confi­dence avec Solange (voir Fro­be­nius, Châ­teau­vert, 2013).

Il faut la luci­di­té de recon­naître ces deux niveaux de récits pour appré­cier l’épisode Tranches de haine : pour ne pas se sen­tir agres­sé par la vio­lence mise en scène, il nous faut recon­naître dans le choix des com­men­taires et leur mise en scène les indices per­met­tant de déduire que ces dia­logues par­ti­cipent aus­si d’un jeu,17 celui du second degré, dans lequel cette parole deve­nue objet de cri­tique devient la matière pre­mière avec laquelle Solange crée.18

Ce jeu, la majo­ri­té des inter­nautes ne l’ont guère appré­cié ni tou­jours bien com­pris.19 Ils étaient peu nom­breux dans les com­men­taires sur Face­book et Solangeteparle.com à sou­li­gner l’approche ludique que Solange nous pro­pose comme réponse à ces dis­cours hai­neux, avec pour résul­tat quelques féli­ci­ta­tions noyées dans une ava­lanche de paroles de conso­la­tion. Tranches de haine reste un épi­sode mal aimé par­mi les fans de la série.

Citation et représentation

L’épisode Tranches de haine se regarde et s’apprécie — avec toute l’ambiguïté que porte le terme ici — moins pour ses dia­logues que pour la mise en scène. La parole citée y est jouée avec une inten­si­té dra­ma­tique au cœur de l’intimité de la chambre à cou­cher ou du salon, où Solange, un peu fra­gile, assise sur le sol ou sur une chaise droite, s’adresse à la trem­blante Truite ou s’avance au pre­mier plan de la camé­ra pour repro­duire la proxi­mi­té typique du vidéoblogue.

Il y a en amont de cette écri­ture un geste de sélec­tion où l’extrait émerge au milieu de tous ces com­men­taires qui ne sont pas rete­nus. Solange choi­sit et orga­nise cette matière pre­mière, écrit un scé­na­rio où la diver­si­té des voix doit s’entendre, où le sen­ti­ment de répé­ti­tion doit rapi­de­ment émer­ger, où la vio­lence du pro­pos doit nous interpeller.

Chaque com­men­taire rete­nu et cité fait l’objet d’une mise en scène qui lui donne une sono­ri­té et une iden­ti­té qui lui est propre, un ton et un contexte qui la dis­tinguent. Il y a pour cha­cun un tra­vail de repré­sen­ta­tion, c’est-à-dire, au sens pre­mier du terme, des gestes qui sont posés pour « rendre pré­sent aux yeux » des inter­nautes, les com­men­taires cités. Il s’agit d’une repré­sen­ta­tion qui est à la réa­li­sa­tion de la série web ce que la dic­tion est à la lit­té­ra­ture,20 soit une mani­fes­ta­tion tan­gible du tra­vail de créa­tion. Je vois cette repré­sen­ta­tion lorsque Solange donne une voix à ces com­men­taires, lorsqu’elle crée ce sen­ti­ment que nous sommes témoins de ces conver­sa­tions qui n’ont jamais eu lieu.

Si je peux oublier un moment le pro­ces­sus de sélec­tion en amont, lorsque l’épisode s’écrit, je constate à chaque réplique que la parole citée est « mise en scène ». Or, je peux mal­gré tout y voir sim­ple­ment une liste que Solange nous dresse de ces com­men­taires méchants qui lui sont envoyés. Une liste à laquelle des fans et des amis, tou­chés par la vio­lence des pro­pos, ont répon­du par quelques paroles de conso­la­tion ou une invi­ta­tion à faire un épi­sode dans lequel Solange choi­si­rait des mes­sages empreints d’amour.21 Mais je peux aus­si m’arrêter à la qua­li­té de cette repré­sen­ta­tion, appré­cier le tra­vail de mise en scène de la parole, la per­for­mance que Solange déploie comme comé­dienne, ou plus lar­ge­ment sa capa­ci­té à nous faire vivre une expé­rience dérou­tante et pre­nante dans cet épi­sode atypique.

Ce regard por­té sur la repré­sen­ta­tion, on a pu le lire chez quelques inter­nautes, ama­teurs ou fans, qui ont sou­li­gné dans leurs com­men­taires la créa­ti­vi­té et la qua­li­té du tra­vail de réa­li­sa­tion.22 Le temps de ce regard, je recon­nais la « touche de Solange », qui carac­té­rise sa réa­li­sa­tion même lorsqu’elle crée avec les com­men­taires de ses détracteurs.

Ce regard sur la repré­sen­ta­tion est émi­nem­ment variable entre inter­nautes-spec­ta­teurs : il tient à nos expé­riences des séries web, à nos connais­sances audio­vi­suelles et lit­té­raires, à notre sen­si­bi­li­té autant aux pro­pos qu’à la réa­li­sa­tion, mais aus­si, et il faut le sou­li­gner en par­ti­cu­lier dans le cas du web, à la pla­te­forme de vision­ne­ment et aux condi­tions dans les­quelles a lieu ce vision­ne­ment. Car ce tra­vail de repré­sen­ta­tion pour­ra pas­ser inaper­çu dans l’épisode vision­né à la va-vite sur un télé­phone por­table dans le métro.

Or, aus­si variable qu’il soit, ce regard por­té sur la repré­sen­ta­tion fait par­tie de notre expé­rience d’une série web comme Solange te parle et, par­ti­cu­liè­re­ment ici, dans l’épisode Tranches de haine : c’est parce que je vois la repré­sen­ta­tion de la parole citée que je peux y entendre la voix de Solange, créa­trice de la série.

Cette voix dis­cer­née à tra­vers la parole de ces inter­nautes har­gneux peut ain­si être enten­due (au moins) à deux niveaux. D’une part, je peux comme inter­naute-spec­ta­teur voir dans cette repré­sen­ta­tion l’indice de ce mono­logue de second degré dans lequel Solange me confie et par­tage avec moi, fan ou ama­teur de la série, son expé­rience face à la vio­lence de ces com­men­taires qu’on lui envoie par­fois. Les com­men­taires sont par­lants : sur les 317 mes­sages publiés, 150 s’adressaient direc­te­ment à Solange, que l’on tutoyait pour la conso­ler et la ras­su­rer.23 Tels des intimes, des fans répon­daient à la confi­dence de leur amie qu’ils avaient indi­vi­duel­le­ment su recon­naître sous la mas­ca­rade de la repré­sen­ta­tion. D’autre part, m’appuyant sur cette pre­mière inter­pré­ta­tion, je peux aus­si comme inter­naute-spec­ta­teur recon­naître le tra­vail créa­tif avec lequel Solange s’affirme comme un artiste qui sait, avec sa touche par­ti­cu­lière, don­ner vie à la parole de ses détrac­teurs pour l’invalider de façon magistrale.

Cette recon­nais­sance de la « touche de Solange » dans l’acte de repré­sen­ta­tion, c’est pré­ci­sé­ment ce qui dis­tingue une série comme Solange te parle de la pro­duc­tion de nombre des you­tu­beurs, axés vers la com­mu­ni­ca­tion la plus directe qui soit avec leur public : même dans un épi­sode écrit comme une suite de tranches de haine — hor­mis sa finale —, je peux, au-delà de la confi­dence qui m’est faite, prendre plai­sir à décou­vrir le tra­vail de mise en scène de la parole citée.

Création transitive et intransitive

Revi­si­tant Barthes, Genette recon­nais­sait à la lit­té­ra­ture sa pro­pen­sion à être lue comme une écri­ture intran­si­tive, qui n’avait d’autre fina­li­té que le plai­sir esthé­tique qu’elle nous apporte — ou du moins qui affi­chait aus­si cette fina­li­té.24 Qu’importe les liber­tés que le roman­cier prend avec la réa­li­té, qu’importe que je n’y apprenne aucune infor­ma­tion sur le monde qui m’entoure, mon plai­sir de lec­teur peut s’arrêter à l’écriture et à l’univers que j’y trouve comme lec­teur. Le texte non lit­té­raire s’apprécierait plu­tôt pour ce qu’il m’apporte d’informations sur un sujet ou sur le monde. Tran­si­tive, l’écriture du texte non lit­té­raire a pour fina­li­té de trans­mettre une infor­ma­tion à son lecteur.

Tou­jours selon Genette, cette lec­ture tran­si­tive ou intran­si­tive de l’écriture ne serait pas une qua­li­té propre au texte, mais se construi­rait à la lec­ture : « Ce qui rend l’écriture “tran­si­tive” ou “intran­si­tive” n’est rien d’autre que la manière dont la tra­verse ou s’y arrête le regard d’un lec­teur. » (Genette, 2003, p. 138)

Lorsqu’on ques­tionne le regard que nous por­tons comme spec­ta­teur-inter­naute sur l’épisode Tranches de haine dans la série web Solange te parle, on se retrouve face à un curieux para­doxe : si nous y voyons une confi­dence de Solange à laquelle nous répon­dons par une parole de conso­la­tion, nous y déce­lons une tran­si­ti­vi­té dans laquelle son auteur nous cite ces mes­sages qu’elle doit lire, et, dans un second degré, par­tage avec nous un moment d’intimité dans lequel elle raconte son émo­tion face à la vio­lence de ces mes­sages; si nous por­tons notre regard sur la repré­sen­ta­tion, nous pou­vons y déce­ler une intran­si­ti­vi­té dans laquelle l’épisode et sa réa­li­sa­tion s’apprécient comme un objet esthé­tique en soit, dans lequel je recon­nais la « touche de Solange ». Per­méables bien sûr, ces regards tran­si­tifs et intran­si­tifs coha­bitent et font par­tie de mon expé­rience de spectateur-internaute.

Or, à ce pre­mier constat de leur copré­sence dans notre regard, une série web comme Solange te parle ajoute une autre couche : que ce soit pour la conso­ler face à des paroles trop dures ou pour la féli­ci­ter de sa réa­li­sa­tion, la série web implique la pos­si­bi­li­té de pou­voir échan­ger avec son « auteure » sur Face­book ou sur le site Solangeteparle.com. Il me faut croire à l’existence de la per­sonne à qui j’écris et à la pos­si­bi­li­té d’être lu par cette per­sonne lorsque je publie un com­men­taire sur Face­book ou sur le site Solangeteparle.com.

Dit autre­ment, une série web comme Solange te parle induit une lec­ture tran­si­tive d’un autre ordre : il y a dans cette série web un contrat de com­mu­ni­ca­tion25 pas­sé avec l’internaute-spectateur dans lequel l’absence de dis­tinc­tion entre fic­tion et non-fic­tion per­met de croire en l’authenticité du per­son­nage Solange avec laquelle on pour­ra échan­ger sur les réseaux sociaux.26 Le noir à l’image sur lequel on peut lire l’invitation de Solange à s’abonner à sa série web27 nour­rit chez l’internaute-spectateur le sen­ti­ment qu’il tisse une rela­tion réelle avec son auteure à qui il donne du cou­rage en s’abonnant à sa série. Le para­texte en ouver­ture de la page Face­book, qui rap­pelle dans son titre Solange, per­son­nage de fic­tion, ne freine nul­le­ment les inter­nautes dans leur désir d’échange avec Solange : ils trouvent sur les réseaux sociaux la pos­si­bi­li­té de lui écrire, et d’espérer, sinon une réponse, à tout le moins d’être lu par celle qu’ils aiment et suivent, cer­tains jusqu’à se décla­rer « fans ».

Dans mon expé­rience d’internaute-spectateur, je regarde une série web comme Solange te parle jus­te­ment parce qu’elle me per­met de por­ter un regard qui mul­ti­plie les niveaux et les pos­si­bi­li­tés d’interprétation. Intran­si­tive, la mise en scène de Solange face à la camé­ra conforte le spec­ta­teur que je suis dans son désir de retrou­ver la série web qui me raconte le vidéo­blogue du per­son­nage Solange ; faite avec talent, je recon­nais et j’apprécie cette touche par­ti­cu­lière, dans la parole et dans sa repré­sen­ta­tion même, dans un épi­sode qui repose la cita­tion des com­men­taires d’internautes har­gneux. Tran­si­tive deux fois plu­tôt qu’une dans l’épisode Tranches de haine, la mise en scène est une invi­ta­tion à recon­naître le second degré de la confi­dence propre à la série web, mais aus­si la pos­si­bi­li­té d’ajouter au geste de vision­ne­ment, l’échange avec l’auteure de la série web en marge de la série, sur Face­book, sur le site Solangeteparle.com ou sur Twitter.

Cet autre niveau de tran­si­ti­vi­té, en marge de la dis­tinc­tion fic­tion ver­sus non-fic­tion, serait spé­ci­fique et même néces­saire à notre expé­rience d’internautes-spectateurs : lorsque Solange nous lance une invi­ta­tion à nous abon­ner, à venir la ren­con­trer à l’occasion d’un évé­ne­ment ou sim­ple­ment à lui écrire, la tran­si­ti­vi­té qui fonde l’échange — à tout le moins le sen­ti­ment d’un échange — avec son auteure à tra­vers la série web et les mes­sages sur Face­book, sur Twit­ter ou sur le site Solangeteparle.com, nour­rit à chaque étape notre plai­sir de spec­ta­teur et d’internaute.

Les séries web nous ont habi­tués à ces récits audio­vi­suels à la pre­mière per­sonne que les études ciné­ma­to­gra­phiques nous disaient impos­sibles, leur pré­su­mant tou­jours en amont un grand ima­gier (Gau­dreault et Jost). Depuis les pre­mières web­cams, en pas­sant par les vidéo­blogues, le récit audio­vi­suel au « je » a vu la fron­tière entre fic­tion et non-fic­tion bou­le­ver­sée par des séries popu­laires comme Lone­ly Girl 15 (Mesh Flin­ders, Miles Beckett et Greg Good­fried, 2006–2008), The Guild (Feli­cia Day, 2007–2013) ou Cyprien (Cyprien Iov, 2008-) (Châ­teau­vert, 2014). Nous avons appri­voi­sé en quelques années ces récits audio­vi­suels qui nous pro­posent des expé­riences de vision­ne­ment qui s’appuient sur l’authenticité du per­son­nage pour se pro­lon­ger à tra­vers les échanges sur les réseaux sociaux ou à l’occasion d’événements publics.

Dans ces séries écrites à la pre­mière per­sonne, la cor­res­pon­dance affi­chée entre l’internaute créa­teur de la série, le vidéo­blo­gueur qui assume le récit audio­vi­suel et le per­son­nage à l’image qui nous inter­pelle a intro­duit une dimen­sion d’auto­fic­tion (Gas­pa­ri­ni) qui module aujourd’hui nos attentes d’internautes et de spec­ta­teurs (Châ­teau­vert, 2013).

Si la série Solange te parle s’inscrit dans cette mou­vance par son récit audio­vi­suel à la pre­mière per­sonne et son carac­tère auto­fic­tif, l’épisode Tranches de haine révèle un autre aspect de notre expé­rience de vision­ne­ment : la mise en scène de la parole et le regard camé­ra détournent l’adresse du vidéo­blogue pour insuf­fler ce niveau de tran­si­ti­vi­té où je deviens le confi­dent de Solange face à ces invec­tives. Sans inter­pel­la­tion, j’ai le sen­ti­ment non pas d’être visé par un vidéo­blogue, mais d’être en « com­mu­nion » avec Solange qui se confie à moi, à qui je peux me livrer. L’épisode Tranches de haine met en relief que dans une série comme Solange te parle, je deviens le vis-à-vis d’un « jour­nal intime » que Solange par­tage avec moi lorsque je la regarde, lorsque je lui écris. Solange te parle laisse voir la place à part qu’ont prise ces séries web auto­fic­tives au sein de nos expé­riences de vision­ne­ment en nous offrant des iden­ti­tés pro­jec­tives fon­dées sur le prin­cipe d’affinités par­ta­gées avec les per­son­nages-créa­teurs (Ell­ces­sor et Dun­can). Je les écoute, Solange et les autres, pour me recon­naître en eux.

À terme, Solange parle

J’ai ouvert l’analyse de la parole dans l’épisode Tranches de haine avec pour objec­tif de com­prendre la spé­ci­fi­ci­té de ce dia­logue fait de com­men­taires d’internautes que joue et incarne Solange, mais aus­si ce que la repré­sen­ta­tion de la parole appor­tait à notre expé­rience dans une série web comme Solange te parle.

Dans un épi­sode écrit comme une suite de « tranches de haines », limi­tées dans les mots, peu créa­tives dans les argu­ments, on a vu que la mise en scène de la parole sub­jugue le conte­nu de ces dia­logues : fil­mée dans l’intimité, incar­née par Solange qui affiche une cer­taine vul­né­ra­bi­li­té assise sur le sol ou sous les traits de Truite, la repré­sen­ta­tion de la parole nous per­met comme spec­ta­teur-inter­naute de retrou­ver le mono­logue de l’intimité que nous pro­pose Solange à chaque épi­sode de sa série web.

C’est cette repré­sen­ta­tion de la parole, expo­sée dans un épi­sode où le dia­logue est un geste de cita­tion, qui fait de Solange te parle une série à part, qui a son esthé­tique, qu’on ne retrouve pas (et qu’on ne cherche pas) dans des pro­duc­tions régu­lières de you­tu­beurs axées sur leur mes­sage. C’est le regard que nous por­tons comme spec­ta­teurs-inter­nautes sur cette repré­sen­ta­tion de la parole qui nous per­met de recon­naître dans cet épi­sode et plus lar­ge­ment dans cette série, une signa­ture et une esthé­tique propre à une artiste. Même dans un épi­sode qui semble rompre par sa fac­ture et son dia­logue avec la série que l’on connaît et fré­quente, nous retrou­vons la touche « Solange » dans la réalisation.

Cette repré­sen­ta­tion de la parole, recon­nue et appré­ciée par l’internaute-spectateur, ouvre la pos­si­bi­li­té de recon­naître dans Tranches de haine une mas­ca­rade qui mul­ti­plie les couches dans notre expé­rience de visionnement.

Pris au pre­mier degré, l’épisode nous raconte par la sélec­tion et la mise en scène la vio­lence que peuvent por­ter ces com­men­taires d’internautes qui invec­tivent Solange de leur haine. Joués et incar­nés par Solange dans son inti­mi­té, ces frag­ments de conver­sa­tions qui n’ont pas eu lieu nous racontent un récit de second degré, qui nous plonge dans l’intimité de la créa­trice de série web qui par­tage cette vio­lence qu’elle subit avec ces com­men­taires d’internautes agres­sifs. Ce sen­ti­ment d’accès à l’intimité, qui tient à cette repré­sen­ta­tion d’une parole citée, ajoute un troi­sième degré au récit de la mise en scène dans lequel l’internaute-spectateur se voit offrir le rôle d’être le vis-à-vis de Solange sur les réseaux sociaux. Un troi­sième degré au récit où la fron­tière entre fic­tion et non-fic­tion devient per­méable, où l’internaute-spectateur peut nouer un échange « réel » avec Solange, indis­tinc­te­ment per­son­nage et créa­trice de la série.

Un récit en trois niveaux qui rend notre expé­rience de vision­ne­ment d’une série comme Solange te parle si par­ti­cu­lière : je regar­de­rai le pro­chain épi­sode parce que je veux entendre Solange me dire à sa façon quelque chose sur la vie; j’y recon­naî­trai l’amie qui se confie sous le cou­vert de ses mots et de sa mise en scène; j’y trou­ve­rai la pos­si­bi­li­té de tis­ser ce lien unique en dehors de la fic­tion avec la vraie Solange. Trois niveaux de récit qui s’ajoutent pour mon plus grand plai­sir d’internaute-spectateur : je sais recon­naître quand Solange me parle.

Bibliographie

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Notice biographique

Cher­cheur et consul­tant en créa­tion audio­vi­suelle, Jean Châ­teau­vert enseigne la créa­tion vidéo et la pro­duc­tion audio­vi­suelle pour le web à l’Université du Qué­bec à Chi­cou­ti­mi. Il a déve­lop­pé en paral­lèle de son ensei­gne­ment une pro­duc­tion audio­vi­suelle de fic­tion et expé­ri­men­tale et une exper­tise en scé­na­ri­sa­tion (ciné­ma, télé­vi­sion, web). Ses tra­vaux portent sur la com­pré­hen­sion et la per­cep­tion du récit audio­vi­suel. Il déve­loppe une recherche sur la scé­na­ri­sa­tion et l’esthétique de la créa­tion audio­vi­suelle sur le web. Ses recherches adoptent le point de vue de l’internaute-spectateur et explorent la syner­gie entre les pla­te­formes (récit audio­vi­suel, site inter­net, blogue, page Face­book, etc.) qui font l’expérience de vision­ne­ment avec le web.


  1. Solange te parle est une série web écrite et réa­li­sée par Ina Miha­lache, qué­bé­coise d’origine, qui a adop­té la France comme ter­ri­toire de créa­tion. La série web s’est dis­tin­guée par la qua­li­té de ses textes et de sa réa­li­sa­tion dès son appa­ri­tion sur le web (Deglise, p. 138; Hanne et Tes­quet).
  2. En réac­tion à la dif­fu­sion de Tranches de haine, 317 mes­sages ont été pos­tés sur Face­book entre le 25 jan­vier et 14 mars 2016 et 56 mes­sages ont été pos­tés sur Solangeteparle.com entre le 25 jan­vier et le 3 mars 2016 — date du der­nier com­men­taire au moment où j’écris cet article. À titre indi­ca­tif, un épi­sode régu­lier de la série Solange te parle génère en moyenne, en cumu­lant les deux pla­te­formes, entre 50 et 150 com­men­taires. Je revien­drai à quelques reprises sur ces com­men­taires d’internautes qui ont réagi à la dif­fu­sion de l’épisode.
  3. Je main­tien­drai le texte de ces attaques sou­vent cho­quantes dans les notes par choix édi­to­rial, l’emphase de mon ana­lyse por­tant sur la mise en scène de cette parole plu­tôt que sur leur conte­nu.
  4. Je cite ici quelques exemples repré­sen­ta­tifs de ces moda­li­tés expres­sives dans les com­men­taires écrits, incrus­tés dans l’image, en indi­quant le moment où ils se situent dans la vidéo : 0,30 s : « Ouhou je suis triste ouin oyuin je pleure ouh ouh » et ben tu sais quoi va te prendre ça fera une connasse en moins sur cette terre. » 1,41 min : « Bon­jour je m’appelle Sos­so, je suis une petite pute “créa­tive” ». 2,44 min : « ON SEN BATS LES COUILLES PUTE ahhhhh fuck bitch!!!! Cor­dia­le­ment. »
  5. Voi­ci quelques exemples de ces com­men­taires qui inter­pellent la com­mu­nau­té des inter­nautes qui suivent la série : 0,00 s : « Vidéo de merde. Elle a com­pris com­ment avoir des vues et des abon­nées cette pute cachée. » 0,37 s : « jpeu pas sac­quer le ton de cette pute snob et prout prout bour­geoise. » 1,55 min : « Ptain j’ai tel­le­ment envie de la cla­quer cette grosse chienne ».
  6. Voi­ci quelques exemples symp­to­ma­tiques de com­men­taires qui inter­pellent direc­te­ment Solange : 0,17 s : « Tu te prends pas pour de la merde toi tes un peux comme BHL. » 1,32 min : « T’es nul va cre­ver c pas inté­res­sant c’est pour­ri moi j’ai une bite et j’en suis fiers. » 2,32 min : « J’ai même pas regar­dé la vidéo sale petite merde dégueu­lasse. »
  7. Je m’inspire ici de l’approche déve­lop­pée par Genette pour abor­der les textes qui puisent dans des textes sources.
  8. Voi­ci quelques exemples qui témoignent de cette écri­ture très orale : 1,20 min : « Hey grosse épaisse astie de stuck up. […] !!!!!!!! astie de grosse connasse crève salope. » 1,55 min : « Ptain j’ai tel­le­ment envie de la cla­quer cette grosse chienne. » 2,00 min : « SALE PPUUUTTTE. »
  9. Symp­to­ma­tique de cette impres­sion de répé­ti­tion que le choix des com­men­taires impose, sur 28 com­men­taires qui font le dia­logue, le mot « merde » revient à dix reprises; « conne » et « connasse » reviennent à six reprises; « salope » et « pute » sont tous les deux repris trois fois.
  10. À 0,30 s, 1,40 min, 2,13 min et 2,25 min, on voit des com­men­taires écrits affi­chés à l’écran qui se pro­longent au-delà de l’extrait mis en scène.
  11. Sur les 317 mes­sages affi­chés sur Face­book en marge de l’épisode, 261 sont des mes­sages où des inter­nautes cherchent à « ras­su­rer » ou « conso­ler » Solange face à ces attaques ver­bales.
  12. Sur les 317 mes­sages pro­vo­qués par l’épisode, 37 mes­sages s’apitoient sur le sort de la pauvre Truite, trem­blante devant la vio­lence des pro­pos que pro­nonce Solange.
  13. À 1,32 min : « T’es nul va cre­ver c pas inté­res­sant c’est pour­ri moi j’ai une bite et j’en suis fiers. »
  14. À 2,07 min : « Ta video est a chier avec ta cou­pure a la con grosse conne de gau­chiste arrête de te croire artiste. »
  15. À 1,20 min : « Hey grosse épaisse astie de stuck up sa ten­te­rai pas de payer ta part de sucage de graine!!!!!!!! astie de grosse connasse crève salope. »
  16. À 0,37 min : « jpeu pas sac­quer le ton de cette pute snob et prout prout bour­geoise. »
  17. Sur la notion de jeu et ses indices tex­tuels et contex­tuels, on ver­ra notam­ment les textes de Per­ron et Di Cros­ta.
  18. Je reprends ici le voca­bu­laire que pro­pose Genette dans Palimp­seste (1982) pour rendre compte de ce mélange obli­gé entre luci­di­té et ludi­ci­té pour recon­naître les indices qu’il y a un jeu dans un texte, ou ici un épi­sode, et m’en amu­ser comme lec­teur ou comme spec­ta­teur qui recon­naît ce second degré.
  19. Suivent quelques com­men­taires symp­to­ma­tiques de cette réac­tion aux pro­pos des inter­nautes har­gneux : — « ça me fait tel­le­ment mal (je suis une eponge) que je n’ai pas pu regar­der ta video en entier. — « De toutes tes vidéos, ça doit être la plus dif­fi­cile à regar­der. » — « I’m out. Voir ce chien entrer peu à peu en dépres­sion m’a tuée. » — « Mais Pour­quoi tant de haine ?? Que l’être humain est mépri­sable! Qu’est ce qu’on peut être cons. » — « Je trouve ça atroce, hor­rible et triste à en pleu­rer. »
  20. On ver­ra les tra­vaux de Genette (2003 et 2004). J’adapte ici la dis­tinc­tion qu’il pro­pose. Pour Genette, la dic­tion per­met dis­tin­guer la « lit­té­ra­ture de fic­tion qui s’impose essen­tiel­le­ment par le carac­tère ima­gi­naire de ses objets » de « la lit­té­ra­ture de dic­tion qui s’impose essen­tiel­le­ment par ses carac­té­ris­tiques for­melles — encore une fois sans pré­ju­dice d’amalgame et de mixi­té » (Genette, 2004, p. 31).
  21. Dans les com­men­taires qui font suite à la dif­fu­sion de l’épisode Tranches de haine, 11 d’entre eux sug­gé­raient à Solange le conte­nu d’un pro­chain épi­sode en réac­tion à la vio­lence des pro­pos mis en scène. Voi­ci quelques exemples repré­sen­ta­tifs : — « On fait cir­cu­ler une peti­tion pour que Solange nous fasse une p’tit video sym­pa sur tous les beaux temoi­gnages qu’elle a recu? » — « Allez s’il te plait fait une vidéo des beaux mots. Pour contre­ba­lan­cer. » — « Et si tu fai­sais la même vidéo.. qu’avec les mots d’amour et de sou­tiens que tu reçois… ? »
  22. Par­mi tous les com­men­taires affi­chés sur Face­book après la dif­fu­sion, 30 d’entre eux sou­li­gnaient la qua­li­té de l’épisode. Voi­ci quelques exemples par­lants : — « Par­faite cette vidéo. Uti­li­ser ces com­men­taires hai­neux comme matière de vidéo avec ta voix, Ca en fait presque deve­nir une cer­taine poé­sie. » — « Sinon une vidéo très intel­li­gente et bien pen­sé. » — « Ça décoiffe toute cette pour­ri­ture puante concen­trée en une seule vidéo! Quel culot de ta part! — C’est vrai­ment subli­me­ment génial! » — « J’adore le prin­cipe de cette vidéo! Bra­vo! »
  23. Voi­ci quelques exemples repré­sen­ta­tifs de ce désir de ras­su­rer Solange : — « Trop triste! Conti­nue on t’aime “icit au Qué­bec”. » — « j’aime tes vidéos, j’aime ta per­son­na­li­té et j’aime ton style. Il faut s’abreuver des com­men­taires posi­tifs et lais­ser der­rière les autres com­men­taires. » — « Je vous parle Solange pour vous le dire :” j’aime beau­coup ce que vous faites”. » — « Ne lâches rien Solange! » — « On s’en fout de tout ses abru­tis fémi­nins et mas­cu­lins, conti­nuez moi ça m’éclate, j’adore et je ne suis pas la seule …! »
  24. On retrouve cette ana­lyse dans l’article « Fic­tion et dic­tion » (2003). Genette revient sur la notion d’intransitivité avec l’analyse de la fonc­tion poé­tique du lan­gage dans le livre Fic­tion et dic­tion (Genette, 2004, p. 31).
  25. Sur la notion de contrat de com­mu­ni­ca­tion, on ver­ra les tra­vaux de Caset­ti et de Odin.
  26. Sur la notion d’authenticité dans le contrat de com­mu­ni­ca­tion dans les séries web, on ver­ra mon article, inti­tu­lé « Les nou­velles plates-formes de dif­fu­sion. L’expérience spec­ta­to­rielle ».
  27. Le noir à l’image inter­rompt le récit et se démarque des incrus­ta­tions de com­men­taires d’internautes, par son des­ti­na­taire et son conte­nu : « quand tu t’abonnes ça me donne du cou­rage » (2,52 min).