Le temps d’Anne Hébert au cinéma : mémoire et altérité dans Kamouraska et Le Torrent


Tho­mas Carrier-Lafleur

Résu­mé
Cet article pro­pose une ana­lyse com­pa­rée de deux adap­ta­tions ciné­ma­to­gra­phiques d’œuvres d’Anne Hébert : d’une part, Kamou­ras­ka, réa­li­sé en 1973 par Claude Jutra, qui adapte le roman épo­nyme de 1970 ; d’autre part, Le Tor­rent, réa­li­sé en 2011 par Simon Lavoie, qui adapte la nou­velle limi­naire du recueil publié par l’autrice en 1950. En par­ti­cu­lier, nous étu­die­rons la repré­sen­ta­tion du temps qui est à l’œuvre dans ces deux films, afin d’insister sur la com­plé­men­ta­ri­té des démarches choi­sies par les cinéastes pour adap­ter la com­plexi­té tem­po­relle du récit héber­tien : alors que Lavoie, entre autres par le recours à l’héritage ciné­phi­lique, vise la créa­tion d’un temps long et conti­nu, quitte à détour­ner l’esthétique de la nou­velle, Jutra tente plu­tôt de pro­duire une forme nar­ra­tive contra­riée où le mélange inter­mit­tent des tem­po­ra­li­tés est la tra­duc­tion du bouillon­ne­ment inté­rieur de son per­son­nage prin­ci­pal. Témoi­gnant de deux époques bien dis­tinctes du ciné­ma qué­bé­cois, Kamou­ras­ka et Le Tor­rent sou­lignent enfin com­ment un maté­riau lit­té­raire comme celui d’Anne Hébert, en rai­son de son ambi­tion, lance au ciné­ma le défi d’expérimenter ses limites et de réflé­chir à ses propres pos­si­bi­li­tés d’expression.

Sum­ma­ry
This article pro­poses a com­pa­ra­tive ana­ly­sis of two cine­ma­to­gra­phic adap­ta­tions of works by Anne Hébert: Kamou­ras­ka, direc­ted in 1973 by Claude Jutra, who adap­ted the epo­ny­mous novel of 1970, and Le Tor­rent, direc­ted in 2011 by Simon Lavoie, who adapts the ope­ning text of the col­lec­tion publi­shed by the author in 1950. In par­ti­cu­lar, I will look at the repre­sen­ta­tion of time that is at work in these two films, the bet­ter to insist on the com­ple­men­ta­ri­ty of the approaches cho­sen by the film­ma­kers to adapt the tem­po­ral com­plexi­ty of Hébert’s nar­ra­tive: whe­reas Lavoie, through the use of the cine­phi­lic heri­tage, aims at the crea­tion of a long and conti­nuous time, even if it diverts the aes­the­tics of Hébert’s sto­ry, Jutra tries rather to pro­duce a contra­ry nar­ra­tive form where the inter­mit­tent mix­ture of tem­po­ra­li­ties is the trans­la­tion of the inner tor­ments of his main cha­rac­ter. Bea­ring wit­ness to two dis­tinct epochs of Que­bec cine­ma, Kamou­ras­ka and Le Tor­rent final­ly high­light how a lite­ra­ry mate­rial like Anne Hébert’s, because of its ambi­tion, chal­lenges cine­ma to expe­riment with its limits and reflect on its own poten­tial of expression.


Le temps retrou­vé, c’est du théâtre. — Anne Hébert, Le Pre­mier Jardin

Le pré­sent article pro­pose de mettre en pers­pec­tive le trai­te­ment de la tem­po­ra­li­té dans deux adap­ta­tions ciné­ma­to­gra­phiques de l’œuvre d’Anne Hébert : Kamou­ras­ka (1973) de Claude Jutra et Le Tor­rent (2011) de Simon Lavoie. À la suite des ana­lyses de Janet M. Pater­son (2004) sur l’importance de « l’Autre roma­nesque », nous mon­tre­rons com­ment, même trans­po­sée dans un autre média, la repré­sen­ta­tion de la mémoire est tou­jours syno­nyme chez Hébert d’une réflexion sur l’altérité1. Le défi de l’adaptation sera pré­ci­sé­ment de trou­ver le moyen d’en tra­duire les dif­fé­rents aspects, et, même, de se les appro­prier afin de les trans­for­mer de l’intérieur. C’est jus­te­ment ce que tentent Jutra et Lavoie, de deux manières com­plé­men­taires : l’adaptation du Tor­rent vise­ra la connexion avec un temps long, conti­nu et immer­sif, alors que l’adaptation de Kamou­ras­ka va pro­duire une nar­ra­ti­vi­té lar­ge­ment contra­riée, ponc­tuée d’attractions, d’achoppements et d’intermittences. De plus, là où Lavoie uti­lise le maté­riau héber­tien pour pro­po­ser une réflexion qui allie l’histoire qué­bé­coise à l’héritage ciné­phi­lique, Jutra ancre son adap­ta­tion dans un temps immo­bile et cyclique, régi par la coexis­tence dif­fi­cile entre le rêve et la réa­li­té. Mélange des durées, brouillage des modes de per­cep­tion, court-cir­cuit entre les sou­ve­nirs et les affects, l’œuvre d’Anne Hébert offre au ciné­ma l’occasion de réflé­chir à ses propres pos­si­bi­li­tés esthé­tiques. Adap­ter la lit­té­ra­ture revient ici à pro­po­ser dif­fé­rentes visions de l’art cinématographique.

Kamouraska : la fracture intérieure

C’est la dimen­sion mala­dive du temps qui est au cœur du film de Jutra, qui fait le choix esthé­tique de se concen­trer sur l’intériorité du per­son­nage d’Élisabeth, au détri­ment des enjeux his­to­riques et sociaux du texte. Comp­tant par­mi les enjeux impor­tants de l’œuvre, la mater­ni­té sera l’élément moteur d’une vision tra­gi­que­ment cyclique du temps : « Je n’ai été qu’un ventre fidèle, une matrice à faire des enfants » (Hébert, 1970, p. 10). Le cha­grin d’Élisabeth vient du fait que, dans sa vie d’épouse mal­heu­reuse, les enfants se suc­cèdent comme les sai­sons. À ce ron­ron du cycle de l’enfantement, elle pré­fère et espère l’instant de la pas­sion. Consti­tuée d’une série de courts frag­ments non chro­no­lo­giques, la nar­ra­tion d’Hébert tente jus­te­ment de don­ner corps au désir. Dans son adap­ta­tion, Jutra fait face au même pro­blème, à ceci près que la repré­sen­ta­tion du temps et des fan­tasmes au ciné­ma ne jouit pas de la même liber­té qu’en lit­té­ra­ture, où le dis­po­si­tif de repré­sen­ta­tion est moins « lourd » que la tech­nique ciné­ma­to­gra­phique. Par ailleurs, la géné­ra­li­té des mots accen­tue natu­rel­le­ment le carac­tère incer­tain et hal­lu­ci­né du récit2, alors que Jutra, qui semble mal­gré tout reven­di­quer un cer­tain clas­si­cisme dans sa recherche d’une tem­po­ra­li­té duelle, doit déployer une lourde gram­maire ciné­ma­to­gra­phique pour faire res­sen­tir au spec­ta­teur la frac­ture du temps pro­vo­quée par les remords et la culpa­bi­li­té d’Élisabeth. C’est bien dans cette hési­ta­tion jamais réso­lue entre la fac­ture rela­ti­ve­ment clas­sique du récit et un désir moderne de décons­truc­tion de l’action et de la tem­po­ra­li­té que se trouve l’intérêt de l’adaptation de Kamou­ras­ka par Jutra. Film sur la notion d’altérité, il s’agit d’une œuvre elle-même double, duelle, qui, à l’instar de la fil­mo­gra­phie du réa­li­sa­teur prise dans son ensemble, oscille entre le clas­si­cisme et l’expérimentation, ten­tant d’adopter simul­ta­né­ment les deux esthé­tiques. Essayons main­te­nant de démê­ler ces dif­fé­rentes pistes et de repla­cer la pro­duc­tion dans son contexte pour ten­ter de trou­ver l’unité, même para­doxale, de Kamou­ras­ka.

Dans sa bio­gra­phie de Claude Jutra, Yves Lever qua­li­fie Kamou­ras­ka du « film le plus ambi­tieux de l’histoire du ciné­ma qué­bé­cois » (p. 214). L’ambition vient entre autres de ce désir d’adapter dans une forme fil­mique rela­ti­ve­ment tra­di­tion­nelle l’incohérence tem­po­relle savam­ment orches­trée par Hébert. À ce moment de la car­rière de Jutra, Kamou­ras­ka occupe une place bien par­ti­cu­lière, car il s’agit de sa pre­mière adap­ta­tion d’une œuvre lit­té­raire. Comme c’est sou­vent le cas avec de tels pro­jets, la liber­té du cinéaste s’en trouve amoin­drie. Il doit entre autres négo­cier avec des pro­duc­teurs plus pré­sents qu’à l’habitude et com­po­ser avec Hébert, qu’il avait déjà ren­con­trée à Paris en 1959 et qui a tenu à cos­cé­na­ri­ser le film. Mais le plus grave pro­blème auquel le cinéaste fait face demeure celui de la durée du film, en rai­son de la nature même de l’œuvre adap­tée. Le pre­mier mon­tage durait plus de 3 h 40. Les pro­duc­teurs, fran­çais sur­tout, réclament un film qui ne dépasse pas les deux heures, afin qu’il soit faci­le­ment expor­table. Jutra doit donc cou­per, réduire l’expérience tem­po­relle du film, s’éloigner encore plus de la méca­nique du roman. Il arrive à réduire le film à 2 h 30, non sans des cou­pures qu’il regrette amè­re­ment. Renée Lich­tig s’occupera ensuite des der­nières coupes pour atteindre la durée deman­dée. Trois ans avant son sui­cide, Jutra obtien­dra enfin le droit de revoir le mon­tage du film, pour la télé­vi­sion et le mar­ché de la vidéo. Le bio­graphe du cinéaste croit que ces rema­nie­ments ont été inutiles : « le film [est] trop long à cause de détails inutiles, de lon­gueurs et d’incohérences. […] Il ne valait peut-être pas la peine de mettre autant d’énergie pour abou­tir à une ver­sion qui n’améliore pas l’originale » (p. 226). Mais la situa­tion n’est peut-être pas si simple, car une telle remarque fait fi de la nature du roman d’Hébert, qui, pré­ci­sé­ment, est construit sur la tra­duc­tion affec­tive des sou­ve­nirs, et non seule­ment sur leur chro­no­lo­gie réelle. Encore faut-il répondre à la ques­tion sui­vante : qu’est-ce qui, dans l’œuvre anté­rieure de Jutra, résonne avec l’« inco­hé­rence » tem­po­relle de Kamou­ras­ka ? Existe-t-il une uni­té sty­lis­tique sou­ter­raine qui per­met­trait de mieux com­prendre l’éclatement et l’ambivalence esthé­tique de l’adaptation ?

Une des constantes de la fil­mo­gra­phie jutra­sienne est que ses films les plus réus­sis orchestrent la ren­contre du dis­po­si­tif ciné­ma­to­gra­phique avec l’univers men­tal des sujets qui se trouvent à l’écran. Un des exemples les plus pro­bants de ce pro­cé­dé se trouve dans Félix Leclerc, trou­ba­dour (1958), où Jutra mène un double pro­jet : d’une part, il met en scène les « cou­lisses » du dis­po­si­tif ciné­ma­to­gra­phique pour ren­ver­ser les codes du docu­men­taire clas­sique à l’Office Natio­nal du Film (ceux du film-por­trait don­nant à voir l’artiste dans son inti­mi­té) ; d’autre part, il pro­cède à une poé­ti­sa­tion de l’image et du mon­tage qui per­met à la tech­nique ciné­ma­to­gra­phique de per­for­mer plu­tôt que de dire l’univers de Leclerc. Jutra juge ain­si que le por­trait docu­men­taire, dans sa forme tra­di­tion­nelle, n’accède pas réel­le­ment à l’intériorité des sujets qu’il repré­sente. Le pro­cé­dé se trouve aus­si dans l’autofiction qu’est À tout prendre (1963), à ceci près que l’intériorité qu’il s’agit de péné­trer est main­te­nant celle du cinéaste lui-même, qui joue son propre rôle. Or, cette inté­rio­ri­té n’est jamais aus­si son­dée que dans les séquences où se déploie de manière osten­sible et reven­di­quée une inven­ti­vi­té for­melle. Para­doxa­le­ment, Jutra en dit davan­tage sur lui par l’utilisation ori­gi­nale de la tech­nique ciné­ma­to­gra­phique que dans les moments de pure confes­sion. La véri­té bio­gra­phique n’est pas tant dans le conte­nu que dans la forme. Cette adé­qua­tion entre recherche esthé­tique et expo­si­tion de l’intériorité sera éga­le­ment cen­trale dans Kamou­ras­ka, même si le résul­tat est somme toute moins enthou­sias­mant que dans les opus précédents.

« Le temps retrou­vé s’ouvre les veines » (1970, p. 115), lit-on chez Anne Hébert, pour signi­fier la vio­lence des sou­ve­nirs qui accablent Éli­sa­beth. Le dis­po­si­tif roma­nesque de Kamou­ras­ka vise à rendre sen­sible le temps d’une vie, en le ren­dant aus­si visible que le sang. C’est là d’ailleurs un des motifs du texte héber­tien qui, contrai­re­ment à la briè­ve­té mala­dive des frag­ments nar­ra­tifs volon­tai­re­ment illo­giques, appelle natu­rel­le­ment un trai­te­ment ciné­ma­to­gra­phique (on pense au motif du sang dans la neige et à l’impact extra nar­ra­tif que cette vision provoque).

Tout en orches­trant une mon­tée dra­ma­tique qui revient chro­no­lo­gi­que­ment sur les prin­ci­paux évé­ne­ments de la vie d’Élisabeth, Jutra se donne pour défi de faire du meurtre d’Antoine Tas­sy un trau­ma­tisme qui ne peut se res­treindre à une seule strate tem­po­relle et qui, par là, va enva­hir tous les sou­ve­nirs de la pro­ta­go­niste. Film témoi­gnant d’une chro­no­lo­gie lar­ge­ment évo­lu­tive, Kamou­ras­ka, comme l’œuvre source, est donc han­té par la répé­ti­tion spec­trale du crime de George Nel­son et d’Élisabeth. Cet évé­ne­ment ne peut d’ailleurs être que fan­tas­mé, puisque Éli­sa­beth, bien qu’elle ait par­ti­ci­pé à son orches­tra­tion, n’était pas pré­sente lors du drame. Dès le début du film, des images sub­li­mi­nales – che­val noir fon­çant à toute allure sur un che­min de neige, char­rette qui tra­verse le loin­tain, lac gelé, sang dans la neige, etc. – appa­raî­tront à l’écran et para­si­te­ront le pré­sent de la nar­ra­tion. Bien que le spec­ta­teur com­prenne assez rapi­de­ment qu’il s’agit de figures qui peuplent l’imaginaire d’Élisabeth bien des années après l’événement, tous ces motifs pos­sèdent éga­le­ment une auto­no­mie esthé­tique et nar­ra­tive. C’est, peut-on avan­cer, l’ambition de Jutra que de don­ner accès à l’univers men­tal et fan­tas­ma­tique de sa pro­ta­go­niste sans pour autant réduire ces images à n’être que des sou­ve­nirs ou des chi­mères. Non sans rap­pe­ler les per­for­mances musi­cales dans Félix Leclerc, trou­ba­dour, les moments plus expé­ri­men­taux d’À tout prendre ou même les vignettes fan­tas­ma­tiques de Wow (1969), ces séquences mul­ti­tem­po­relles et onto­lo­gi­que­ment floues qui rythment Kamou­ras­ka visent à dépas­ser leur sta­tut d’analepse ou de pro­lepse : ce sont, aus­si, des « attrac­tions », au sens qu’André Gau­dreault et Tom Gun­ning donnent à ce terme3. Fas­ci­né par le ciné­ma à trucs d’un Méliès et plus tard d’un Coc­teau, Jutra, moder­ni­sant le pro­ces­sus par l’influence de la Nou­velle Vague et du Nou­veau Roman, a pu ten­ter d’offrir une telle impu­ni­té nar­ra­tive aux sou­ve­nirs du meurtre d’Antoine Tas­sy, qui devient une matrice à géné­rer de l’inventivité ciné­ma­to­gra­phique. Met­tant en valeur de tels moments, la ver­sion longue du film remon­tée par Jutra ira en ce sens. Dans ce film qui, même dans sa der­nière ité­ra­tion, n’ira cepen­dant pas jusqu’au bout de ses audaces, on note ain­si que la dimen­sion sau­vage du temps se maté­ria­lise à tra­vers une série de signes qui visent un double emploi, à la fois nar­ra­tif et attrac­tion­nel. Dans cette optique, le tra­vail du spec­ta­teur est de recons­ti­tuer et recom­po­ser les dif­fé­rentes visions tem­po­relles vécues par Éli­sa­beth lors de sa nuit d’insomnie, tout en appré­ciant l’apparition de ces figures pour elles-mêmes, indé­pen­dam­ment de leur poten­tiel narratif.

Figure 1 Kamou­ras­ka (Claude Jutra, 1973) « La neige… tout ce sang… » 

Or, contrai­re­ment aux ten­ta­tives anté­rieures du réa­li­sa­teur, où les moments d’intériorité s’insèrent natu­rel­le­ment dans la trame nar­ra­tive, Kamou­ras­ka donne l’impression d’en faire à la fois trop et pas assez : trop clas­sique pour être réel­le­ment moderne, trop moderne pour satis­faire aux exi­gences clas­siques. D’une part, la trame nar­ra­tive du film n’est pas com­plè­te­ment effi­cace, d’où l’effet de lon­gueur res­sen­ti par les spec­ta­teurs (peu importe la ver­sion du film). En dépit des dif­fé­rents mon­tages, la pro­gres­sion nar­ra­tive ne répond pas aux attentes du public, pas plus qu’elle n’a répon­du à celles des pro­duc­teurs. D’autre part, les séquences attrac­tion­nelles et volon­tai­re­ment dis­con­ti­nues défen­dues par Jutra n’arrivent pas à témoi­gner de la même har­diesse et de la même inven­ti­vi­té que celles de ses films anté­rieurs. Notons cepen­dant que cette ambi­va­lence et cette hété­ro­gé­néi­té peuvent aus­si être com­prises comme un inté­rêt, voire une force du film. Ten­tant de tra­duire par une dia­lec­tique tem­po­relle la patho­lo­gie affec­tive d’un per­son­nage qui a l’impression d’avoir raté sa vie, Kamou­ras­ka répond bien à l’expression que Fran­çois Truf­faut réser­vait à Mar­nie (Alfred Hit­ch­cock, 1964) : c’est un grand film malade.

Un motif par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif du réper­toire jutra­sien est peau­fi­né dans Kamou­ras­ka : celui du miroir bri­sé, que l’on trou­vait déjà dans la scène d’ouverture d’À tout prendre. C’est par lui que le film ren­verse la nature auto­bio­gra­phique de son pro­pos pour bas­cu­ler dans un uni­vers de fan­tai­sie, tel le miroir de Car­roll. Avant de se pré­pa­rer pour se rendre à la soi­rée où il ne sait pas encore qu’il ren­con­tre­ra Johanne, le per­son­nage de Claude enfile plu­sieurs cos­tumes devant la glace : Pier­rot lunaire, savant fou, cri­mi­nel armé. L’enfance, l’âge adulte et la rébel­lion contre la socié­té. Le der­nier de ces per­son­nages tire un coup de fusil dans le miroir, le fra­cas­sant en mille mor­ceaux qui méta­pho­risent les dif­fé­rents pans de la per­son­na­li­té mul­tiple de Claude. Révé­la­teur de la sub­jec­ti­vi­té, À tout prendre est à l’image de ce miroir bri­sé qui illustre la frag­men­ta­tion d’un uni­vers mimé­tique au pro­fit de la plu­ra­li­té du monde inté­rieur. Cette figure média­tise aus­si la struc­ture rhap­so­dique du film, dont le dérou­le­ment nar­ra­tif, comme sou­vent dans le ciné­ma féé­rique de Jutra, avance à coup d’attractions et de mor­ceaux de bra­voure formels.

Figures 2–3 À tout prendre (Claude Jutra, 1963) 
Figures 4–5 Kamou­ras­ka (Claude Jutra, 1973) 

On retrouve une scène ana­logue dans Kamou­ras­ka, alors qu’Antoine, se réveillant d’un cau­che­mar, encore endor­mi, se fra­casse la tête sur le miroir de sa chambre, sous le regard affo­lé d’Élisabeth. Un filet de sang coule de son front, à l’endroit même où George loge­ra une balle. Le miroir est frac­tu­ré, ren­voyant plu­sieurs images incom­pos­sibles de la réa­li­té. Avec cette figure, le film cris­tal­lise l’essentiel de son pro­pos : dans la glace bri­sée, Éli­sa­beth est un être défor­mé, mul­tiple. Sur­tout, par la cour­bure et l’asymétrie de l’image, elle est don­née à voir comme une figure ter­ri­fiante, alors que, para­doxa­le­ment, c’est elle qui dit avoir peur d’Antoine. Après avoir consta­té la folie d’Antoine, Éli­sa­beth s’éloignera de plus en plus des normes sociales et de son rôle de bonne épouse. Elle devien­dra même une mère dévo­rante, qui ne tue pas pour pro­té­ger ses enfants, mais pour ne plus avoir d’enfants, c’est-à-dire pour se libé­rer de son sta­tut de mère. Le miroir bri­sé est donc un motif tem­po­rel et éthique qui anti­cipe à la fois le chan­ge­ment dans le com­por­te­ment d’Élisabeth et le meurtre à venir d’Antoine. Nous plon­geant au cœur de cette frac­ture, le film explore tous les embran­che­ments de la folie meur­trière et libé­ra­trice du per­son­nage fémi­nin, dont le crime par­fait demeure mal­heu­reu­se­ment irréalisable.

Pour le dire en termes deleu­ziens, qui s’appliquent assez natu­rel­le­ment au film de Jutra, la frag­men­ta­tion du miroir dans le régime du ciné­ma moderne signi­fie géné­ra­le­ment le pas­sage dans le cir­cuit de l’« image-cris­tal », c’est-à-dire dans une coexis­tence du réel et de l’imaginaire. Dans la des­crip­tion que fait le phi­lo­sophe de ce concept, on retrouve le cœur du pro­jet de Jutra avec Kamou­ras­ka, où l’essentiel de la pro­po­si­tion esthé­tique du film vise à pré­sen­ter les hal­lu­ci­na­tions autour du meurtre d’Antoine à la fois comme des visions ima­gi­naires d’Élisabeth et comme des attrac­tions objec­tives pour le spec­ta­teur. Ces dimen­sions par­ti­cipent de la des­crip­tion que fait Deleuze de la notion de « cris­tal » au cinéma :

L’image-cristal, ou la des­crip­tion cris­tal­line, a bien deux faces qui ne se confondent pas. C’est que la confu­sion du réel et de l’imaginaire est une simple erreur de fait, et n’affecte pas leur dis­cer­na­bi­li­té : la confu­sion se fait seule­ment « dans la tête » de quelqu’un. Tan­dis que l’indiscernabilité consti­tue une illu­sion objec­tive ; elle ne sup­prime pas la dis­tinc­tion des deux faces, mais la rend inas­si­gnable, chaque face pre­nant le rôle de l’autre dans une rela­tion qu’il faut qua­li­fier de pré­sup­po­si­tion réci­proque, ou de réver­si­bi­li­té […] L’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, ou du pré­sent et du pas­sé, de l’actuel et du vir­tuel, ne se pro­duit donc nul­le­ment dans la tête ou dans l’esprit, mais est le carac­tère objec­tif de cer­taines images exis­tantes, doubles par nature. Deux ordres de pro­blèmes se posent alors, l’un de struc­ture, l’autre de genèse. (p. 94)

Après la frag­men­ta­tion du miroir, qui révèle tous les cir­cuits de l’image, les bar­rières entre le réel et l’imaginaire tombent, de même que les fron­tières entre les tem­po­ra­li­tés deviennent encore plus poreuses. C’est à ce moment pré­cis du film que l’apparition sau­vage des sou­ve­nirs et des chi­mères met à mal de manière plus sys­té­ma­tique la bonne tenue du récit. L’image-cristal s’inscrit aisé­ment dans la dié­gèse si on l’assimile à l’imaginaire d’Élisabeth, mais, prises en elles-mêmes, ces marottes meur­trières font dérailler la pro­gres­sion logique et émo­tion­nelle du film, puisqu’elles y ajoutent une forme de plas­ti­ci­té. Pour le meilleur et pour le pire, donc, Kamou­ras­ka repose sur cette indis­cer­na­bi­li­té des régimes de véri­tés et des strates de temps : à la fois kaléi­do­scope des sou­ve­nirs d’Élisabeth et scène où Jutra peut exhi­ber son brio démiurgique.

Évi­dem­ment, cette mons­tra­tion du temps comme spec­tacle et attrac­tion crée aus­si un dia­logue avec la poé­tique héber­tienne. Au-delà des ques­tions de fidé­li­té propres à l’adaptation ciné­ma­to­gra­phique d’une œuvre lit­té­raire émi­nem­ment com­plexe – et sans doute inadap­table –, l’intérêt de Kamou­ras­ka est à trou­ver dans cette ren­contre d’affinités esthé­tiques qui concernent la repré­sen­ta­tion du temps et de l’intériorité, sujets qui trans­cendent le média qui les sup­porte. Avec Kamou­ras­ka de Jutra, le roman devient un miroir dans lequel le ciné­ma se regarde, explore ses limites et expé­ri­mente des formes nar­ra­tives nou­velles. Il en va de même avec l’adaptation du Tor­rent par Simon Lavoie.

Le Torrent : les circuits de l’Histoire

Comme la plu­part des récits d’Anne Hébert, « Le Tor­rent » est nar­ré à la pre­mière per­sonne, et son prin­ci­pal sujet est le déploie­ment de l’intériorité. À l’instar de l’insomnie d’Élisabeth, la sur­di­té de Fran­çois est un élé­ment pri­vi­lé­gié pour faire plon­ger le lec­teur dans la sub­jec­ti­vi­té pro­fonde du per­son­nage. Cepen­dant, comme il s’agit d’une nou­velle, soit un récit bref axé sur la révé­la­tion d’une énigme sous la forme d’une chute, la thé­ma­tique de l’intériorité emprunte d’autres sché­mas et d’autres structures.

En effet, comme le pro­posent Félix Guat­ta­ri et Gilles Deleuze, « il y a nou­velle lorsque tout est orga­ni­sé autour de la ques­tion “Qu’est-ce qui s’est pas­sé ? Qu’est-ce qui a bien pu se pas­ser ?” » (p. 235). Dans cette logique, le conte, lui, tourne autour de la ques­tion « qu’est-ce qui va se pas­ser ? », tan­dis que le roman serait le mélange orga­nique de ces ques­tions, avec des ana­lepses et des pro­lepses, comme on a pu le voir avec Kamou­ras­ka. « La nou­velle est fon­da­men­ta­le­ment en rap­port avec un secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à décou­vrir, mais avec la forme du secret qui reste impé­né­trable) » (p. 237), ajoutent les deux phi­lo­sophes. Ces pro­pos ne sont pas sans rap­pe­ler ceux d’Alfred Hit­ch­cock, qui, dans ses entre­tiens avec Fran­çois Truf­faut, asso­cie jus­te­ment la forme du long métrage à celle d’une nou­velle : « A film can­not be com­pa­red to a play or a novel. It is clo­ser to a short sto­ry, which, as a rule, sus­tains one idea that culmi­nates when the action has rea­ched the highest point of the dra­ma­tic curve » (p. 70). Il y a sans doute un rap­pro­che­ment à faire entre l’indépendance de la « forme » du secret par rap­port à son « objet », dont parlent Deleuze et Guat­ta­ri, et le « sus­pense » hit­ch­co­ckien, puisque, dans les deux cas, il s’agit d’un rap­port au temps axé sur la révé­la­tion en elle-même, et non sur la révé­la­tion de quelque chose. C’est le « Mac­Guf­fin », par nature indé­fi­nis­sable, mais autour duquel pour­ra se struc­tu­rer le récit. Il est le dis­po­si­tif qui vient sou­li­gner que le rap­port au temps sera trai­té sur le mode de l’interrogation.

Figures 6–7 Le Tor­rent (Simon Lavoie, 2011) et Sus­pi­cion (Alfred Hit­ch­cock, 1941) 

Il faut d’ailleurs remar­quer que le ciné­ma d’Hitchcock est pré­sent dans l’adaptation de Lavoie, ce qui n’est pas sans sur­prendre. Vers la 126e minute, Ami­ca, la mys­té­rieuse jeune femme qu’a ache­tée Fran­çois, apporte un verre d’eau empoi­son­née au maître de la mai­son afin de le dro­guer, par­tir avec ses quelques objets de valeur et rejoindre son com­plice. Par l’accent mis sur la cou­leur blan­châtre de l’eau, l’insistance sur la mon­tée des marches, l’utilisation des plon­gées, le ralen­ti des mou­ve­ments et la créa­tion de l’ambiance sonore, la mise en scène évoque expli­ci­te­ment la scène du verre de lait poten­tiel­le­ment empoi­son­né dans Sus­pi­cion (1941), à ceci près que les rôles sont inver­sés (c’est l’homme qui est ali­té et la femme qui apporte le breu­vage). Comme on le ver­ra avec le rap­pel tout aus­si lim­pide de cer­taines scènes de l’œuvre de Tar­kovs­ki, Lavoie affiche ici une volon­té d’inscrire son adap­ta­tion non seule­ment dans un contexte qué­bé­cois – celui d’une « Grande Noir­ceur » et d’un contrôle de l’Église sur les indi­vi­dus –, mais aus­si, par ces réfé­rences répé­tées à deux réa­li­sa­teurs ico­niques, dans le contexte trans­his­to­rique de l’histoire du ciné­ma et des formes fil­miques. La recherche mémo­rielle du sou­ve­nir per­son­nel se double ain­si d’une plon­gée dans le temps long de l’histoire col­lec­tive. Ce pro­cé­dé reprend cer­taines idées que l’on trou­vait déjà chez Jutra, mais rem­place la mons­tra­tion attrac­tion­nelle du temps par une plon­gée dans la durée créa­tive d’un art et d’un média. Il ne s’agit plus d’attraction, mais d’intégration nar­ra­tive dans une méta­his­toire, à par­tir de cer­taines figures-clés, que le film tente d’actualiser non moins ardem­ment qu’il tente d’adapter le texte héber­tien. Par la réfé­rence à Hit­ch­cock, Lavoie reven­dique impli­ci­te­ment la dyna­mique du sus­pense ; par celle à Tar­kovs­ki, il tente d’élever le ciné­ma à une réflexion pro­pre­ment méta­phy­sique. Or, mal­gré ces influences, l’essentiel du récit d’origine demeure iden­tique : il s’agit tou­jours d’une quête de réap­pro­pria­tion se déployant de deux manières dif­fé­rentes, selon le point de vue des deux per­son­nages prin­ci­paux de la nouvelle.

D’abord, il y a Clau­dine, la mère tyran­nique, qui uti­lise son fils comme outil pour refaire sa répu­ta­tion et réin­té­grer la socié­té. À la suite d’une série d’événements jamais clai­re­ment iden­ti­fiés dans le texte, Clau­dine, enceinte, a dû quit­ter son vil­lage pour éle­ver seule son fils conçu hors mariage, ce que l’Église ne pou­vait tolé­rer. Pour se ven­ger, elle exige que son fils pour­suive de brillantes études et devienne prêtre, afin de retrou­ver sa digni­té de même qu’une place dans la socié­té. Lavoie pousse encore plus loin le motif de la prê­trise et la sym­bo­lique qui le porte : son film insi­nue que le père de l’enfant est lui-même prêtre. Cette ana­lo­gie sou­ligne le rap­port fêlé au temps dans lequel baigne la quête de réap­pro­pria­tion de Clau­dine : son entre­prise n’est pas syno­nyme d’une véri­table rédemp­tion, mais le pro­duit d’une mau­vaise répé­ti­tion qui ne fait que réité­rer la dépos­ses­sion et le mal-être.

La thé­ma­tique de la mau­vaise répé­ti­tion est ren­for­cée par le choix des comé­diennes. En effet, Lavoie a eu l’idée de confier l’interprétation des rôles de Clau­dine enceinte et d’Amica, la ser­vante et maî­tresse de Fran­çois, à la même comé­dienne (Lau­rence Leboeuf). Le mon­tage alter­né entre les dif­fé­rentes tem­po­ra­li­tés insiste sur l’association Claudine/Amica, au point que, tout à la fin du film, elles se confondent dans un même plan. Au moment de se jeter dans le tor­rent pour s’enlever la vie, Fran­çois, hal­lu­ci­né, croit voir au loin une jeune femme habillée de noir qui tient un enfant dans un lan­dau. Cette scène donne d’abord l’impression d’un champ-contre­champ entre le pas­sé et le pré­sent, comme si Fran­çois, près de quit­ter le monde, assis­tait à la fuite de sa mère après l’annonce de sa gros­sesse illé­gi­time. Tou­te­fois, grâce à un zoom qui nous rap­proche len­te­ment de la femme en noir, on découvre qu’il s’agit de Clau­dine d’âge mûr, inter­pré­tée par Domi­nique Ques­nel. Dans cet ultime plan, Fran­çois retrouve ain­si sa mère morte, alors même qu’il a pris la réso­lu­tion de se sui­ci­der à la suite de la dis­pa­ri­tion d’Amica. De nou­veau, la trans­po­si­tion ciné­ma­to­gra­phique du texte héber­tien tra­vaille l’indiscernabilité, ou à tout le moins l’instabilité, entre les dif­fé­rents régimes de l’image.

Figures 8–9 Le Tor­rent (Simon Lavoie, 2011) et Noto­rious (Alfred Hit­ch­cock, 1946) 

Une autre scène uti­lise un motif hit­ch­co­ckien afin de créer un sus­pense tem­po­rel et un flou onto­lo­gique. Il s’agit de celle où Ami­ca, ayant décou­vert qu’une chambre de la mai­son est per­pé­tuel­le­ment ver­rouillée, est à la recherche des clés pour y entrer et décou­vrir le secret de Fran­çois. La scène effec­tue un va-et-vient entre Clau­dine jeune, aux che­veux blonds, et Ami­ca, aux che­veux noirs, l’une ser­rant son bébé et l’autre son trous­seau de clés. C’est d’ailleurs cet objet qui cause à Fran­çois la perte de son ouïe, celui-ci ayant été bat­tu par sa mère après lui avoir annon­cé qu’il ne devien­drait pas prêtre. Signe à la fois osten­ta­toire et secret, les clés cir­culent ain­si de mains en mains, comme elles voyagent aus­si entre les époques. Plus encore, cette scène est l’occasion pour Lavoie de rap­pe­ler la mémoire de Noto­rious (1946), film dans lequel il est éga­le­ment ques­tion de com­plots, de poi­son et de clé menant vers une chambre secrète. Les gestes d’Amica, qui cache les clés der­rière son dos, évoquent imman­qua­ble­ment ceux d’Ingrid Berg­man, qui tient elle aus­si une clé cachée dans son dos. Par sa contre-plon­gée et son res­ser­re­ment pro­gres­sif sur les mains de la pro­ta­go­niste, la mise en scène de Lavoie reven­dique expli­ci­te­ment son héri­tage hit­ch­co­ckien. Film sur la fêlure du temps, Le Tor­rent trans­cende néan­moins la mau­vaise répé­ti­tion en ouvrant les cir­cuits du sou­ve­nir vers l’horizon trans­per­son­nel de l’histoire du ciné­ma. Ain­si, le film mul­ti­plie la décou­verte de l’Autre en soi : Ami­ca en Clau­dine, Hit­ch­cock chez Hébert, etc. On note aus­si le double hori­zon du dis­po­si­tif : alors que la quête de Clau­dine échoue, car elle n’arrive pas à reprendre contact avec le monde, celle du cinéaste fonc­tionne et est pro­duc­trice de sens. Il y a même une conver­sion. En effet, c’est en res­sas­sant les maux et les secrets de l’histoire qué­bé­coise que l’adaptation du Tor­rent fait adve­nir la nou­veau­té à même le cycle de la mau­vaise répé­ti­tion. Les démons de Clau­dine et son désir de redres­ser son pas­sé débouchent sur une redé­cou­verte enthou­siaste de quelques grandes figures de l’histoire du ciné­ma. Axée sur la repré­sen­ta­tion de l’altérité, l’œuvre d’Hébert devient une matrice pour pen­ser l’ailleurs, la dif­fé­rence et le même.

La quête de Fran­çois répond du même rap­port duel à la tem­po­ra­li­té que celle de sa mère. Elle est peut-être encore plus inté­res­sante, puisque c’est par lui que se foca­lise la nar­ra­tion du film. De plus, elle mobi­lise un tout autre ima­gi­naire ciné­ma­to­gra­phique : si les per­son­nages fémi­nins s’inscrivent dans un ima­gi­naire hit­ch­co­ckien, Fran­çois per­met d’explorer la réfé­rence tar­kovs­kienne et de dou­bler la thé­ma­tique de la culpa­bi­li­té d’une recherche de transcendance.

Après un pro­logue fan­tas­mé qui nous montre une jeune Clau­dine en train de ber­cer son bébé dans une église, le film s’ouvre avec un écran noir sur lequel on peut lire les pre­mières lignes de la nou­velle, sur la dépos­ses­sion du monde que res­sent Fran­çois. Les images sui­vantes nous amènent en pleine lumière et en pleine nature, et mul­ti­plient les gros plans poé­tiques : feuille, goutte d’eau, vent dans les arbres, soleil qui se réfracte dans la len­tille. D’emblée, le film nous offre ce dont seront pri­vés ses deux per­son­nages prin­ci­paux : une connexion avec le monde, sous le signe de l’émerveillement et de l’ordinaire. Dans La Pro­jec­tion du monde, le phi­lo­sophe Stan­ley Cavell insiste avec force sur cette idée, qui gagne une expo­si­tion nou­velle dans le film de Lavoie :

Le ciné­ma prend jus­te­ment notre dis­tance, notre impuis­sance même sur le monde, comme condi­tion de l’apparition natu­relle du monde. Il pro­met la mons­tra­tion du monde en soi. Telle est sa pro­messe de spon­ta­néi­té : que ce qu’il révèle est entiè­re­ment ce qui lui est révé­lé, que rien de ce qui est révé­lé par le monde en sa pré­sence n’est per­du. (p. 164)

Cette impuis­sance du sujet sur le monde est clai­re­ment expri­mée par le per­son­nage de Fran­çois, à la suite de sa perte d’audition.

Dans un pre­mier temps, la sur­di­té est vécue comme une dépos­ses­sion du monde et comme une décon­nexion avec tout ce qui entoure le sujet. Ciné­ma­to­gra­phi­que­ment, cette décon­nexion se tra­duit aisé­ment par le trai­te­ment sonore : une fois le son cou­pé, l’image gagne une étran­ge­té et une arti­fi­cia­li­té nou­velles. Or, cette dépos­ses­sion et cette décon­nexion se ren­versent pro­gres­si­ve­ment en leur contraire, soit en une nou­velle manière de faire un avec le monde. C’est ce que montre d’emblée l’ouverture du film, rare moment de paix dans l’univers de Fran­çois : ayant rom­pu le lien sen­so­ri-moteur du sujet avec le monde, la sur­di­té va para­doxa­le­ment accen­tuer un émer­veille­ment face aux choses ordi­naires de la vie, qui gagnent alors une consis­tance nou­velle. Ce dérè­gle­ment des sens n’est pas sans affec­ter le rap­port au temps qu’entretient le per­son­nage. Pre­nant mal­gré lui ses dis­tances avec les obli­ga­tions de la vie et les tra­cas de la pro­duc­ti­vi­té, le sourd peut expé­ri­men­ter la « pro­messe de spon­ta­néi­té » du monde, comme le sou­ligne Cavell. D’un temps axé vers l’avenir et ses pro­jets, le sujet passe vers un temps essen­tiel­le­ment non pro­duc­tif qui encou­rage plu­tôt l’« appa­ri­tion natu­relle du monde ». Lors de brefs moments, Fran­çois fait l’expérience d’un tel pré­sent déles­té des obli­ga­tions de l’avenir, tan­dis que le spec­ta­teur, lui, est inter­lo­qué par les secrets et les mys­tères res­pon­sables de cet état du per­son­nage. Dans la même scène, se déploient paral­lè­le­ment deux rap­ports au temps. Ce chiasme de la durée semble être le propre de la trans­po­si­tion fil­mique du style hébertien.

Cette ten­sion, entre un pas­sé qui para­site la conscience et un pré­sent qui fait redé­cou­vrir le monde comme enti­té neuve, trouve aus­si son équi­valent dans l’histoire du ciné­ma, maintes fois convo­quée par Lavoie dans son adap­ta­tion. Après la réfé­rence hit­ch­co­ckienne, qui accen­tue le sus­pense propre au genre de la nou­velle, on passe ain­si à un réem­ploi de l’imaginaire tar­kovs­kien afin de mettre en image le désir de recon­nexion avec le monde propre à Fran­çois. L’aspiration reli­gieuse ne se mani­feste pas chez Tar­kovs­ki sous la forme d’une ascen­sion vers le sub­li­mi­nal et le Très-Haut, mais par l’entremise d’un regard imma­nen­tiste cen­tré vers le bas et ancré dans la maté­ria­li­té de la terre. Cette vision du monde se tra­duit la plu­part du temps par de lents tra­vel­lings en contre-plon­gée extrême, qui glissent sur l’espace comme le ferait pré­ci­sé­ment un tor­rent4. La scène la plus célèbre qui témoigne de ce pro­cé­dé se trouve sans doute dans Stal­ker (1979), tan­dis que la camé­ra suit une éten­due d’eau inerte, dans laquelle se trouvent des objets divers, allant d’une mitraillette à un tableau reli­gieux. Si Tar­kovs­ki reprend l’image du temps comme cours d’eau, c’est pour mieux lui rendre sa maté­ria­li­té et sa den­si­té. Le cours du temps ne va pas de soi. Il est rem­pli d’éléments étran­gers qui l’habitent comme autant de corps autres.

Dans Le Tor­rent, Lavoie repro­duit ce tra­vel­ling de Stal­ker. Après la mort de sa mère, tuée par un nou­veau che­val qu’elle n’est pas arri­vée à domp­ter, Fran­çois jette dans le ruis­seau près de sa mai­son tous les effets reli­gieux qui s’y trou­vaient, mau­dis­sant ain­si le sort que lui réser­vait la grande Clau­dine. Cet acte ico­no­claste visant à faire table rase du pas­sé est cepen­dant contre­dit par la fin du tra­vel­ling, qui, sui­vant le cours d’eau, nous amène jusqu’à Fran­çois enfant, c’est-à-dire à ce pas­sé même dont le per­son­nage tente de se débar­ras­ser. Mais, au-delà de cette morale qui insiste sur la dif­fi­cul­té de se défaire de son héri­tage, ce que le tra­vel­ling sou­ligne, c’est d’abord la beau­té intrin­sèque de la nature. La lour­deur du pas­sé est ain­si contre­ba­lan­cée par l’émerveillement ordi­naire de l’image ciné­ma­to­gra­phique dans toute sa spon­ta­néi­té. Lavoie emprunte d’autres scènes arché­ty­pales du réper­toire tar­kovs­kien : le che­val se rou­lant dans la terre comme dans Andreï Rou­blev (1966), la lévi­ta­tion du per­son­nage au-des­sus de son lit comme dans Le Miroir (1975), le per­son­nage qui tra­verse les hautes herbes comme dans Sola­ris (1972). Dans toutes ces variantes, c’est tou­jours en fil­mant le bas et le fami­lier que Lavoie retrouve une croyance dans le monde et une manière de l’habiter, de même qu’il ren­verse par là le mal-être du sus­pense et de la culpa­bi­li­té. Par ce réem­ploi du réper­toire tar­kovs­kien, Lavoie revi­site l’œuvre d’Hébert en lui annexant la pos­si­bi­li­té d’une rédemp­tion, dont l’œuvre ori­gi­nale était privée.

Figures 10–11 Le Tor­rent (Simon Lavoie, 2011) et Stal­ker (Andreï Tar­kovs­ki, 1979) 
Figures 12–13 Le Tor­rent (Simon Lavoie, 2011) et Sola­ris (Andreï Tar­kovs­ki, 1972) 
Figures 14–15 Le Tor­rent (Simon Lavoie, 2011) et Andreï Rou­blev (Andreï Tar­kovs­ki, 1972) 
Figures 16–17 Le Tor­rent (Simon Lavoie, 2011) et Le Miroir (Andreï Tar­kovs­ki, 1975) 

Ain­si, le trai­te­ment tem­po­rel propre à la nou­velle tend à s’estomper au pro­fit d’un sen­ti­ment méta­phy­sique sur la place de l’humain dans la nature. Du sus­pense mala­dif et de la mau­vaise répé­ti­tion du secret, le film débouche sur un temps ouvert où l’actualisation de cer­tains motifs propres à l’histoire du ciné­ma per­met d’ajouter une pro­fon­deur tem­po­relle à la Grande Noir­ceur dépeinte par Hébert. Tout en adap­tant une nou­velle qui décrit un contexte pré­cis de l’imaginaire qué­bé­cois, Lavoie par­vient à faire le saut dans un pan d’une his­toire qui le dépasse : celle du ciné­ma et de la mémoire des images. Cette tech­nique a pour résul­tat d’effacer les fron­tières entre l’ici et l’ailleurs, entre l’autre et le moi, le sou­ve­nir et le deve­nir. À tra­vers une repré­sen­ta­tion de l’héritage chré­tien de la faute, Le Tor­rent se pré­sente d’abord comme un film sur le secret et sur l’impossibilité de se défaire du secret. Tou­te­fois, le film nous dit éga­le­ment que le secret et le temps qui le porte res­te­ront irré­duc­tibles à toute sym­bo­lique trop évi­dente. Avec son ouver­ture sur la longue durée des images fil­miques, Lavoie trans­forme le « sale petit secret » d’une famille et d’un ter­ri­toire en émer­veille­ment devant l’atemporalité de l’ordinaire.

Habiter le temps, rejouer l’héritage

Pour Lavoie, faire un film d’époque revient à réflé­chir au ciné­ma comme un vec­teur tem­po­rel, c’est-à-dire de se ques­tion­ner à la fois sur la manière par laquelle un film peut rendre sen­sible le temps ain­si que sur la logique tem­po­relle propre à la ciné­phi­lie et à l’histoire des images ani­mées. Pour Clau­dine et Fran­çois, de même que pour Éli­sa­beth, le temps et l’héritage sont essen­tiel­le­ment des expé­riences dou­lou­reuses ou frus­trées, alors que pour l’œuvre elle-même et pour le spec­ta­teur, le sen­ti­ment est oppo­sé. Là où les per­son­nages sont vic­times d’un temps sans deve­nir qui ne fait que tour­ner sur lui-même, le cinéaste tente de retrou­ver un rap­port posi­tif à l’héritage, qui passe par une réap­pro­pria­tion de figures arché­ty­pales de l’histoire du cinéma.

« Dans Kamou­ras­ka, Antoine Tas­sy, à l’inverse du Christ qui res­sus­cite, […] peut mou­rir sans cesse, depuis le début du film, où son sang tache déjà l’immense éten­due blanche de la neige […], en pas­sant par l’impossibilité de le tuer vrai­ment qu’expérimente Auré­lie Caron, jusqu’à la mort finale du sei­gneur de Kamou­ras­ka, qui n’est qu’une mort média­ti­sée par le récit du doc­teur Nel­son et qui se répète donc inlas­sa­ble­ment en images dans l’imaginaire d’Élisabeth » (p. 153), écrit fort jus­te­ment Étienne Beau­lieu dans son essai Sang et lumière. Si Lavoie s’intéresse à une sorte de « mémoire-monde », Jutra entre­tient un rap­port plus ambi­gu à la thé­ma­tique de l’intériorité. Son film ne dia­logue pas aus­si osten­si­ble­ment avec une his­toire autre, mais, par la répé­ti­tion non moins ver­ti­gi­neuse que mala­dive des mêmes attrac­tions audio­vi­suelles, il met en valeur la dimen­sion spec­ta­to­rielle d’un art dont il res­pecte les codes nar­ra­tifs sans pour autant se pri­ver du plai­sir de bri­co­ler des scènes, des trucs et des effets qui jouissent d’une forme cer­taine d’autonomie.

En somme, là où Lavoie a réa­li­sé une œuvre didac­tique qui affronte les stig­mates du pas­sé qué­bé­cois à la lumière de l’héritage ciné­phi­lique, Jutra pro­pose une réflexion sur la facul­té ima­geante du média ciné­ma­to­gra­phique. Dans un cas comme dans l’autre, la poé­sie de l’œuvre héber­tienne force le ciné­ma à se réin­ven­ter, par l’examen de sa facul­té à repré­sen­ter le temps, l’histoire et le devenir.


Notes

  1. Impos­sible de ne pas sou­li­gner ici le tra­vail impo­sant de Daniel Mar­cheix (2005).
  2. Dans un roman, l’auteur peut seule­ment écrire « arbre » et l’imagination du lec­teur fera le reste, alors qu’au ciné­ma il faut mon­trer un arbre pré­cis à par­tir d’un point de vue pré­cis, au détri­ment de tous les autres arbres et de tous les autres points de vue. C’est pour cette rai­son que, par nature, le ciné­ma ne peut pré­tendre au même degré de géné­ra­li­té et d’abstraction que la fic­tion lit­té­raire.
  3. Voir entre autres leur article « Le Ciné­ma des pre­miers temps : un défi à l’histoire du ciné­ma ? » dans Jacques Aumont, André Gau­dreault et Michel Marie (1989).
  4. Sur le style tar­kovs­kien, voir Sla­voj Žižek (2005).

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Notice biographique

Tho­mas Car­rier-Lafleur est cher­cheur post­doc­to­ral et char­gé de cours à l’Université de Mont­réal, ain­si que coor­don­na­teur de la recherche au Labo­ra­toire Ciné­Mé­dias. En 2019, il a publié l’essai Il s’est écar­té. Enquête sur la mort de Fran­çois Para­dis (Nota bene ; avec David Bélan­ger). Il est aus­si l’auteur de L’oeil ciné­ma­to­gra­phique de Proust (Clas­siques Gar­nier, 2016) et de Une phi­lo­so­phie du « temps à l’état pur ». L’autofiction chez Proust et Jutra (Vrin/ Presses de l’Université Laval, 2010). Ses recherches portent sur la lit­té­ra­ture fran­çaise et qué­bé­coise, le ciné­ma qué­bé­cois et l’archéologie des médias.